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Le grand entretien

« Le portage salarial dilue la corrélation entre subordination et salariat »

Le grand entretien | publié le : 03.04.2023 | Judith Chétrit

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« Le portage salarial dilue la corrélation entre subordination et salariat »

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Le portage salarial, entré dans le Code du travail en 2008 et révisé par une ordonnance de 2015, poursuit son développement. Encore modeste, la croissance de ce statut est portée par un discours qui vante la combinaison d’une activité indépendante avec les protections sociales apportées par le salariat grâce à un tiers employeur rémunéré par des frais de gestion. Une équation qui comporte des « zones grises », relève Alexis Louvion, qui vient de publier Des salariés sans patrons ? (éditions La Dispute), fruit d’une thèse soutenue en 2019 au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). En racontant la construction de ce modèle, ainsi que son appropriation par les salariés portés, le chercheur montre comment il est différemment vécu et comment il trouve ses limites.

Le dernier rapport de branche du portage salarial fait état de plus de 33 000 salariés portés et de plus de 300 entreprises de portage salarial. Estimez-vous que le concept a réussi à s’imposer en France ?

C’est un succès encore relatif car le portage reste minoritaire et peu visible malgré une inscription dans le Code du travail dès 2008. Même si ce marché croît régulièrement d’environ 10 % à 15 % par an, le chiffre d’affaires du secteur reste marginal par rapport au socle bien plus fort de travailleurs indépendants (environ 12 % des actifs en France). Et malgré une ordonnance votée en 2015 puis la négociation d’une convention collective et la création d’une branche, le patronat et les acteurs politiques s’emparent actuellement peu de ce sujet, alors même que le président de la République y semble favorable, en encourageant l’autonomie et la libération du travail avec un salariat par un tiers employeur qui assure une protection sociale.

De fait, dans les deux premiers chapitres de votre livre, vous décryptez la « subtile validation » du portage salarial par les pouvoirs publics. Comment en ont-ils assuré la légitimité ?

Si l’on analyse le cheminement du portage salarial depuis le début des années 2000, sa légitimité a pu s’appuyer sur plusieurs acteurs. Aussi bien les différents ministres du Travail qui se sont succédé que la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle y ont vu un exemple de flexisécurité et un outil parmi d’autres pour réduire le chômage, notamment celui des cadres. Ensuite, parce qu’ils ont souhaité maîtriser l’évolution des discussions, les syndicats salariés, y compris des contestataires, ont été partie prenante de la construction des textes d’ordonnance et de la convention collective, ce qui a apporté une autre garantie et un argument dans le développement de ce modèle. Dans le milieu universitaire, le portage salarial a initialement été un sujet de vifs débats parmi les juristes et les professeurs spécialisés dans le droit du travail. Craignant un écart au droit ouvrant un précédent, nombreux sont ceux qui le rapprochaient d’une forme d’intérim où le salarié devait lui-même chercher des missions. Ils pointaient également le risque de marchandage ou de main-d’œuvre illicite. Mais dès que le portage s’est inscrit dans la loi, le débat a été, en quelque sorte, clos. C’est pourquoi on retrouve cette dimension dans le cadre légal du portage salarial : « Le salarié porté justifie d’une expertise, d’une qualification et d’une autonomie qui lui permettent de rechercher lui-même ses clients et de convenir avec eux des conditions d’exécution de sa prestation et de son prix. »

À qui profite le portage salarial ?

