Entre la réforme France Travail qui pointe à l’horizon et les incertitudes pesant sur la nouvelle convention d’assurance-chômage ainsi que sur les modes de financement du CPF et de l’apprentissage, le monde de l’emploi et de la formation entre dans une zone de turbulences. Tentative de décryptage avec Bertrand Martinot1, ancien conseiller social de l’Élysée et senior fellow de l’Institut Montaigne.
L’accord trouvé par les partenaires sociaux sur l’assurance-chômage est-il de nature à convaincre le Gouvernement de l’agréer ?
Bertrand Martinot : C’est un accord a minima. Pour autant, il est assez équilibré et comporte quelques mesures intéressantes, comme l’extension de la couverture d’assurance-chômage pour les primo-demandeurs d’emploi, la suppression de la contribution patronale exceptionnelle (même si cette mesure est surtout symbolique) et quelques aménagements du bonus-malus, même si je pense qu’il aurait fallu avoir le courage de supprimer cette usine à gaz. On peut, en revanche, regretter d’autres dispositions de l’accord, comme le passage de l’âge de dégressivité des allocations de 57 à 55 ans, qui va un peu à contre-courant de la réforme des retraites. Sur le fond, la dégressivité pour les hauts salaires pose toujours une question d’équité, vu le niveau de contribution de cette population à l’assurance-chômage.
Mais sur le fond, même si l’accord comprend quelques points intéressants, il a peu de chances de rester dans les annales. Les partenaires sociaux se sont efforcés de respecter la lettre de cadrage de l’État et n’ont pas joué la provocation comme ils avaient pu le faire, par exemple, avec l’accord formation de 2018. À l’époque, ils n’avaient pas du tout respecté le document d’orientation que leur soumettait l’État – ils n’avaient d’ailleurs même pas tenu compte de la monétisation du CPF qui était inscrit dans le programme du candidat Macron ! – et avaient instauré un contrôle strictement paritaire à tous les niveaux du système de formation. Résultat : l’État s’était à son tour totalement affranchi de l’accord et avait repris les choses en main. Cette fois-ci, les partenaires sociaux sont restés dans les clous, accroissant ainsi leurs chances de conserver l’assurance-chômage dans le giron du paritarisme. Cette bonne volonté de leur part peut laisser penser que l’État pourrait agréer cet accord ou, à tout le moins, rechercher un compromis, même s’il ne respecte pas tout à fait son cadrage financier. Après tout, l’État a besoin des partenaires sociaux dans le nouveau cycle de négociations qu’il vient d’ouvrir sur les seniors, le compte épargne-temps universel, les reconversions professionnelles et l’usure professionnelle.
Thibault Guilluy est officiellement soutenu par l’Élysée pour la direction générale du futur opérateur France Travail qui doit entrer en activité au 1er janvier prochain. Pensiez-vous cette réforme du service public de l’emploi nécessaire ?
B. M. : Concernant la réforme France Travail, on peut distinguer plusieurs volets. Le premier est avant tout technique et administratif : il s’agit de mieux faire travailler ensemble les différents opérateurs du service public de l’emploi sous le contrôle renforcé d’un Pôle emploi rebaptisé « France Travail » et de mettre en place des échanges d’information plus efficaces entre eux.
Le deuxième volet est plus complexe : il s’agit de tenir la promesse d’inscrire tous les demandeurs d’emploi et tous les allocataires du RSA dans un contrat d’engagement réciproque et de leur proposer un accompagnement renforcé vers le retour à l’emploi. Je comprends que l’État souhaite, au passage, accroître les effectifs dédiés à l’accompagnement de ces publics souvent en grande difficulté, effort qui serait financé par un relèvement de la contribution de L’Unédic. Mais renforcer les effectifs ne suffira pas, il faudra également repenser les méthodes, les incitations ou encore accroître les partenariats avec les opérateurs privés de l’emploi.
Ensuite, il y a la question des quinze heures d’activité qui a fait l’objet de polémiques lors du passage du texte au Parlement. Sur le fond, il n’y a pas de changement de doctrine : le RSA, pas plus que le RMI qu’il a remplacé, n’est un revenu universel qui vous serait versé au seul motif que vous êtes résident sur le territoire français et que vous seriez en deçà d’un certain niveau de revenu. C’est un minimum social conditionné à des contreparties de la part de ses bénéficiaires, en l’occurrence des efforts d’insertion. La seule nouveauté introduite par la loi est la traduction de ce principe général en un certain quantum d’heures d’activité par semaine qui doit être proposé par les organismes qui accompagnent les personnes concernées. L’intention est intéressante, mais cela va supposer beaucoup d’accompagnement, de prestations de coaching, de formation, d’organisations d’ateliers, de stages, etc. Pour que la réforme fonctionne, il faut qu’elle soit portée vigoureusement par le service public de l’emploi et ses partenaires privés. Et cela revient, là encore, à poser le sujet des futurs moyens de France Travail.
Le CPF monétisé a fêté ses quatre ans hier, le 21 novembre. Or, se pose la question du reste à charge pour les usagers, déjà inscrit dans la loi, mais dont l’effectivité est repoussée. Cela pourrait-il tuer le marché comme le prétendent les professionnels de la formation ?
