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Bouger ? Oui, mais…

Liaisons Sociales Magazine | Relations Sociales | publié le : 05.11.2015 | Emmanuelle Souffi

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L’injonction est à la mode : changer de job ou de boîte serait bon pour la carrière. Et quasi obligatoire, dans un monde en pleine mutation. Les salariés en ont conscience mais redoutent d’y laisser des plumes.

C’est un peu l’incantation lancée au salarié du XXIè siècle : bougez et vous doperez votre employabilité ! Halte à la sédentarité et à l’emploi à vie ! Les colloques sur la mobilité fleurissent. Les politiques RH d’incitation au changement aussi. Normal. En cette ère de mondialisation effrénée, à l’heure où la ré­volution numérique chamboule tous les modèles économiques en place, impossible de tenir aux travailleurs des discours sur le caractère immuable de leur métier.

Les pouvoirs publics ne sont pas en reste. Dernière innovation en date: le compte personnel d’activité (CPA). Prévu par la loi Rebsamen sur le dialogue social votée cet été, il devrait rassembler tous les droits (formation, chômage, pénibilité) acquis par un salarié au cours de sa carrière. Une sorte de « sac à dos », comme l’a qualifié Pierre Gattaz, patron du Medef, pour encourager les actifs à changer d’emploi, d’entreprise ou de région, sans perdre tous leurs droits.

Prévu pour entrer en application début 2017, l’outil vient compléter une batterie de dispositifs censés développer la fluidité du marché du travail en sécurisant mieux les parcours, mais qui n’ont pas encore rencontré le succès escompté. Lancé en janvier dernier, le compte personnel de formation (CPF), qui succédait au très poussif droit individuel à la formation (DIF), monte en charge.

Fin septembre, il n’avait suscité que 1,8 million d’inscriptions, à comparer aux 16 millions de salariés du secteur privé. Et n’avait engendré que 60 756 formations validées, d’après les calculs de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle. Et que dire des accords de mobilité sécurisée, contenus dans la loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013 ? Une poignée d’entreprises en ont mis en place pour permettre à leurs salariés d’aller travailler ailleurs, avec l’assurance de retrouver leur poste à l’issue de la période de transfert.

Les partenaires sociaux, qui évoquent l’idée d’une Sécurité sociale professionnelle depuis une décennie, ont posé une première pierre dans le cadre de la dernière convention Unédic. Le mécanisme des droits rechargeables – qui permet à un demandeur d’emploi de ne pas perdre le bénéfice de ses ancien­nes allocations en acceptant un nouveau job – vise à inciter à la reprise d’activité et à cumuler les expériences. Tout en conservant un matelas, au cas où…

Schizophrènes

Mais dans les faits, tout se passe comme si la mobilité restait un choix personnel, souvent contraint et insuffisamment accompagné. Le 24e Observatoire du travail de BPI Group, réalisé en partenariat avec OpinionWay et Liaisons sociales magazine auprès de 2 039 salariés, illustre parfaitement ce sentiment d’isolement face aux envies de s’aérer.

Les dispositifs internes aux entreprises apparaissent comme très peu répandus. Ou, tout au moins, comme mal connus des actifs, qui réclament à cor et à cri des formations pour prendre leur élan. Les rares qui travaillent chez un employeur pourvu d’une université interne – à peine 13 % du panel – n’y ont, pour l’essentiel, jamais mis les pieds. Et 61 % les jugent même inutiles pour favoriser la mobilité professionnelle ! Tant pis si les employeurs y dépensent des sommes folles...

Schizophrènes, les travailleurs français du xxie siècle ont bien intégré la nécessité  d’être en mouvement dans leur carrière. Mais, prudents, ils ne s’avouent pas prêts à céder à l’injonction, sauf si on les pousse vers la sortie. Préférant garder la tête dans le sable, ils attendent d’être au pied du mur pour envisager sérieusement d’évoluer professionnellement. En espérant pouvoir récupérer un chèque pour financer le projet de leurs rêves dans le cadre d’une ­restructuration.