Plusieurs acteurs peuvent s’en estimer bénéficiaires. Bien sûr, les nombreuses entreprises de portage salarial qui s’en sortent plutôt confortablement et sont parvenues à en faire une opportunité commerciale sur la durée. Il y a également des entreprises clientes qui y trouvent une solution pratique pour choisir des personnes avec qui travailler sans les embaucher, mais en écartant le risque de contentieux d’une requalification en contrat de travail salarié. Ensuite, parmi le public hétérogène qui a recours au portage salarial, il y a les « consultants experts », c’est-à-dire des salariés portés dotés d’une expertise pointue qui arrivent à facturer un bon niveau de chiffre d’affaires avec un accès optimisé et réfléchi sur leurs droits à l’assurance-chômage en cas de baisse d’activité. Ceux-ci disposent de bien plus de ressources et de visibilité sur leur activité que deux autres types de population que j’ai catégorisés comme des « entrepreneurs de la débrouille » plus précaires ou des « piéçards modernes » facturés au résultat et non au temps de travail engagé. Le portage salarial ne fait pas table rase des inégalités qui se sont structurées dans des carrières salariées antérieures. Plus généralement, le portage salarial s’est apparenté à une solution pour encourager le travail indépendant tout en y mettant un vernis social de sécurité économique et juridique qui le protège de toutes les critiques adressées à l’encontre du statut d’auto-entrepreneur, par exemple. Cela n’empêche pas, par ailleurs, que certains portés conjuguent les deux situations – portage salarial et micro-entreprises – s’ils dépassent les différents seuils.

Que sait-on des trajectoires des salariés portés et leur regard sur leur situation ?

La plupart du temps, les portés ont recours au portage salarial après une période de chômage à la suite d’un licenciement subi ou d’une rupture conventionnelle. D’autres, bien moins majoritaires, avaient déjà créé leur mini-entreprise et y ont vu une manière d’adoucir cette forme d’indépendance. La durée moyenne du portage salarial est d’environ trois ans. Ensuite, la grande majorité d’entre eux retrouvent un emploi salarié. Lorsqu’on discute avec des portés, leur position sur le salariat n’est pas toujours claire. Ils peuvent y voir une forme de repoussoir pour la subordination qu’il implique, mais ce sont, parallèlement, des publics très informés sur les garanties de protection qu’il comprend. Le portage salarial va surtout diluer cette corrélation entre subordination et salariat. Par exemple, pour des anciens salariés d’entreprises de services du numérique, ils peuvent y voir un moyen de choisir leurs missions en ayant plus de visibilité sur leurs tarifs sans se soumettre à l’arbitraire d’un management.

Comment s’approprient-ils cette alternative ?

Quand on analyse les discours des entreprises de portage salarial, c’est comme si un changement de langage et de logiciel devait s’opérer. Même si les ressources d’accompagnement restent plutôt limitées, des formations sont proposées pour développer son réseau, construire son offre de missions, valoriser ses expériences et son parcours. Plus qu’une réflexion sur l’employabilité des compétences acquises ou d’un savoir-faire technique, il s’agit d’adapter ses compétences comportementales et d’engager une transformation de son rapport au monde de l’entreprise. Si les hommes sont majoritairement représentés parmi les portés (avec une répartition approximative de 58 % d’hommes et 42 % de femmes), j’ai également pu observer une appropriation différente de la condition et du propos autour du portage salarial en fonction du genre. Les hommes ont plutôt tendance à minimiser le fait d’être salariés pour privilégier un discours sur la liberté, l’indépendance et l’expérimentation de nouveaux modes de travail qui s’appuierait sur une structure de portage pour faciliter le traitement de ses tâches administratives et comptables. Pour certaines femmes, le choix du portage est parfois justifié par une sorte de négociation avec leur conjoint où l’idée est, en quelque sorte, d’adoucir cette indépendance pour ne pas avoir la perspective d’un seul revenu stable au sein du foyer.

Parcours

Sociologue, actuellement employé dans une des principales sociétés de portage salarial, Alexis Louvion a soutenu sa thèse en 2019 au Centre d’études et de recherches sur l’emploi (CEET/Cnam) : « Blanchir les zones grises de l’emploi : le portage salarial, extension ou détournement des institutions salariales ? ». Il a ensuite mené une recherche postdoctorale à la chaire Good in Tech (Sciences Po/Institut Mines-Télécom) sur la professionnalisation des Data Protection Officers (DPO), soit les délégués à la protection des données rendus obligatoires par l’introduction du RGPD.

Auteur

  • Judith Chétrit