B. M. : Tuer le marché, non, du moins si le reste à charge reste modéré. En outre, la loi exclut de cette réforme plusieurs catégories d’usagers comme les demandeurs d’emploi ou les salariés mobilisant leur CPF dans le cadre d’un cofinancement avec leur employeur. Cela pourrait d’ailleurs inciter à l’émergence de vraies politiques de coconstruction du CPF par les entreprises ou les branches qui sont, au mieux, anecdotiques aujourd’hui alors qu’elles étaient déjà prévues depuis la création du compte personnel de formation en 2015 !
Le problème du reste à charge, c’est qu’il est la conséquence d’un manque de courage politique. Au lieu d’exclure un certain nombre de formations qui ne correspondent pas toujours à des besoins de compétences prioritaires sur le marché du travail aujourd’hui, on préfère instaurer un ticket modérateur sur toutes les formations. C’est un non-choix en réalité. Il serait plus efficace de restreindre le nombre de formations éligibles au CPF. Je pense notamment au permis de conduire, qui absorbe une part importante des ressources dédiées au CPF. Bien sûr, dans de nombreux cas, l’absence de permis de conduire est un frein à l’emploi. Mais on peut dire la même chose de la garde d’enfants, par exemple, ou encore d’un logement à proximité de l’emploi convoité. Restreindre l’utilisation du CPF ou réserver le ticket modérateur à des certifications non prioritaires serait d’ailleurs un sujet de négociation intéressant pour les partenaires sociaux.
Le financement de l’apprentissage aussi est remis en question. Les NPEC ont déjà été réduits deux fois, l’aide unique à l’embauche d’apprentis a obtenu un sursis pour 2024, mais son avenir à plus long terme est interrogé et le ministère du Travail prépare une concertation sur la révision du système financier de l’alternance. Là aussi, voyez-vous des pistes d’amélioration ?
B. M. : En 2018, le Gouvernement a fait le choix de passer d’un système de financement piloté par les Régions, soumis à une contrainte d’équilibre budgétaire, à un système piloté sans contrainte financière (puisque tout nouveau contrat de travail trouve automatiquement son financement). Or, les Régions étaient amenées à faire des choix en fonction de leurs équilibres budgétaires. Un euro placé sur l’apprentissage, c’est un euro qui n’ira pas aux transports, aux lycées ou à d’autres pôles de dépenses.
Par ailleurs, pour éviter une chute des entrées en apprentissage lors de la période pandémique, le Gouvernement a instauré une politique de primes à l’embauche. De 5000 et 8000 euros d’abord selon l’âge de l’apprenti, puis une aide unique de 6 000 euros ensuite. Ce qui a très largement contribué au succès de l’apprentissage puisque cette prime couvre en grande partie (et parfois en totalité) la rémunération d’un apprenti. Seulement, maintenant que ce système pèse lourdement sur l’ensemble des financements de la formation professionnelle, les pouvoirs publics ont la tentation – comme souvent – du « coup de rabot ». C’est déjà ce qui s’est passé avec les deux réductions successives sur les NPEC. Le problème, c’est ce que cette politique a eu pour conséquence de toucher plus que proportionnellement les certifications de niveau Bac et infra-Bac alors que c’est là que l’apprentissage a la plus grande efficacité en matière d’insertion sur le marché du travail. D’ailleurs, dans une première ébauche de 2022, le coup de rabot aurait provoqué un effondrement des niveaux de prise en charge sur les formations d’aides-soignants… Alors il faut se poser la question : a-t-on vraiment besoin de financer au niveau actuel tous les diplômes du supérieur ? Par exemple, dans le cas des grandes écoles : beaucoup d’étudiants préparant des diplômes professionnels étaient déjà parfaitement intégrés dans le monde de l’entreprise (à travers des stages longs ou des juniors entreprises, par exemple) avant l’ouverture de l’apprentissage. La seule différence, c’est qu’au lieu d’être salariés en alternance, ils étaient stagiaires et qu’au lieu de payer une partie de leurs études, celles-ci sont intégralement prises en charge par les finances publiques. Comme pour le CPF, il y aura des choix à faire.
Cela étant, tant que nous sommes dans le « quoi qu’il en coûte », je ne vois pas pourquoi il faudrait couper dans ces budgets, alors que les dépenses de l’État dérapent dans à peu près tous les domaines. Mais le jour où la rigueur budgétaire s’imposera de nouveau, les quelque 20 milliards d’euros consacrés à l’apprentissage (soit plus du double qu’avant la réforme) ne seront sans doute pas sanctuarisés. Il faudra alors faire des arbitrages difficiles.
(1) Bertrand Martinot est économiste et directeur du conseil en formation et développement des compétences chez Siaci Saint-Honoré. Conseiller du social de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2008, il a été délégué général à l'Emploi et à la Formation professionnelle (DGEFP) entre 2008 et 2012, puis directeur général adjoint des services chargés du développement économique, de l’emploi et de l’apprentissage de la Région Île-de-France de 2016 à 2019.