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Réflexions sur une approche « moderne » de l’interposition de personne

Droit & Patrimoine | Homepage | publié le : 02.12.2020 | Quentin Guiguet-Schielé, Maître de conférences à l’Université Toulouse-I Capitole

La précédente contribution a démontré l’inadéquation de la conception traditionnelle de l’interposition de personne à l’hypothèse soumise à notre étude. Lorsqu’une société intervient pour que soit réalisée une donation entre deux personnes dont l’une est un associé, il n’y a nullement « interposition » au sens classique bien connu du droit des libéralités. Cela ne signifie pas forcément que le terme « interposition » doive être rejeté, mais il apparaît nécessaire de le repenser. Il n’est en effet pas impossible de postuler l’existence d’une approche différente de l’interposition que, faute de mieux, nous qualifierons pour l’heure de « moderne » pour la simple raison qu’elle est apparue postérieurement à une autre conception, que l’on désignera comme « classique ».

La différence la plus évidente entre l’interposition « moderne » et l’interposition « classique » tient à la licéité du procédé. Contrairement à l’approche classique, l’interposition moderne ne constitue pas une opération illicite en ce sens qu’elle n’a pas pour but de contourner une interdiction ou de méconnaître une condition de validité. Elle permet au contraire de donner forme à un acte de donation indirecte. Les conséquences de la révélation de l’interposition moderne sont ainsi fort différentes de celles qui sont attachées à l’interposition classique. La preuve d’une interposition classique conduit à la nullité de l’opération, assortie le cas échéant de dommages et intérêts. À l’inverse, prouver que les parties ont eu recours à une interposition moderne préserve l’acte de la nullité, dans la mesure où la donation trouve alors dans l’interposition la forme indirecte nécessaire à sa validité, conformément à l’interprétation prétorienne de l’article 931 du Code civil. Si elle est révélée, l’interposition moderne aboutit à une requalification de l’acte, qui se trouvera dès lors soumis au régime juridique correspondant à la catégorie à laquelle il se trouve rattaché.

Au-delà de cette différence essentielle, c’est le mécanisme de l’interposition lui-même qui se présente sous un jour nouveau dans l’approche moderne. L’hypothèse est celle dans laquelle une personne A interagit avec une société B au sein de laquelle une personne C est associée. Dans la majorité des cas rencontrés en jurisprudence, A est à l’origine d’un acte juridique qui enrichit la société B, ce qui pose la question de savoir s’il n’avait pas, en réalité, l’intention de privilégier C. Cela étant, l’interposition peut, en théorie, tout aussi bien être réalisée en sens inverse, c’est-à-dire dans une situation où C cherche à avantager A. Dans cette configuration, la société B est à l’initiative d’un acte juridique qui l’appauvrit au bénéfice de A et qui a aussi pour effet d’appauvrir l’associé C.

Dans ces hypothèses, la société n’est pas simplement instrumentalisée. Puisqu’elle exprime une volonté, elle doit être considérée comme une personne participant pleinement à la complexe opération qui est à l’œuvre (1). Se pose dès lors la question du rôle qu’elle endosse : la société est-elle donateur, donataire, ou simple intermédiaire ? La réponse est loin d’être évidente. Elle est notamment compliquée par l’imprécision de la conception ici retenue de l’interposition que cette étude propose de clarifier.

L’approche moderne de l’interposition de personne révèle en premier lieu un mécanisme original dont les rouages peuvent théoriquement être schématisés (I). Cette complexité se traduit en pratique par des difficultés probatoires : la preuve de l’interposition moderne s’avère fort délicate (II).

I – UN MÉCANISME ORIGINAL

L’originalité de la perception « moderne » de l’interposition de personne tient au fait qu’un même acte produit deux effets : une altération directe du patrimoine de la société (A) et une altération indirecte du patrimoine de l’associé (B).

A – L’ALTÉRATION DIRECTE DU PATRIMOINE DE LA SOCIÉTÉ

Lorsqu’une société est instrumentalisée pour réaliser une donation indirecte et que l’un des associés au moins est partie prenante à l’opération, le dispositif repose essentiellement sur l’altération directe du patrimoine de la société. L’hypothèse la plus courante, et la seule que la jurisprudence ait vraiment eu l’occasion d’appréhender, est celle d’un enrichissement direct de la société. Une personne A réalise un acte qui a pour effet d’enrichir la société B dans le but d’enrichir l’associé C. Cet acte peut consister en un paiement des dettes sociales, en une renonciation à un droit, ou encore en une vente à prix minoré (2). Rien n’empêche de concevoir une situation inverse, dans laquelle l’associé C serait désireux de réaliser une libéralité au profit de A par l’intermédiaire de la société B. Dans cette hypothèse, la société s’appauvrirait directement au profit de A, ce qui aurait pour double conséquence d’enrichir A et d’appauvrir C.

Le mécanisme peut être employé dans diverses situations : soit un tiers veut donner à un associé ; soit un associé veut donner à un autre associé ; soit un associé veut donner à un tiers. Quoi qu’il en soit, l’altération du patrimoine de la société est bien réelle. Cette conception moderne de l’interposition exclut donc par principe tous les cas dans lesquels le transfert ne se réalise pas au moyen d’une altération du patrimoine de la société. Il n’y a interposition qu’à la condition nécessaire – mais sans doute insuffisante – que la société elle-même s’enrichisse ou s’appauvrisse, ce qui n’est pas le cas lorsque l’opération porte uniquement sur les titres ou les droits d’associé (3). Dans ces hypothèses, la donation se réalise par le jeu de mécanismes sociétaires, mais nullement par le truchement de la société elle-même. L’interposition doit de même être distinguée des situations bien connues dans lesquelles l’avantage consenti ne peut, faute d’objet, constituer une libéralité. Tel est le cas de la modification de la répartition des dividendes entre l’usufruitier et le nu-propriétaire qui intervient avant la décision de répartition des bénéfices, qui elle seule crée juridiquement le dividende (4).

