Né le 2 janvier, France Travail est l’instrument permettant d’atteindre le plein-emploi en 2027. Le temps est compté. Or, dans le détail, rien n’est encore en place, les décrets d’application devant être publiés au fil de l’année. Les nombreuses zones de flou suscitent des inquiétudes fortes.
Porté sur les fonts baptismaux par la loi pour le plein-emploi adoptée le 14 novembre 2023, France Travail a donc vu le jour début 2024. Comme le prévoyait le rapport de la mission de préfiguration remis par Thibaut Guilluy, qui en est désormais le directeur général après avoir occupé le poste de haut-commissaire à l’Emploi et à l’Engagement des entreprises, France Travail sera un « opérateur au service de la coopération des différents acteurs de l’emploi ». La loi « plein-emploi » prévoit la création d’un « Réseau pour l’emploi » dont l’efficacité reposera sur « la coordination des missions relatives à l’accueil, à l’orientation, à l’accompagnement, à la formation et à l’insertion des demandeurs d’emploi.
Sur le papier, les rôles sont distribués : France Travail reprend les missions de Pôle emploi ; les missions locales restent les « premiers interlocuteurs » des jeunes demandeurs d’emploi ; le réseau Cap Emploi – dont les agents travaillent déjà en étroite collaboration avec ceux de Pôle emploi depuis 2022 – continuera d’accueillir les travailleurs en situation de handicap ; et les différents services de l’État ou des collectivités locales dédiés à l'insertion contribueront aussi aux missions du nouvel opérateur. Sur le terrain, en revanche, les acteurs sont pour le moins dubitatifs... Pour Natalia Jourdin, déléguée syndicale centrale (DSC) Force ouvrière de France Travail, tout reste à faire : « La mise en place de France Travail risque d'être un petit peu cacophonique, puisque personne ne sait concrètement ce que va faire cette structure ni comment elle va le faire. Les missions que nous connaissons déjà de Pôle emploi sont maintenues dans France Travail. En revanche, tout le volet coordination du système constitue une nouveauté. Comment va-t-il s'orchestrer dans les faits ? Aujourd'hui, nous n'avons pas d'éléments de réponse. »
Même son de cloche du côté de la CFDT, indique Hélène Ibanez, secrétaire générale fédération PSTE : « Aujourd'hui, la difficulté , c'est qu’il y a très peu de visibilité sur les modalités de réalisation. Peu de réponses ont été apportées dans la loi qui n'est finalement qu'une réforme du RSA qui ne dit pas son nom et qui n’apporte presque rien sur la gouvernance elle-même. Le rapport de préfiguration de France Travail comprenait énormément de choses très intéressantes sur une meilleure coordination des acteurs du service public de l'emploi, mais il y avait vraiment des soucis sur la gouvernance qui accordait peu de place aux partenaires sociaux. »
« La promesse ne sera pas tenue »
L’objectif ambitieux d’accompagnement vers l’emploi de plus d’un million d’allocataires du RSA suscite des craintes. « Que dit la loi ? demande Hélène Ibanez. Que tous les allocataires du RSA vont devoir être accompagnés sur une modalité renforcée, ce qui n’est possible que si un agent accompagne 15 à 20 personnes au maximum, comme c’était le cas avec le contrat d’engagement jeune. Le rapport de Thibaut Guilluy préconise, pour assurer cet accompagnement très intensif, de limiter à 50 le nombre de demandeurs d’emploi par agent. Comment cela peut-il être possible si la plupart des allocataires du RSA doivent bénéficier de ce type d’accompagnement ? Sur les 55 000 agents du réseau Pôle emploi, environ 30 000 sont dédiés à l’accompagnement, mais il faut encore retrancher de ce nombre ceux chargés du management. Que risque-t-il de se passer ? La promesse ne sera pas tenue et beaucoup d’allocataires du RSA ne seront pas accompagnés comme ils devraient l’être. »
Les conditions de travail ne peuvent que pâtir de cette surcharge de travail, estime de son côté Natalia Jourdin : « Pour FO, accompagner mieux les gens, c'est avoir des portefeuilles plus réduits pour avoir plus de temps à consacrer à chaque demandeur d’emploi. La direction affirme que chaque conseiller gère un volume de demandeurs d’emploi aux alentours de 130. Sur le terrain, nous constatons qu’en réalité chaque conseiller gère en moyenne autour de 400 demandeurs d’emploi. C’est une moyenne. Cela peut aller jusqu'à plus de 1000, au gré des actions lancées par le Gouvernement, à destination de publics spécifiques, comme “Action Recrute”, qui doivent être menées sans augmentation d’effectifs. »
Selon FO, 300 équivalents temps plein travaillés (ETPT) supplémentaires devraient venir étoffer les effectifs de France Travail en 2024. Pas vraiment de quoi rassurer la DSC Natalia Jourdin : « Est-ce que cela suffira pour absorber cette charge de travail supplémentaire ? Nul ne le sait, puisqu'en fait, aujourd'hui, il est impossible de quantifier précisément le temps homme nécessaire pour accomplir les tâches supplémentaires qui nous sont dévolues par la loi en plus de nos missions régaliennes. À chaque fois que la question a été posée à la direction, la réponse a été très, très évasive, on nous a assuré que les effectifs actuels seraient bien suffisants. Et qu’il y aurait un redéploiement des ressources, ce qui implique une surcharge de travail pour les équipes qui verront leurs effectifs réduits. »
Renforcer l'investigation sur l'IA
