logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

La « grande reconversion » n’est pas pour demain

À la une | publié le : 01.05.2023 | Dominique Perez

La « grande reconversion » n’est pas pour demain

La « grande reconversion » n’est pas pour demain

Crédit photo DR

Faudrait-il instituer un « droit à la reconversion » pour répondre à une aspiration croissante des actifs et favoriser les mobilités professionnelles vers des secteurs et métiers qui recrutent ? Le chantier est ouvert, mais les réponses insuffisantes, selon les experts.

Le désir serait bien là, tangible, répété à l’envi, allant de pair avec les interrogations actuelles sur « le sens » du travail, ou l’expression d’une certaine souffrance, dont l’issue privilégiée serait le départ, ou la fuite de son entreprise. Près de la moitié des Français, selon un sondage BVA/LHH paru en 2021, auraient « pensé à », réalisé ou entamé une reconversion au lendemain de la crise sanitaire, dont 17 % l’auraient déjà achevée. Cette thématique est également apparue dans les propos mêmes du chef de l’État comme l'un des objectifs d’un « nouveau pacte de la vie au travail », dans son allocution télévisée au lendemain de la promulgation de la réforme des retraites. Est-on en train d’assister à une « grande reconversion » allant de pair avec une « grande démission », qui seraient devenues des nouveaux marqueurs de l’époque ? « Même s’il n’existe pas de données globales pour savoir si et comment se réalisent ces projets de changement, parce que le phénomène est trop récent, certains indicateurs vont bien dans le sens d’une hausse de cette volonté », analyse Aurélie Gonnet, chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail, spécialisée en construction sociale des compétences, des parcours et du sens du travail. La Caisse des dépôts a par ailleurs récemment mis en évidence une explosion du nombre de bilans de compétences. En 2020, 50 000 personnes ont en effet mobilisé leur compte personnel de formation pour financer un bilan et 96 000 en 2022… L’utilisation grandissante d’un des plus anciens outils, bien identifié comme un prélude possible au changement professionnel, est au moins le signe d’une volonté de repositionnement. Sur la concrétisation des projets, en revanche, les données fiables et récentes font cruellement défaut pour analyser précisément le phénomène.

Aux désirs de promotion sociale et d’évolution professionnelle se seraient-ils substitués aujourd’hui d’autres moteurs ? Dans les années 1980, la problématique était certes de « pallier la crise du chômage, mais aussi d’ouvrir la possibilité d’un plus grand épanouissement professionnel, explique Aurélie Gonnet. En permettant, certes, aux personnes de trouver un emploi, mais un emploi qui correspondait aussi à leurs désirs d’évolution. Aujourd’hui, les problèmes de santé et d’épuisement professionnel apparaissent bien plus nombreux dans les motivations de changement, notamment pour les catégories intermédiaires. »

Dans son enquête nationale sur le devenir des salariés en reconversion, portant sur 33 000 personnes ayant terminé une formation financée dans le cadre d’un PTP au sein du réseau des Transitions Pro, l’Observatoire des transitions professionnelles met en évidence la première raison qui conduit les salariés et les demandeurs d’emploi à s’engager effectivement dans ce dispositif : « L’envie réelle de changer de métier apparaît comme la première motivation de 93 % les salariés, le désir de sécuriser un parcours professionnel ne concernant que 15 % des personnes interrogées. 52 % des bénéficiaires ont entrepris cette démarche pour faire face à une "situation complexe" d’emploi (risque de licenciement, conditions de travail trop éprouvantes…). Cette situation concerne plus souvent les salariés qui travaillaient dans le domaine du commerce ou de l’industrie. » Enfin les problèmes de santé concernent 15 % des désirs de reconversion… Parmi les raisons prépondérantes : l’expression d’un « mal-être » qui, selon une étude de France Compétences publiée en février 2022, est le premier facteur de changement : « 84 % des personnes interrogées déclarent avoir envisagé de se reconvertir en raison d’une insatisfaction professionnelle, souligne l’étude. Un "motif récurrent" des sollicitations des professionnels de l’orientation et du conseil, qui va croissant au cours de ces dernières années » (lire aussi l’analyse de Béatrice Delay).