Puisque l’enrichissement ou l’appauvrissement de la société est effectif et non simulé, l’interposition peut sans mal être classée au rang des interpositions dites « réelles », dans lesquelles l’interposé (ici la société B) est véritablement titulaire d’un droit, propriétaire d’un bien ou cocontractant (5). La société interposée ne fait nullement semblant d’avoir bénéficié ou d’avoir subi un transfert de valeur : l’apparence n’est pas trompeuse. L’interposition est réelle, car l’interposé reçoit effectivement quelque chose. Cela ne suffit cependant pas à singulariser l’interposition « moderne ». En effet, l’interposition classique peut aussi bien être fictive que réelle. Elle est fictive lorsque l’interposé fait semblant d’avoir reçu l’avantage en vertu d’un acte juridique mais n’en a en réalité jamais bénéficié : l’acte apparent entre A et B dissimule la contre-lettre entre A et C. L’interposition classique peut également se rattacher à la catégorie des interpositions réelles lorsque l’opération se réalise en deux temps : l’interposé B est d’abord gratifié par le maître de l’affaire A, puis rétrocède l’avantage au bénéficiaire final C. Dans ce dernier cas, l’acte liant A et B n’est pas fictif. Il n’y a pas tant simulation du premier acte que dissimulation du second : l’interposition est dite « réelle » (6).

La qualification « réelle » ne suffit pas à distinguer l’interposition moderne de l’interposition classique. La singularité de la conception moderne tient plutôt au fait que l’altération du patrimoine de l’interposé n’est pas temporaire. Contrairement à l’approche classique de l’interposition, la société ne procède nullement à une rétrocession de l’avantage ainsi perçu (7). Elle le conserve, de sorte que l’altération du patrimoine de l’interposé est non seulement directe mais aussi durable (8). Elle suffit d’ailleurs à réaliser matériellement l’enrichissement du bénéficiaire C, sans qu’aucune action supplémentaire ne soit nécessaire pour compléter le dispositif. Ainsi serait-il plus juste de dire que l’interposition « moderne » est une interposition réelle avec enrichissement ou appauvrissement réel.

La société interposée peut donc avoir elle-même un intérêt à l’opération, du moins lorsqu’elle s’enrichit. Dans l’approche classique, en revanche, l’interposé B ne tire aucun bénéfice de l’opération : sitôt gratifié par le donateur A, il doit rétrocéder l’émolument au véritable donataire C. Les auteurs ont remarqué avec pertinence la différence fondamentale entre ces deux situations et en tirent argument pour dénoncer une utilisation abusive du terme « interposition ». Puisque la société demeure propriétaire des valeurs qui lui ont été transférées, « il ne s’agit alors nullement d’une interposition de personne au sens traditionnellement retenu » (9). Le recours à la notion d’« interposition » apparaît dès lors comme une source de confusion plus que de clarté (10).

La distinction entre l’approche classique et l’approche moderne de l’interposition ne réside donc pas dans la qualité physique ou morale de la personne interposée. Certes, les textes régissant l’interposition classique évoquent très souvent l’interposé personne physique. Quant à l’interposition moderne, elle n’a pu être envisagée par la jurisprudence que parce qu’il était question de personnes morales. Cependant, rien n’empêche une société de participer à une interposition classique. Il lui suffit pour cela de rétrocéder l’avantage ainsi perçu entre les mains du bénéficiaire C, donc de s’appauvrir à son tour. D’ailleurs, l’article 911 du Code civil, n’exclut pas les personnes morale de l’interposition classique : « Toute libéralité au profit d’une personne physique ou d’une personne morale, frappée d’une incapacité de recevoir à titre gratuit, est nulle, qu’elle soit déguisée sous la forme d’un contrat onéreux ou faite sous le nom de personnes interposées, physiques ou morales ». Le texte ne précise pas si l’interposition de la personne morale nécessite ou non qu’elle s’appauvrisse à son tour au bénéfice de la personne frappée d’une incapacité. « Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus » : la société peut tout aussi bien être partie à une interposition classique (avec rétrocession) qu’à une interposition moderne (sans rétrocession) (11). L’article 911 du Code civil nous apprend également que l’interposition moderne n’est pas nécessairement licite ; ce texte prévoit en effet la nullité de la donation ainsi réalisée.

Cette altération directe, réelle et durable du patrimoine de la société est la source des principales difficultés de qualification. En effet, une même altération patrimoniale directe, réelle et durable se constate lorsque la donation est faite au profit de la société et non de l’associé. La distinction entre la donation « à » la société et la donation « par » la société s’avère ainsi particulièrement délicate. Le critère ne peut être purement matériel et sans doute doit-il plutôt être recherché dans la dimension intentionnelle de l’acte, ce qui ne simplifie pas les choses lorsque l’altération patrimoniale consiste en un enrichissement de la société. Comment savoir en effet si le disposant A était animé d’une intention libérale envers la société B ou envers l’associé C, ou encore s’il n’était pas animé d’une double intention libérale ? La difficulté se présente différemment lorsque l’altération patrimoniale consiste en un appauvrissement de la société : il convient alors de se demander qui, de la société B ou de l’associé C, était animé d’une intention libérale au profit du bénéficiaire A. Cela pose la délicate question de l’intention de la personne morale et des limites de l’anthropomorphisme.

La difficulté tient également à la caractérisation de l’acte réalisant la donation indirecte. En effet, l’enrichissement direct de la société peut procéder d’un acte qui présente en lui-même toutes les caractéristiques de la donation indirecte, c’est-à-dire un acte support, souvent neutre car ne trahissant pas sa cause, réalisant un transfert de valeur actuel et irrévocable au profit de la société : renonciation, paiement, vente à prix modique, etc. Il faut alors bien distinguer l’acte de donation indirecte à la société et l’enrichissement indirect des associés qui en résulte. Cette difficulté explique les divergences de vues entre ceux qui invitent à distinguer soigneusement l’interposition de personne de la donation indirecte (12) et ceux qui, au contraire, estiment que c’est l’interposition qui confère à la donation son caractère indirect (13).

La Cour de cassation n’a pour sa part jamais précisé ce qui conférait à l’acte son caractère indirect. Non seulement l’enrichissement de la société procède d’un acte pouvant s’apparenter à une donation indirecte, mais de plus l’enrichissement de l’associé résulte lui-même d’une altération indirecte de son patrimoine.

B – L’ALTÉRATION INDIRECTE DU PATRIMOINE DE L’ASSOCIÉ

Le recours à une société pour réaliser une donation indirecte au profit des associés n’est possible qu’en raison du lien structurel, propre à la technique sociétaire, qui unit la personne morale et la personne physique. La qualité d’associé confère le plus souvent à l’associé une part du capital social représenté sous forme de titres. La valeur de ces titres, qui sont des objets de propriété à part entière, dépend en grande partie de la bonne ou mauvaise fortune de la société. Ce lien structurel n’élude cependant pas l’autonomie personnelle : la société est une personne distincte des associés, de sorte que chacun dispose d’un patrimoine propre. Dès lors, appauvrir la société conduit à appauvrir les associés, et inversement, enrichir la société aboutit à enrichir les associés. C’est ce lien spécifique qui est exploité dans la stratégie de transmission que nous cherchons à comprendre.