Certes, 9 % ont changé d’entreprise au cours de l’année écoulée, ce qui n’est pas si mal. Mais peu par rapport aux 41 % qui aimeraient tenter une autre voie professionnelle sans oser le faire. Dur d’y sacrifier sa maison et son salaire. Périlleux de prendre le risque d’atterrir dans une entreprise en moins bonne santé que celle qu’on quitte. La crise refroidit les ardeurs. Pourtant, comme le disait Sœur Emmanuelle, « qui n’a pas risqué n’a pas vécu »…

Pour y voir plus clair, nous avons choisi d’interroger quatre observateurs du monde du travail : un ex-DRH et professeur de management, Gérard Taponat ; une dirigeante et grande prêtresse de la communication, Mercedes Erra ; une consultante spécialiste des évolutions professionnelles, Sandrine Gineste ; un so­ciologue qui intervient régulièrement en entreprise, François Dupuy. Ces experts nous ont aidés à comprendre les contradictions des actifs français, qui balancent entre envie certaine de bouger et prudence excessive.

 

Une mobilité à reculons

58 % perçoivent le changement de métier ou d’entreprise comme une opportunité, plutôt qu’un risque ou une nécessité.

Les Français se seraient-ils convertis au slogan de campagne de François Hollande, « le changement, c’est maintenant » ? Eux qu’on croyait rivés à leur confortable fauteuil de bureau sont, au moins dans les intentions et les discours, prêts à le quitter. Les mentalités seraient donc en train d’évoluer. « Les salariés ne sont pas si accrochés à leur CDI qu’on le dit, relève Mercedes Erra, communicante et fondatrice de l’agence BETC. Ils sont dans le “pourquoi pas”. »

La mobilité est perçue comme un accélérateur de carrière : 76 % estiment que changer régulièrement de poste et de métier favorise l’employabilité. Les jeunes, surtout, ont compris que se sédentariser pouvait jouer contre eux. « Nous avons une mobilité à la française comme nous avons une flexibilité à la française, analyse Gérard Taponat, ex-DRH de Manpower et responsable du master en négociations et relations sociales de l’université Paris-Dauphine. On ne bouge pas pour bouger comme aux États-Unis, il faut qu’il y ait un sens derrière et une sécurisation. Depuis 2008, les Français ont compris que nous n’avions pas simplement essuyé la crise des subprimes, mais que nous vivions une profonde mutation impliquant de s’autogérer. »

L’âge et le niveau de qualification peuvent être discriminants. Ce sont ainsi les mieux armés qui se disent les plus disposés à tenter l’aventure. Si 64 % des cadres esti­ment opportun de bifurquer professionnellement, ils ne sont que 56 % des ouvriers à le penser. Et 51 % des seniors. Ceux-là même qui éprouvent le plus de difficultés à se reclasser…

 

65 % estiment aujourd’hui trop risqué de changer de métier ou d’entreprise

Un pas en avant, un pas en arrière… Le rapport à la mobilité est ambivalent. Ce serait une obligation dans la carrière ? Certes, mais si on peut s’en passer, ce n’est pas plus mal. Plus qu’acteur, le salarié a tendance à subir ses rebonds. Ainsi, 80 % seraient prêts à changer de métier en cas de menace sur leur poste. « Avec la crise, les gens savent que plus rien ne sera comme avant, observe Mercedes Erra. Ces images de réfugiés qui s’exilent pour s’offrir une vie meilleure nous habituent à la nécessité de prendre son destin en main. » Le salarié apparaît schizophrène, entre souci d’évolution et désir de protection. « Nous som­mes dans une culture de la raison, poursuit la publicitaire. Que ce soit à l’école ou au travail, l’échec est vécu comme sur-traumatisant. »

L’absence de perspectives rend prudent. « Les PSE se multiplient et, avec la digitalisation, près d’un métier sur deux va disparaître, rappelle Sandrine Gineste de BPI Group. Quelle voie professionnelle choisir ? Existera-t-elle encore demain ? Tant que son poste tient, on s’accroche. » En quittant leur situation, les salariés savent ce qu’ils perdent, jamais ce qu’ils gagnent. Et cette inquiétude est plus forte encore pour ceux qui se savent dans un environnement fragile.