Comment cette évolution majeure va-t-elle impacter les métiers des conseillers de France Travail ? « Nous craignons un renforcement du contrôle au détriment de l'accompagnement en tant que tel, confie Natalia Jourdin. C'est plutôt sur cet aspect-là qu'il y a une volonté claire de renforcer les moyens. Et au demeurant, c'est ce qui transparaît à travers la loi. Elle prévoit un renforcement des engagements des demandeurs d'emploi. Et qui dit renforcement des engagements, dit aussi un renforcement des contrôles. »
Le 6 décembre 2023, devant la commission des affaires sociales du Sénat, le futur directeur général de France Travail, alors à la tête de Pôle emploi, Thibaut Guilluy, a annoncé « renforcer l’investigation sur l’intelligence artificielle qui risque de bouleverser nos façons de travailler ». Des propos qui suscitent l’inquiétude, estime la responsable de FO : « Nous craignons que les conseillers soient remplacés en partie par une intelligence artificielle qui guide le demandeur d'emploi en fonction de réponses qu'il donnerait lors de ses échanges sur son espace personnel avec l'institution. »
L’accompagnement d’un nombre accru d’allocataires du RSA risque d’aggraver les conditions de travail, souligne la syndicaliste : « Cette surcharge de travail va poser un problème de santé au travail qui a été déjà mise en lumière avec l'expertise votée par le CSE central en 2022 qui portait sur 2021. FO a déjà tiré la sonnette d'alarme sur les arrêts de travail et sur ce qu'on appelle les signaux faibles, c’est-à-dire les faisceaux d'indices qui indiquent un épuisement professionnel. Donc, si aujourd'hui les agents sont encore plus sollicités, il ne faudra pas s'étonner de voir la situation s’aggraver. » Plus globalement, FO regrette que les présentations faites aux élus ne traitent pas les impacts des évolutions de l’organisation sur les salariés, en matière de conditions de travail, de charge de travail et d'impacts concrets. « Ces présentations ne donnent aucune information sur ce qui va changer dans le travail des agents et dans quelle mesure seront modifiées leurs conditions de travail au sens large comme les définit l’INRS », résume Natalia Jourdin.
Pas d'instance de gouvernance des données ?
Autre crainte forte, celle de voir augmenter l’agressivité des personnes accueillies. Porté par les élus FO et SNU du CSE central de France Travail, un droit d'alerte pour danger grave et imminent est en cours. « Entre 2019 et 2021, les agressions durant les phases d’accueil, de contact avec le public, en présence ou par téléphone ou messagerie, ont augmenté de 39 %, estime Natalia Jourdin. Nous craignons que les sanctions prévues par la loi causent une augmentation de ces agressions avec l'entrée en vigueur des obligations liées au contrat d'engagement et des sanctions liées à l'inobservation des engagements. »
Le « Réseau pour l’emploi » sur lequel doit s’appuyer France Travail devrait aussi se doter d’un système d’information commun auxquels pourront accéder l’ensemble des acteurs impliqués. La CFDT déplore l’absence de gouvernance de la donnée qui sera utilisée au sein de France Travail et par les acteurs qui vont travailler avec cette institution : « II y a une gouvernance du système d’information (SI) en tant que tel mais pas de la donnée. Or ce sont deux choses bien distinctes, estime Hélène Ibanez. La loi étant muette sur la question, le “SI plateforme” devrait a priori fonctionner avec de la donnée sociale commune, c’est-à-dire les données fournies par la déclaration sociale nominative (DSN). Or, non seulement ces données ne sont pas du tout hébergées par des acteurs du service public de l’emploi, mais elles appartiennent aux entreprises et aux salariés qui, à l’heure actuelle, n’ont pas leur mot à dire sur l’utilisation qui en sera faite par France Travail. »
La secrétaire générale de la fédération PSTE estime qu’il n’existe pour l’heure aucune instance de gouvernance en mesure de statuer sur qui pourra utiliser telle ou telle donnée ou la transmettre à tel opérateur : « C'est une question de fond, y compris en matière d'acceptabilité de la part des citoyens qui doivent savoir par qui et comment sont utilisées leurs données. » La préoccupation est d’autant plus grande que France Travail va collaborer avec des opérateurs extérieurs, que ce soit des associations d'insertion ou des opérateurs privés de placement. « Comment seront contrôlés les usages des données ? Pour l’instant, les partenaires sociaux ne sont même pas présents dans l’instance de gouvernance du SI qui sera aussi vraisemblablement l’instance de gouvernance des données. Or, c'est problématique car ces données appartiennent aux entreprises et aux salariés. »
La loi prévoit aussi qu’un comité national pour l’emploi et des comités territoriaux pour l’emploi permettront de définir les orientations et le fonctionnement du système. Un dispositif qui ne convainc guère Hélène Ibanez : « Bien sûr, les partenaires sociaux sont présents dans l’instance de gouvernance globale de France Travail, mais il y a tellement de parties prenantes qu’il sera très difficile d’aller au fond des sujets. Il y a un risque de voir les opérateurs décider de tout du fait de l’impossibilité de traiter les sujets au niveau de l’instance de gouvernance globale, du fait de sa complexité. Ce sont ces aspects très concrets qui feront que le dispositif va fonctionner ou pas. Mais à ce stade, nous ne savons pas comment cela va se passer parce que tout a été renvoyé à des décrets qui seront publiés durant l’année 2024. Pour l’instant, nous avançons à l’aveugle. » Thibaut Guilluy pourra-t-il éclairer le chemin qui reste à parcourir jusqu’au plein-emploi ? Il lui reste 1 000 jours pour y parvenir.