Puisque l’altération directe du patrimoine de la société produit une altération indirecte de celui de l’associé, il est tentant de ne voir dans la société qu’une personne interposée et de considérer que l’opération n’est somme toute qu’une donation entre personnes physiques. Pour autant, la technique sociétaire conserve ses spécificités, même lorsqu’elle est ainsi instrumentalisée, et cela représente un obstacle à la requalification de l’acte. Si l’opération est instinctivement rapprochée d’une donation indirecte, c’est parce qu’il n’existe aucun transfert de valeur du patrimoine du disposant A vers le patrimoine du donataire C. Contrairement à l’interposition classique, l’interposition moderne laisse inchangée la « composition » du patrimoine : lorsque la société B s’enrichit au détriment du disposant A, l’associé C ne se trouve pas propriétaire de nouveaux biens ni même titulaire de nouveaux droits. De même, lorsque la société B s’appauvrit au bénéfice de A, l’associé C n’a pas perdu ses titres. Dans les deux hypothèses, seule la valeur des titres de l’associé varie. Dès lors, il ne s’enrichit pas en acquérant de nouveaux biens et ne s’appauvrit pas en se délestant de certains biens : il n’est pas partie à un « transfert de valeur ».

La singularité de cette situation explique les nombreux obstacles à la requalification de l’opération. Le droit des sociétés est régi par une règle simple : la société n’est pas, par principe, une personne interposée entre les tiers et les associés. Elle est une personne juridique à part entière et dispose à ce titre d’une autonomie. Les conséquences des actes juridiques qu’elle passe avec les tiers sur la valeur des titres des associés ne permettent pas de considérer ces derniers comme parties à l’opération. Le droit des sociétés n’est donc nullement disposé à requalifier l’enrichissement ou l’appauvrissement de la société B en un acte juridique auquel son associé C serait partie. Il est même bâti sur l’idée inverse. C’est davantage le droit patrimonial de la famille, plus exactement le droit du traitement successoral des libéralités, qui invite à une lecture différente de la situation. Les intérêts protégés par le droit des successions, c’est-à-dire les droits reconnus aux héritiers, sont clairement menacés par cette méthode sociétaire qui permet de transmettre davantage à certains successibles qu’à d’autres, au risque de dépasser la quotité disponible. C’est ainsi l’efficacité du droit successoral des libéralités qui est altérée.

Le droit des libéralités n’est pourtant pas, de prime abord, conçu pour reconnaître une donation entre l’associé et le contractant de la société. Il existe aussi, dans cette matière, des obstacles à la reconnaissance d’une donation indirecte par interposition de société. L’article 893 du Code civil définit les libéralités comme des actes de disposition (14), reposant dans l’abandon d’un bien ou d’un droit : les libéralités se conçoivent donc traditionnellement comme un « transfert » de richesses entre le disposant et le bénéficiaire. Ce transfert réalise tout à la fois l’appauvrissement du disposant et l’enrichissement corrélatif du bénéficiaire. Le droit des libéralités s’est ainsi bâti, et se conçoit encore largement, d’après ce modèle simple : l’un gagne ce que l’autre perd. La donation indirecte par interposition de société ne devrait donc a priori pas être admise en droit des libéralités, faute de transfert entre le disposant A et l’associé C.

Cependant, le constat d’un appauvrissement et d’un enrichissement corrélatif invite à dépasser la perception classique et à proposer une lecture plus ouverte des textes. Une exégèse attentive révèle que ni l’article 893 du Code civil, qui définit les libéralités, ni l’article 894 du même code (15), qui définit la donation, n’exigent que le bénéficiaire « fasse entrer » dans son patrimoine un bien ou un droit nouveau. Il est simplement exigé qu’il s’enrichisse. Il est également exigé que le disposant « fasse sortir » de son patrimoine un bien ou un droit, c’est-à-dire qu’il s’appauvrisse en se dépouillant. Pour admettre une donation indirecte par interposition de société, il faut donc nécessairement accepter qu’un donataire puisse s’enrichir autrement qu’en « faisant entrer » de nouveaux biens dans son patrimoine, notamment par la simple augmentation de la valeur de ses biens.

Il est également nécessaire d’admettre que l’objet de l’appauvrissement de l’un ne soit pas identique à l’objet de l’enrichissement de l’autre. En effet, le disposant A s’appauvrit d’un bien ou de liquidités tandis que l’associé bénéficiaire C s’enrichit via un accroissement de la valeur de ses titres. A ne n’est pas dépouillé des titres et C ne s’est pas enrichi du bien ou des liquidités dont A s’est délesté. Il en va de même dans l’hypothèse inverse d’un appauvrissement de la société B au profit de A. Le bénéficiaire, qui est alors A, ne s’est pas enrichi de ce que l’associé C a perdu mais de ce que la société B lui a transféré. Cette différence d’objet n’est pas un obstacle insurmontable à la reconnaissance d’une donation entre A et C. Il est acquis par exemple qu’un contrat d’assurance-vie puisse, sous certaines conditions, être requalifié en libéralité malgré la différence entre l’objet de l’appauvrissement du souscripteur (les primes) et l’objet de l’enrichissement du bénéficiaire (la garantie).

En revanche, la nécessité imposée par les articles 893 et 894 du Code civil d’un dépouillement du disposant risque de compliquer la reconnaissance d’une donation par interposition de société. Il ne suffit pas, en effet, que le disposant s’appauvrisse : il doit se dépouiller de ses biens, en « disposer ». Ces termes laissent entendre que des biens doivent « sortir » de son patrimoine pour que se réalise la libéralité. Tel est certes le cas lorsque la donation est réalisée par enrichissement de la société : le disposant A se dépouille en vendant à la société un bien à prix modique, en payant ses dettes, ou encore en renonçant à obtenir restitution des biens dont il lui a confié la gestion. Cependant, l’hypothèse inverse d’une donation réalisée par appauvrissement de la société pose davantage de difficultés. Dans cette configuration, l’associé C ne se dépouille pas puisqu’il ne cède pas ses titres. Il se contente de consentir à une diminution de leur valeur ; seule la société se dépouille. Pour admettre qu’un appauvrissement de la société au profit d’un tiers soit en réalité une donation consentie par l’associé, il faudrait donc réaliser une interprétation très audacieuse des articles 893 et 894 du Code civil et admettre que la « sortie » du patrimoine qu’ils exigent puisse être une simple diminution de la valeur des biens et droits du disposant.