Ainsi, 67 % des ouvriers et 69 % des employés trouvent risqué d’aller voir ailleurs, contre 57 % des cadres. « Ce sont les moins formés, les moins à même d’affronter les difficultés du monde moderne, ceux qui tirent le moins d’espoir vis-à-vis de ce que les entreprises peuvent leur apporter. Pour ces perdants de la mondialisation, c’est no hope, observe le sociologue François Dupuy. Pas étonnant qu’ils soient les plus tentés par le vote extrême, le seul qui puisse, à leurs yeux, conduire à leur prise en considération. »

 

69 % des salariés ont exercé un autre métier au cours de leur carrière

Les Français ne sont pas des zappeurs. Si sept sur dix ont exercé un autre métier au cours de leur carrière, ils se montrent relativement fidèles. 60 % sont dans la même entreprise depuis plus de cinq ans et 71 % dans le même emploi. Et rien de neuf à l’horizon ! 72 % s’imaginent dans un poste identique cinq ans plus tard. « On grandit dans son métier. Y toucher, c’est heurter son identité », explique Sandrine Gineste. Ceux qui changent le plus d’employeur sont finalement les ouvriers. Symptomatique des charrettes qui les ont emportés avec la désindustrialisation.

Les cols bleus ont ainsi connu 4,9 entreprises contre 3,1 pour les cadres. Ils ont dû se reconvertir 2,7 fois, contre deux fois pour les cols blancs. Leur propension à évoluer en interne est en même temps plus limitée que celle des catégories plus élevées : 1,7 changement de poste au sein de la même entreprise en moyenne, contre 2,7 pour les managers.

Quand on y a goûté, la mobilité est néanmoins appréciée : 92 % en tirent un bilan positif. Elle peut notamment favoriser l’accès à la stabilité : 40 % ont ainsi obtenu un CDI dans leur nouvel emploi. « La mobilité ne dégrade pas les situations professionnelles, elle les améliore plutôt, assure la consultante de BPI. Elle permet aux contrats courts d’espérer sortir de la précarité et aux CDI de le conserver.»

 

39 % ont éprouvé des difficultés pour évoluer dans un autre univers professionnel

Si la mobilité effraie, c’est parce qu’elle n’est pas aisée. Parmi les salariés ayant bougé, plus d’un tiers a eu du mal à s’adapter à ses nouvelles fonctions. En cause ? L’apprentissage de la nouveauté, le manque d’expérience et une culture d’entreprise qui n’est plus la même. Redémarrer à zéro suppose de se remettre en cause. Et d’être accompagné. Typiquement frenchy. « Dans les pays avec des avantages acquis très importants, on crée des phénomènes contradictoires entre peur de la perte d’un certain confort d’un côté, et désir de changement de l’autre », remarque la patronne de BETC.

La flexisécurité à la française doit donc s’attacher à permettre des rebonds en douceur. Certains dispositifs publics comme la mobilité sécurisée répondent bien à cette attente. Mais très rares sont ceux à en avoir entendu parler. Insuffisamment armés, les salariés regrettent de ne pas avoir été préparés à changer de trajectoire par leur entreprise. Comme si la mobilité, loin d’être seulement une affaire personnelle, concernait aussi directement leur employeur.