 

Ancrer la reconversion dans une démarche positive

Autre « antienne » largement répandue aujourd’hui, qui est apparue plus nettement après la crise sanitaire, la « quête de sens » au travail, qui, pour Catherine Négroni, sociologue du travail et auteure notamment d’un ouvrage paru en novembre 2007 portant sur la « reconversion professionnelle volontaire », n’est cependant pas totalement nouvelle, même si « elle est devenue centrale » aujourd’hui : « En 2007, cette notion apparaissait déjà ; des candidats à la reconversion exprimaient alors un sentiment de routine, d’insatisfaction, voire de souffrance au travail, et dans tous les cas, ils ne se retrouvaient plus dans le métier occupé. La dimension de la quête de sens dans une utilité symbolique était également importante et innovante à l’époque. Mais on ne quitte généralement pas un travail quand on s’y sent bien… Ce qui a beaucoup évolué, ce sont les intérêts multiples des salariés, qui ne concernent plus seulement le travail. » Privilégier un équilibre vie privée/vie professionnelle, ne plus tout concentrer uniquement sur son emploi et, surtout, ne plus effectuer le même travail toute sa vie… Quitte, donc, à en changer. Face à ses aspirations, les réponses seraient-elles insuffisantes, voire inadaptées ?

Faciliter les démarches de reconversion, pour certains observateurs, supposerait de changer radicalement de focale sur le monde du travail tel qu’il a évolué, qui « reste dans un modèle et une vision assez éculés », estime par exemple Paul Santelman, consultant expert en ingénierie des compétences. Après avoir exercé notamment en tant que directeur de la veille « Emplois et qualifications à l’Afpa, il prône une révolution culturelle dans le domaine : « On a l’impression que les gens font le même métier toute leur vie, comme si on commençait à 20 ans, et qu’à 60 ans nous devions toujours être dans le même poste et la même entreprise. Ce qui est faux, les personnes changent et évoluent professionnellement. » Reconsidérer la reconversion comme une étape « positive », voire normale dans la vie d’un travailleur et non comme un « pis-aller » permettrait, pour lui, d’aborder la question différemment, en facilitant les mouvements. « La notion de reconversion est très associée au chômage, aux PSE, et apparaît comme une sorte de réponse aux accidents de la vie, non comme une option volontaire des personnes. Il faudrait modifier ce regard sur ces changements professionnels, qui ne sont pas vraiment valorisés. »

 

Vers un « droit » à la reconversion ?

Le moment serait bien choisi, pour Bertrand Martinot, économiste, directeur du conseil en formation et développement des compétences chez Siaci Saint Honoré. Car aux demandes du monde économique pourraient correspondre les aspirations de salariés qui se cherchent. « Dans un contexte où l’on arrive presque au plein-emploi, leurs préoccupations peuvent se résumer à deux éléments : le pouvoir d’achat et la mobilité professionnelle, la peur du chômage n’étant plus prédominante. C’est le moment où l’on peut jouer sur les réallocations de main-d’œuvre pour pallier en partie les déficits de compétences et de candidats, avec une aspiration des travailleurs beaucoup plus forte qu’il y a quelques années à une mobilité professionnelle, et qui demandent de meilleurs salaires et conditions de travail. » Créer un « droit à la reconversion », quand les dispositifs y permettant un accès « simplifié » sont globalement peu lisibles, serait une mesure que Paul Santelman, notamment, appelle de ses vœux. Ce qui ouvrirait la voie – surtout dans un contexte d'allongement de la durée du travail – « à une réflexion plus poussée sur les personnes en milieu et fin de carrière ».

Très axée sur l’emploi des jeunes, la politique de formation professionnelle aurait en effet oublié quelque peu les salariés plus âgés. « Nous avons pu constater un fort effet de souffle sur l’emploi des jeunes, poursuit Paul Santelman, avec cet objectif d’un million d’apprentis. En revanche, la question des salariés qui souhaitent évoluer professionnellement ne constitue pas un message fort aujourd’hui, et n’est pas un élément structurant de la politique de formation professionnelle. »

Auteur

  • Dominique Perez