On le voit, la nouvelle conception de l’interposition de personne bouscule les certitudes du droit des sociétés et les habitudes du droit des libéralités. D’autres difficultés, tenant au régime juridique des libéralités, doivent être envisagées. Elles sont liées à la différence d’objet entre l’appauvrissement et l’enrichissement ainsi qu’à l’absence de transfert entre A et C. Par exemple, quelle valeur faut-il retenir au titre des opérations de liquidation de la succession ? L’appauvrissement du disposant ou l’enrichissement du bénéficiaire ? Une distinction devra sans doute être opérée entre rapport et réduction. On sait en effet que les opérations de réduction visent à corriger un appauvrissement excessif du disposant alors que les opérations de rapport ont vocation à diminuer l’enrichissement excessif du donataire. Cette différence d’approche est sans conséquence lorsque l’enrichissement et l’appauvrissement portent sur le même objet et sont de même valeur. Elle devient fondamentale dans le cas d’une donation indirecte par interposition de société.

Dans le cadre des opérations de réduction, pour chiffrer la valeur à réunir à la masse de calcul de la quotité disponible, il conviendra de déterminer l’appauvrissement du disposant. Or cet appauvrissement se calculera différemment selon que le disposant est un tiers A ou l’associé C, c’est-à-dire selon que la société B a été appauvrie ou enrichie. Lorsque la société B aura été enrichie par le disposant A, il ne suffira pas toujours d’évaluer, au jour du décès, le bien dont A s’est dépouillé. Si A est lui-même associé, une partie de son appauvrissement sera atténuée par l’augmentation de la valeur de ses titres.

Lorsque la société B aura été appauvrie pour permettre à l’associé C de réaliser une donation au profit de A, il faudra chiffrer la perte de valeur des titres au jour de l’ouverture de la succession. Cela impliquera de déterminer la valeur réelle des titres au jour du décès et de soustraire ce montant de la valeur qu’auraient eue les mêmes titres, à la même date, si la société B ne s’était pas appauvrie.

Dans le cadre des opérations de rapport, pour chiffrer la valeur à réunir à la masse partageable, il conviendra au contraire de déterminer l’enrichissement du bénéficiaire, ce qui nécessitera d’appliquer une méthode de calcul différente selon que ce bénéficiaire est l’associé C ou un tiers A, donc selon que la société B s’est enrichie ou appauvrie. Lorsque la société B aura été appauvrie au bénéfice d’un tiers A, le montant soumis au rapport correspondra au bien ainsi acquis, selon sa valeur au jour du partage et son état au jour de l’acquisition. Cela dit, si A est lui-même un associé de la société B, il conviendra de tenir compte, pour mesurer son enrichissement réel, de la diminution de la valeur de ses titres, consécutive à l’appauvrissement de la société.

L’estimation de l’enrichissement sera plus complexe dans la situation inverse où la société aura été enrichie. En théorie, il conviendrait alors d’évaluer l’enrichissement de l’associé C en estimant la valeur réelle de ses parts au jour du partage et d’y soustraire la valeur fictive qu’auraient eue ces mêmes parts à la même date si la société B ne s’était pas enrichie (16). Cela étant, cette approche purement mathématique aboutira souvent à un résultat très approximatif. Pour bien faire, il faudrait en outre mesurer l’impact exact de l’enrichissement de la société B sur la modification de l’activité sociétaire, et plus généralement de prendre en compte l’ensemble des conséquences concrètes de l’enrichissement de la société, ce qui est loin d’être évident.

Ces quelques réflexions ne sauraient résumer toutes les difficultés qui peuvent être rencontrées dans l’application du régime juridique des libéralités à une donation réalisée par une interposition « moderne ». Elles méritent une étude approfondie (17). On perçoit néanmoins assez aisément l’ampleur des interrogations que suscite, en pratique, le recours à une société pour réaliser une donation indirecte. Au premier rang de ces questions délicates se trouve la preuve de l’interposition de personne.

II – UNE PREUVE DÉLICATE

Les critères de l’interposition moderne n’étant pas clairement déterminés, une première interrogation porte sur l’objet de la preuve : qu’est-il ou non utile de prouver pour démontrer l’interposition de personne (A) ? Il serait sans doute judicieux d’énoncer des présomptions de droit afin de surmonter ces difficultés (B).

A – LA DIFFICULTÉ À CERNER L’OBJET DE LA PREUVE

Extérieurement, l’opération ne se présente nullement comme une donation. D’ailleurs, si l’acte d’enrichissement ou d’appauvrissement de la société trahissait sa nature libérale, il s’exposerait à la nullité pour non-respect des exigences de forme, conformément à l’article 931 du Code civil. Il appartient donc à celui qui prétend voir s’appliquer, en l’espèce, le régime juridique des libéralités, de démontrer que l’opération est en réalité une donation entre le tiers A et l’associé C. En pratique, la principale difficulté tient à la détermination de l’objet de la preuve.

Cet embarras est à l’heure actuelle surmonté grâce à l’imprécision de la Cour de cassation quant aux critères de l’interposition moderne et à la liberté laissée aux juges du fond dans l’appréciation des éléments de preuve (18). Cela n’est pas sans rappeler le régime probatoire de l’intention libérale. La Cour de cassation a toujours refusé de définir cette notion et donc de choisir entre l’approche objective et l’approche subjective (19). Elle se contente de contrôler que les juges du fond, souverains en la matière, ont suffisamment motivé leur décision, ne se sont pas contredits, et ont répondu à toutes les conclusions déposées devant eux.

Dans ce contexte, il n’est pas aisé de savoir si l’intention libérale permet de prouver l’interposition de personne ou si, à l’inverse, c’est la preuve de l’interposition qui permet de démontrer l’intention libérale. Peut-être la preuve de l’interposition de société n’est-elle qu’une étape, nécessaire mais insuffisante, de la requalification de l’acte en donation indirecte ? Peut-être au contraire l’interposition se déduit-elle de la preuve de la donation ? Toujours est-il que l’interposition constitue un rouage essentiel du mécanisme translatif à titre gratuit, de sorte que même si sa détermination n’était pas exigée, elle serait toujours utile au succès de la prétention du demandeur. En d’autres termes, celui qui peinerait à prouver la réunion des critères catégoriques de la donation indirecte pourrait aisément s’appuyer sur la preuve de l’interposition de personne.