Ainsi, 36 % souhaiteraient décrocher une formation intégralement financée. Et 72 % s’avouent prêts à prendre la tangente ou à changer de voie à condition qu’une prime leur soit versée. « Si l’entreprise était un peu plus courageuse pour anticiper l’évolution de ses métiers et accompagner ses salariés dans leur reconversion professionnelle, la mobilité s’en trouverait fluidifiée », analyse Sandrine Gineste. Selon une étude LinkedIn de 2014, la moitié des entreprises ignorerait l’étendue des compétences de son personnel. Plutôt ennuyeux…

 

91 % estiment que c’est à l’entreprise de les aider à développer leur potentiel, via la formation professionnelle

C’est un peu comme si tout ce que l’état et les services RH mettaient en place n’existait pas ou était illisible. 83 % des sondés aimeraient que les entreprises encouragent davantage la mobilité interne ? Pourtant, c’est ce qu’elles prétendent faire. 75 % réclament un conseil en évolution professionnelle ? Il a été mis en place par le législateur début janvier, dans l’indifférence la plus totale. Plan de formation, compte personnel de formation, congé individuel de formation, université d’entreprise… Cette batterie d’outils, qui vient renforcer les injonctions au mouvement, ne comblent pas les attentes des salariés, insatisfaites. « Les discours abstraits des entreprises ne correspondent pas à leur vécu », souligne le sociologue François Dupuy.

« Aujourd’hui, ce sont les salariés qui poussent à la roue, alors que c’est le rôle des RH ! s’insurge Gérard Taponat. Dans une logique quantitative, on fractionne les formations au lieu de miser sur la durée. » L’ancien DRH de SFR et Manpower milite pour la création de centres d’information professionnelle au sein des entreprises. Des lieux où, à l’image des centres d’orientation pour collégiens et lycéens, les salariés pourraient se renseigner sur les parcours d’évolution possibles en interne, mais aussi en externe.

« La simplification voulue par la loi sur la formation professionnelle n’est pas au rendez-vous », déplore-t-il. S’y ajoutent les défaillances des accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, qui visent davantage à gérer les sureffectifs qu’à préparer les troupes aux métiers de demain. De quoi expliquer le désarroi des salariés quand il s’agit de mettre le nez à la fenêtre.

 

27 % redoutent en premier lieu une baisse de leur rémunération

Pour l’argent, on met le pied sur l’accélérateur. Ou au contraire un gros coup de frein ! Même si le désir de se réaliser dans un autre job ou un univers différent est présent, la crainte de gagner moins refroidit les ardeurs à aller voir ailleurs. Plus que la peur de l’inconnu. « Les salaires ne sont pas très élevés en France à cause du poids des amortisseurs sociaux », justifie Sandrine Gineste. Pour tous, la feuille de paie doit inexorablement gonfler avec les années.

« Il n’y a que les riches pour qui ça n’est pas une préoccupation ! raille Mercedes Erra. Je le dis à mes salariés : ne partez pas pour moins, sauf pour vivre une aventure entrepreneuriale. Car derrière le salaire se cache un autre enjeu : celui de sa propre valeur et de la façon dont l’entreprise va vous considérer. » Les femmes, moins gourmandes, sont 45 % à redouter de perdre en salaire, contre 49 % des hommes. « Elles perçoivent encore leur travail comme un salaire d’appoint », note la publicitaire.

Autre sacrifice difficile à envisager : le déménagement. 69 % préfèrent encore changer de métier plutôt que de région. Un vrai casse-tête en cas de restructuration. Et un obstacle à la fluidité du marché du travail. « Une offre valable d’emploi, c’est 50 kilomètres autour de l’entreprise. Beaucoup préfèrent être licenciés plutôt que d’accepter un job trop loin, insiste Sandrine Gineste, de BPI. Le poste logement pèse lourd dans le budget des ménages. La famille, la garde des enfants… Tout concourt à rester chez soi. »

 

Méthodologie
Le 24e Observatoire du travail de BPI Group, en partenariat avec OpinionWay et Liaisons sociales ­magazine, s’appuie sur un sondage ­effectué début septembre. Il a été réalisé en ligne par OpinionWay auprès d’un échantillon ­représentatif de 2 039 salariés français ­travaillant dans des entreprises de toutes tailles des secteurs privé et public.

Retrouvez l'étude complète

Auteur

  • Emmanuelle Souffi