Faute de critères juridiques précis, les juges du fond ont recours à la méthode du faisceau d’indices concordants. Ainsi les quelques pistes de qualification qui se déduisent des arrêts ayant admis qu’une société soit une personne interposée sont-elles davantage des indices que des critères de qualification. La composition de la société est utilisée comme indice d’une interposition mais n’est pas véritablement un critère (20). Cette souplesse probatoire aide assurément à supporter le fardeau de la preuve mais ne dit rien de son objet exact. Les caractéristiques de l’approche moderne de l’interposition de personne permettent de préciser cet objet. Ils renseignent notamment sur ce qu’il est inutile ou non de prouver. Par exemple, il a été expliqué que l’interposition moderne est décorrélée de l’idée de simulation. En enrichissant ou en appauvrissant la société B pour parvenir à leurs fins, A et C ne cherchent nullement à créer une apparence trompeuse : si donation il y a, elle est bien « indirecte » et non « déguisée » (21). La société ne faisant pas semblant de s’appauvrir ou de s’enrichir, il est vain de chercher à prouver la simulation. Quant à la fictivité de la société elle-même, elle peut être utile mais n’est jamais indispensable : la plupart des donations se réalisent par l’interposition de sociétés bien réelles.

Dans le même ordre d’idées, il paraît inutile de chercher à démontrer que l’associé s’est enrichi ou appauvri : puisque son sort est lié à celui de la société, il suffit de démontrer l’altération du patrimoine de celle-ci. Il serait par ailleurs inutile de tenter de rapporter la preuve que la société n’a subi aucune altération de son patrimoine. Lorsqu’elle s’enrichit, elle ne procède à aucune « rétrocession » réalisée au profit de l’associé. Et lorsqu’elle s’appauvrit, elle ne reçoit aucune compensation. Ces éléments correspondent à l’approche classique de l’interposition de personne, dans laquelle la personne interposée n’est qu’un passeur de valeurs, un messager qui se contente de faire transiter un bien d’une paire de mains à une autre.

Quels éléments est-il nécessaire de prouver pour démontrer l’interposition de personne morale au sens « moderne » du terme ? La première étape consistera indubitablement à établir qu’il y a eu une altération du patrimoine de la société : soit qu’elle s’est enrichie, soit qu’elle s’est appauvrie. Cela permettra de présumer l’enrichissement ou l’appauvrissement de l’associé. Cet élément sera sans doute assez simple à démontrer, car il est, en pratique, le point de départ du projet de requalification. Il sera de même nécessaire et plutôt facile de démontrer l’appauvrissement ou l’enrichissement de celui interagit avec la société, c’est-à-dire le tiers A.

Les difficultés se concentreront plutôt sur la preuve des données intentionnelles. Un moyen assez efficace de prouver l’interposition, ou du moins d’en collecter des indices, serait de démontrer que la société est étrangère à l’intention libérale. Dans les hypothèses où la donation est réalisée par enrichissement de la société B, il s’agirait de prouver que le disposant A n’est animé d’aucune intention libérale à son égard. Dans les hypothèses où la donation serait réalisée par appauvrissement de la société B, il s’agirait plutôt de prouver que cette société n’est animée d’aucune intention libérale à l’égard du disposant C. Cependant, il s’agit là d’un vœu pieux : comment prouver l’absence d’intention ? La preuve d’un fait négatif est fort complexe ; la preuve d’une absence d’intention paraît impossible. Elle serait même inutile, car à celui qui cherche à prouver que la donation est faite « à » ou « par » la société de démontrer l’intention libérale. Celui qui défend la thèse inverse d’une donation par l’intermédiaire de la société peut se contenter d’attendre que son adversaire échoue à assumer le fardeau de la preuve.

L’intention libérale n’est pas la seule donnée intentionnelle qui doit être prise en compte. Le nœud des difficultés se concentre sur la volonté de la société elle-même : pourquoi a-t-elle consenti à s’enrichir ou à s’appauvrir ? L’expression de cette volonté permet en elle-même d’envisager la question de l’interposition (22) mais ne suffit pas à en établir l’existence. À cet égard, les auteurs semblent s’accorder sur l’idée que l’interposition serait liée à l’intérêt social (23). Il y aurait interposition lorsque la volonté exprimée par la société est contraire à son intérêt social. Dans une telle hypothèse, en effet, il est difficile d’expliquer le comportement de la société autrement que par la recherche d’un intérêt différent du sien. Tel était semble-t-il le cas dans l’arrêt rendu le 24 janvier 2018 par la première chambre civile de la Cour de cassation (24) : en se plaçant dans une situation qui l’empêche d’honorer une obligation contractuelle (restituer le fonds dont la gérance lui a été confiée), la société agit dans un sens contraire à ses intérêts, mais conforme à celui de l’associé.

Le critère de la contrariété à l’intérêt social n’est cependant pas toujours suffisant. D’abord, dans l’hypothèse où la société B s’enrichit au détriment de A pour que celui-ci puisse gratifier l’associé C, il semble curieux de considérer que la société B a agi dans un sens contraire à son intérêt. En effet, comme nous l’avons démontré, la société qui agit comme personne interposée ne fait pas semblant de s’enrichir. Bien au contraire, elle tire bénéfice de l’acte. Il paraît donc assez complexe d’exiger, pour prouver l’interposition, que la volonté qu’elle exprime de tirer profit de l’opération soit contraire à son propre intérêt.

Ensuite, dans l’hypothèse où la société B s’appauvrit au bénéfice de A pour que l’associé C puisse réaliser une donation, l’acte d’appauvrissement sans contrepartie semble contraire à l’intérêt social puisque, par définition, il préfère autrui à lui-même. Pour lutter contre cette apparence et démontrer que la société n’est pas interposée, il faudrait donc prouver en quoi l’appauvrissement de la société n’est pas contraire à son intérêt social (25).

En réalité, la contrariété à l’intérêt social est un critère pertinent mais insuffisant. S’il est évident qu’une volonté « contraire » à l’intérêt social s’explique par la recherche de l’intérêt des associés, il n’est pas toujours certain qu’une volonté « conforme » à l’intérêt social soit totalement exclusive d’une interposition. Il nous semble que la société peut tout à fait accepter un acte conforme à son intérêt tout en endossant le rôle d’une simple personne interposée, par exemple lorsqu’elle a accepté de payer un prix inférieur à la valeur du bien qu’elle acquiert dans le cadre d’une vente. Par exemple, si la société paye 100 000 euros pour acquérir un bien qui vaut 150 000 euros, l’acte ne sera pas contraire à son intérêt mais pourrait bien servir à réaliser une donation indirecte aux associés.

L’intérêt social est certes la clé de compréhension de l’interposition « moderne », mais le rôle qu’elle y joue est très complexe. Pour le comprendre, il faut déjà admettre qu’un même acte d’enrichissement de la société puisse profiter à la fois à la société et à l’associé, en raison du lien structurel qui les unit. Il faut donc accepter que cet acte puisse être réalisé tant dans l’intérêt de la société que dans celui de l’associé. La complexité réside alors dans la coexistence de ces deux intérêts au sein d’un même acte. Elle se dépasse par la hiérarchisation de ces intérêts : si l’intérêt social est prédominant dans la volonté exprimée par la société, il n’y a pas d’interposition. En revanche, lorsque l’intérêt de l’associé est prédominant dans la volonté exprimée par la société, celle-ci peut être considérée comme interposée.

Il est alors aisé de saisir la grande difficulté probatoire que rencontre celui qui cherche à prouver l’interposition. Comment peut-il démontrer qu’en acceptant un acte conforme à son intérêt la société a surtout recherché l’intérêt de l’associé ? Le défi semble impossible à relever. La preuve est plus facile lorsque l’acte est contraire à l’intérêt social : l’intérêt des associés est alors prédominant. Mais lorsque l’acte n’est pas contraire à l’intérêt social et qu’il est conforme aux intérêts de l’associé, il s’agit de chercher la cause essentielle de l’acte et donc l’intérêt prédominant, ce qui n’est pas chose aisée.

En résumé, l’obstacle probatoire sera différent selon qu’il s’agit de démontrer que l’interposition de la société B a permis à l’associé C d’être donateur ou donataire. Dans le premier cas, la preuve butera sur l’élément matériel : comment prouver que l’associé C s’est « dessaisi » alors qu’il n’a consenti qu’à une baisse de la valeur de ses titres ? Dans le second cas, la preuve se heurtera à un élément intentionnel : comment prouver qu’en acceptant de s’enrichir la société a davantage recherché l’intérêt des associés que le sien ? Ces difficultés pourraient utilement être surmontées par la création de lege ferenda de présomptions de droit.

B – LA FACILITÉ DU RECOURS À DES PRÉSOMPTIONS LÉGALES

Les critères de la conception moderne de l’interposition de personne se révèlent fort délicats à appréhender car ils nécessitent de sonder en détail la volonté d’une personne morale. Le besoin de sécurité juridique n’en est pas moins légitime. Celui qui avantage une société s’expose au risque d’être perçu comme donateur au profit d’un associé, et celui qui tire avantage d’une société peut se voir affubler de l’étiquette de donataire d’un associé. Lorsque les contours d’une catégorie juridique sont imprécis, le recours aux présomptions s’avère précieux. Celles-ci peuvent en effet être mobilisées dans le cadre d’une opération de qualification, soit pour faciliter le rattachement (ce sont les présomptions « qualificatives »), soit pour exclure le rattachement (ce sont les présomptions « disqualificatives ») (26). Il n’est pas rare que ce procédé soit employé en droit des libéralités. Par exemple, l’article 918 du Code civil énonce une présomption « qualificative » irréfragable (27) : les biens aliénés, soit à charge de rente viagère, soit à fonds perdus, ou avec réserve d’usufruit à l’un des successibles en ligne directe, sont présumés constituer des libéralités. À l’inverse, l’article 281 du Code civil édicte une présomption « disqualificative » : les transferts et abandons consentis pour le règlement d’une prestation compensatoire « ne sont pas assimilés à des donations ».

De telles présomptions sont assez répandues en matière d’interposition « classique ». L’alinéa 2 de l’article 911 du Code civil prévoit ainsi que « sont présumés personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable » (28). L’énoncé de présomptions qualificatives ou disqualificatives en matière d’interposition moderne pourrait, de lege ferenda, être un compromis satisfaisant qui offrirait une sécurité juridique appréciable sans qu’il soit nécessaire de procéder à une périlleuse définition des critères catégoriques de l’interposition. Contrairement aux présomptions connues de l’interposition classique, les présomptions relatives à l’interposition moderne n’auraient ainsi pas uniquement pour but de faciliter la preuve mais aussi de dispenser d’une définition précise des critères de l’interposition.

Il reste à déterminer le contenu de ces présomptions, et en premier lieu leur objet. Si l’on s’en tient à la définition la plus classique qui soit, la présomption est une conséquence « que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu » (29). La présomption dispense de prouver le fait inconnu mais impose de démontrer le fait connu : elle fonctionne en principe par déplacement de l’objet de la preuve. De quel fait inconnu est-il ici opportun de dispenser le demandeur ? Vaut-il mieux énoncer des présomptions de donation ou des présomptions d’interposition ? Dans le premier cas, la charge probatoire du demandeur sera considérablement allégée. Il lui suffira de prouver le fait connu pour que la qualification soit établie et que sa demande tendant à l’application du régime juridique des libéralités soit accueillie. En revanche, si la présomption ne portait que sur l’interposition, le demandeur resterait tenu de démontrer que l’acte litigieux constitue effectivement une donation consentie par ou au profit de l’associé. Il lui faudrait donc encore établir le déséquilibre économique, l'intention libérale, l'acceptation par le donataire et le transfert actuel irrévocable.

Dès lors, selon que l’on souhaite plus ou moins faciliter le succès des prétentions de requalification, on fera de la donation ou de l’interposition l’objet de la présomption, c’est-à-dire le fait inconnu sur lequel porte la dispense de preuve. Il paraît plus raisonnable de limiter l’objet de la présomption à l’interposition elle-même, car les hypothèses dans lesquelles la société sert à réaliser une donation sont bien plus rares que celle où elle est véritablement partie à l’opération. Il est par ailleurs assez logique de ne pas trop alléger la tâche probatoire du demandeur, la preuve de la réunion des conditions spécifiques de la donation indirecte étant une sorte de rite de passage nécessaire et assez naturel pour qui veut révéler la véritable nature de la transmission. Sans compter qu’une telle présomption de donation indirecte n’est pas plus justifiée lorsqu’intervient une société que lorsque la libéralité se réalise par un simple acte support parfaitement neutre, telle une renonciation. Pourquoi présumer qu’une donation est réalisée à l’associé d’une société qui a été avantagée et ne pas concevoir une même sorte de présomption dans l’hypothèse plus simple et plus fréquente d’une renonciation à succession in favorem ? Il faut prendre garde à ne pas ouvrir trop grand la boîte de Pandore des présomptions de qualification.

En deuxième lieu, il convient de déterminer la force que revêtiraient les présomptions. Est-il plus pertinent d’établir des présomptions simples, mixtes ou irréfragables ? Les premières ont simplement pour effet de modifier la charge de la preuve, les deuxièmes limitent l’objet ou le mode de preuve contraire et les dernières ne peuvent être combattues et se présentent presque comme de véritables règles de fond. Pour garder une certaine souplesse, sans doute vaudrait-il mieux n’établir que des présomptions simples. Le caractère irréfragable de la présomption de l’article 918 du Code civil est souvent pointé du doigt comme étant trop rigide et lourd de conséquences (30). Une présomption irréfragable d’interposition de personne serait par ailleurs contraire à l’essence de la technique sociétaire : le rôle interposé d’une société doit demeurer exceptionnel. À tout le moins la présomption pourrait-elle être irréfragable si elle conduisait à une disqualification, donc si la « conséquence » du mécanisme présomptif était une exclusion de l’interposition sociétaire. Une telle présomption disqualificative irréfragable est cependant la marque d’une politique juridique forte. Les réflexions sur la question sont aujourd’hui insuffisamment abouties pour qu’un tel résultat législatif puisse être envisagé. La Cour de cassation elle-même n’y serait d’ailleurs pas favorable. La présomption doit pouvoir être combattue, qu’elle soit qualificative ou disqualificative. La grande variété des situations, qui est liée notamment à la diversité des formes et compositions des sociétés, commande cette souplesse.

Le droit des libéralités, quant à lui, fait pencher en faveur d’une présomption simple et non mixte. S’agissant de prouver contre une donnée intentionnelle, il est illusoire de chercher à limiter les modes de preuve. Cela dit, si la présomption doit pouvoir être combattue par tout moyen, l’objet de la preuve contraire mérite d’être précisé. L’objet de la preuve contraire ne peut reposer, en toute logique, que dans l’intérêt réellement recherché par la société. Ainsi serait-il possible de renverser la présomption par tout mode de preuve qui permettrait d’établir que la société n’a pas placé l’intérêt de l’associé avant le sien. En définitive, une présomption mixte par restriction de l’objet de la preuve contraire paraît être la solution la plus équilibrée.

Reste en troisième lieu à déterminer l’objet vers lequel se déplacerait l’exigence de la preuve : quel serait le « fait connu » permettant d’établir, par présomption, le « fait inconnu » ? Quel élément rend vraisemblable l’existence d’une interposition de personne morale ? En matière d’interposition classique, les présomptions sont conçues en contemplation du lien de proximité entre la personne présumée interposée et le véritable bénéficiaire de la libéralité : les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux. Or, en matière d’interposition moderne, le lien entre la personne interposée et le véritable bénéficiaire ne peut nullement être de nature familiale, puisque c’est une personne morale qui est interposée. Seul existe un lien structurel entre la société B et l’associé C.

Les présomptions d’interposition modernes se conçoivent plutôt d’après les liens entre le maître de l’affaire et le bénéficiaire, c’est-à-dire entre celui que l’on suspecte d’être donateur et celui qui est probablement donataire. Pour le reste, la logique classique peut être conservée : l’appartenance à une même famille rend crédible l’expression d’une générosité. En d’autres termes, il pourrait être énoncé légalement que lorsque celui qui enrichit une société est l’ascendant, le descendant ou l’époux d’un associé, la société est réputée, sauf preuve contraire, être une personne interposée. De même, lorsqu’une personne s’enrichit au détriment d’une société qui compte parmi ses associés son ascendant, son descendant ou son époux, la société est réputée interposée. Resterait alors à celui qui prétend que l’acte est une donation indirecte d’en démonter les éléments constitutifs (déséquilibre économique, intention libérale, acceptation du donataire, dépouillement actuel et irrévocable). Quant à celui qui souhaiterait combattre cette présomption pour rétablir la société dans sa qualité de partie intéressée à l’opération, il lui appartiendrait de démontrer, par tous moyens, que la société n’a nullement placé l’intérêt de l’associé avant le sien.

Propos conclusifs

L’acception moderne de l’interposition de personne demeure assez mystérieuse et ne saurait se concevoir par référence à l’approche classique. Parce que la société entretient un lien structurel avec ses membres, il est logique que l’altération directe de son patrimoine se répercute indirectement sur celui des associés. L’interposition moderne peut ainsi être classée au rang des interpositions réelles. Plus exactement, il s’agit d’une interposition réelle par enrichissement ou appauvrissement réel, c’est-à-dire exclusion faite de toute simulation et de toute rétrocession. Pour qualifier l’opération de donation indirecte, il est nécessaire d’établir l’interposition de personne, donc de démontrer que la société qui a manifesté sa volonté de s’enrichir ou de s’appauvrir recherchait moins son intérêt que celui de l’associé. Une telle preuve est délicate. Elle pourrait utilement être facilitée au moyen d’une présomption qualificative mixte par limitation de l'objet de la preuve contraire. Serait présumée interposée la société qui se serait enrichie ou appauvrie en interagissant avec un tiers dont l’un des associés serait l’ascendant, le descendant ou l’époux, sauf preuve contraire.

Ces quelques réflexions ne sauraient résumer à elles seules la richesse de l’approche moderne de l’interposition, ni même son rapport à l’acte de donation indirecte. La recherche en la matière en est au stade embryonnaire, ce qui ne peut qu’être déploré eu égard à l’importance des enjeux pratiques. Reste à espérer que ce dossier consacré à l’interposition de société aura convaincu de la nécessité pour la doctrine de s’emparer de ce sujet complexe.

Notes : 

1 En ce sens, v. dans le présent « Dossier », M. Leroy, Société interposée et donation indirecte.

2 Ibid.

3 Cass. 1re civ., 2 déc. 1981, n° 80-15.972, Bull. civ. I, n° 363 ; Cass. com., 11 mars 2014, n° 13-10.376.

4 Cass. com., 18 dec. 2012 n° 11-27.745, Bull. civ. IV, n° 230, BJS 2013, p. 176, note D. Poracchia et J. Gasbaoui, Dr. sociétés 2013, comm. 44, note H. Hovasse, Rev. sociétés 2013, p. 203, note H. Le Nabasque, RTD com. 2013, p. 165, obs. P. Neau-Leduc, JCP N 2013, 1010, note P. Garçon, RDC 2013, p. 1015, obs. C. Goldie-Génicon ; Cass. com., 10 févr. 2009, n° 07-21.806, Bull. civ. IV, n° 19, RTD civ. 2009, p. 349, note T. Revet, D. 2009, p. 2444, note D. Martin, JCP G 2009, I, 127, n° 9, obs. H. Périnet-Marquet, JCP N 2009, 1114, note H. Hovasse, AJ famille 2009, p. 175, obs. A. Tisserand-Martin ; Cass. com., 20 mars 2009, n° 08-14.053, RTD civ. 2009, p. 348, obs. T. Revet.

5 D. d’Ambra, Rép. civ. Dalloz, V° « Interposition de personne », n° 6.

6 Ibid., n° 12.

7 V. la conception dualiste présentée dans le présent « Dossier » par C. Pourlier-Cucherat, Inadéquation de l’interposition de personne « classique » à la gratification des associés par enrichissement d’une société.

8 En ce sens, v. G. Drouot, Précision sur le montant du rapport pour autrui : l’hypothèse de la société interposée, RJPF 2018-4, p. 40.

9 V. Zalewski-Sicard, Donation indirecte et société interposée, JCP N 2018, n° 10, p. 49.

10 Ibid.

11 V. également Cass. com., 8 mars 2017, n° 15-22.987, Rev. sociétés 2017, p. 386, obs. P. Roussel Galle. Dans cet arrêt, une personne morale est interposée au sens classique du terme et la Cour de cassation en profite pour préciser que « l’interposition de personnes au sens de l’article L. 642-3 du Code de commerce s’entend de l’intervention d’une personne morale qui masque, de quelque manière que ce soit, la participation des dirigeants de la société débitrice à l’opération d’acquisition ».

12 G. Drouot, Précision sur le montant du rapport pour autrui : l’hypothèse de la société interposée, précité.

13 K. Rodriguez, Rapport à la succession d’une donation effectuée par société interposée, Gaz. Pal. 26 juin 2018, p. 63.

14 C. civ., art. 893 : « La libéralité est l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne ».

15 C. civ., art. 894 : « La donation entre vifs est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l’accepte ».

16 En ce sens, v. S. Lerond, Un héritier peut-il être tenu de rapporter une donation qui a bénéficié à une personne morale dont il est associé ?, Gaz. Pal. 27 mars 2018, p. 66.

17 Celle-ci sera proposée dans un prochain dossier de la revue Droit & Patrimoine.

18 V. par exemple Cass. com., 21 févr. 1995, n° 93-12.786 ; Cass. 1re civ., 20 janv. 1993, n° 90-19.861.

19 Cass. 1re civ., 19 nov. 2002, n° 00-13.276, Bull. civ. I, n° 276, D. 2003, somm., p. 1873, obs. M. Nicod.

20 V. par exemple Cass. com., 21 févr. 1995, n° 93-12-786, précité ; Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, n° 14-26.500. En ce sens, v. A. Reygrobellet, Non-restitution d’un fonds loué à une société et donation indirecte à un associé : quand louer, c’est donner, BJS 2018, n° 4, p. 191 ; K. Rodriguez, Rapport à la succession d’une donation effectuée par société interposée, précité.

21 En ce sens, v. notamment M. Nicod, La donation réalisée par l’interposition d’une société est rapportable, Dr. famille 2018, comm. 102.

22 M. Leroy, Société interposée et donation indirecte, précité.

23 M. Leroy, Une société peut-elle être partie à une donation indirecte ? – Première partie : « Donation indirecte et société donataire », RFP 2020, n° 1, p. 23-28 ; A. Dubois de Luzy de Pelissac, L’interposition de personne, thèse Paris-11, LGDJ, 2010, nos 84 et s.

24 Cass. 1re civ., 24 janv. 2018, n° 17-13.017, Bull. civ. I, n° 10, Dr. famille 2018, comm. 102, par M. Nicod, Dalloz actualité 6 févr. 2018, note Q. Guiguet-Schielé, JCP N 2018, n° 10, 1125, obs. V. Zalewski-Sicard, Defrénois 15 févr. 2018, n° 133h5, p. 5 ; A. Chamoulaud-Trapiers, Defrénois 25 oct. 2018, n° 141k2, p. 44 ; A.-L. Casado, Gaz. Pal. 10 avr. 2018, n° 321c6, p. 73 ; S. Lerond, Un héritier peut-il être tenu de rapporter une donation qui a bénéficié à une personne morale dont il est associé ?, précité.

25 Sur cette question, v. M. Leroy, Une société peut-elle être partie à une donation indirecte ? – Deuxième partie : « La société donatrice », RFP 2020, n° 2, étude 4, spécialement n° 1.

26 Q. Guiguet-Schielé, Les présomptions et fictions (dis)qualificatives, in Les affres de la qualification juridique, Colloque 3 oct. 2014, Université Toulouse-I Capitole, Institut de droit privé, IFR Actes de colloques n° 22, LGDJ, 2015, p. 203.

27 Cass. 1re civ., 29 janv. 2014, n° 94-13.301, Bull. civ. I, n° 315, JCP N 1997, I, 4021, obs. R. Le Guidec, Defrénois 1998, p. 465, note J. de Saint-Affrique, RTD civ. 1997, p. 489, obs. J. Patarin, AJ famille 2014, p. 199, obs. N. Levillain, Defrénois 2014, p. 1280, note D. Autem, Dr. famille 2014, comm. 64, obs. M. Nicod.

28 V. également C. civ., art. 1100 anc. : « Seront réputées faites à personnes interposées, les donations de l’un des époux aux enfants ou à l’un des enfants de l’autre époux issus d’un autre mariage, et celles faites par le donateur aux parents dont l’autre époux sera héritier présomptif au jour de la donation, encore que ce dernier n’ait point survécu à son parent donataire ».

29 C. civ., art. 1349 anc.

30 V. la proposition n° 25 du rapport du groupe de travail sur la réserve héréditaire, remis le 13 décembre 2019 à Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux ; http://www.justice.gouv.fr/publications-10047/rapports-thematiques-10049/la-reserve-hereditaire-32881.html : « Préciser à l’article 918 du Code civil que la présomption qu’il édicte n’est qu’une présomption simple ».

Quentin Guiguet-Schielé

Auteur

  • Quentin Guiguet-Schielé, Maître de conférences à l’Université Toulouse-I Capitole