Qui sont les salariés « éloignés du dialogue social » et comment leur rendre l’appétence pour la négociation collective ? C’est l’objet d’une étude que publie aujourd’hui la Fondation Jean Jaurès, qui propose non seulement un examen des typologies de ces « exclus » du dialogue social, mais élabore une série de solutions pour les faire revenir aux urnes.
Ils sont travailleurs précaires, salariés de TPE, intérimaires, enchaînent les contrats courts, travaillent pour les plateformes d’emploi ou sont tout simplement indifférents à l’évolution du monde du travail, quand cette indifférence ne se confine pas tout simplement à la résignation ou à l’à-quoi-bonisme.
Eux, ce sont les « éloignés du dialogue social » dont l'Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean Jaurès dresse le portrait dans une étude publiée ce jeudi 14 décembre. Ceux qui boudent les élections des CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés, où la participation a chuté de 42,7 % à 38,2 % entre 2013 et 2023. Ou qui s’abstiennent massivement lors des scrutins professionnels dans les TPE. Avec une participation de 5,44 % en 2021, la situation alarme suffisamment les partenaires sociaux pour que l’U2P et les cinq organisations syndicales représentatives aient récemment pris le temps de brainstormer ensemble pour imaginer des moyens de faire revenir les salariés aux urnes en 2024. Ou ceux, enfin, qui ont massivement ignoré, en 2022, les toutes premières élections des travailleurs des plateformes, puisque sur les 120 000 travailleurs appelés aux urnes, seuls 1,8 % des livreurs et 3,9 % des chauffeurs VTC se sont déplacés pour désigner leurs représentants.
Et cet étiolement de la base électorale ne touche pas que le privé. L’abstention était en hausse de plus de six points dans la fonction publique entre 2014 et 2022. « Il existe donc un phénomène de fond qui n’épargne aucun secteur du salariat français et qui doit être analysé pour ce qu’il est : une perte d’intérêt pour le dialogue social dans sa forme actuelle », concluent les auteurs de l’étude.
Les acteurs sociaux mal identifiés
Ce n’est pas tant que les salariés sont ingrats ou méconnaissent l’utilité du dialogue social. 68 % jugent même son utilité concrète et 48 % pensent qu’il a apporté – et apporte encore – des améliorations concrètes pour les travailleurs. Mais souvent, ils en identifient mal les acteurs ou les finalités. Ainsi, s’ils sont 63,7 % à identifier les employeurs et 57,4 % les syndicats comme acteurs du dialogue social, ils sont aussi 45,3 % à considérer que l’État en fait partie, 27,3 % à y inclure le monde associatif (dont 30,3 % pour les seules associations de consommateurs), 18,7 % les ONG et 8,4 % les avocats ! « Cette opinion [des sondés] vient sûrement de leur engagement dans des associations ou des ONG qu’ils identifient comme des médiateurs sociaux », note la Fondation Jean Jaurès.
Le fait est que le désintérêt croissant des salariés pour le dialogue social va souvent de pair avec l’indifférence pour l’investissement politique. Un comparatif effectué entre abstentionnistes à l’élection présidentielle et éloignés du dialogue social révèle que chez les premiers, la perception positive du dialogue social ne dépasse pas les 42 % alors qu’elle monte à 73 % chez les votants et 54 % chez les votes blancs. Les non-votants sont aussi les plus nombreux à juger que le dialogue social ne contribue pas à améliorer la situation des salariés.
Le niveau d’éducation et le lieu de résidence jouent
Par ailleurs, la perception du dialogue social est souvent corrélée au niveau d’éducation. « Les diplômés d’un niveau supérieur au Bac sont de l’ordre de 70 % à considérer que le dialogue social joue un rôle positif contre 50 à 60 % pour les niveaux inférieurs ou égaux au Bac : les basses qualifications se confirment donc comme un terrain à reconquérir », expliquent les auteurs de l’étude. Très logiquement, les moins éduqués sont aussi ceux qui se considèrent les moins impliqués dans le dialogue social (56,5 %). Dans ces conditions, ceux qui estiment que le dialogue social profite le plus aux salariés sont massivement les cadres (66 %), contre 57 % des ouvriers et 53 % des employés.
Le lieu de résidence joue aussi sur la vision du dialogue social. Les salariés résidant au plus près des lieux de décision et des sièges des entreprises le perçoivent plus favorablement que ceux qui en sont éloignés. Ainsi, 85,4 % des salariés franciliens admettent l’utilité du dialogue social et de la négociation collective contre seulement 58 % de ceux qui résident dans des communes de 2000 à 20 000 habitants.
Des CSE plus proches des salariés
Si l’étude identifie la typologie de ces éloignés du dialogue social, la Fondation Jean Jaurès avance plusieurs pistes pour aider les salariés à retrouver de l’appétence pour la négociation collective. Et en la matière, les leviers à activer ne manquent pas, allant d’une publicisation systématique directement sur les bulletins de paie des avantages salariaux obtenus par la voie du dialogue social – une initiative que le think tank suggère de débuter par une mise en lumière des nouvelles dispositions de la récente loi sur le partage de la valeur - en passant par la résurrection des « espaces de dialogue professionnel » dans les entreprises où salariés chapeautés par les élus et managers pourraient échanger sur les conditions de travail, ou encore de profiter des nouvelles attributions environnementales des CSE pour impliquer les salariés dans leurs travaux.
Mais c’est surtout à une réforme en profondeur des comités sociaux et économiques qu’appelle la Fondation Jean Jaurès. « Avec maintenant cinq ans de recul, on constate que la quasi-totalité de ces CSE sont dysfonctionnels. Le transfert par ordonnances de l’ensemble des prérogatives des CE, DP et CHSCT au CSE a transformé des droits réels en droits théoriques difficiles à exercer pleinement », estiment les experts.
Agendas trop chargés, sujets liés à la santé et aux conditions de travail expédiées, représentants de proximité inexistants… la refondation doit être profonde. Sans forcément plaider au retour des comités d’entreprise et des CHSCT, l'observatoire recommande, par exemple, l’obligation d’inscrire les questions de santé et de sécurité à l’agenda de chaque réunion de CSE, d’implanter une CSSCT sur chaque site de production – et non plus seulement au niveau des sièges sociaux – ainsi qu’« une CSSCT multisite pour les petits sites », de rendre les représentants de proximité obligatoires dans tous les sites de plus de dix salariés, de prévoir des mécanismes faisant en sorte que l’ensemble des thématiques autrefois traitées par les CE, CHSCT et DP soient abordés en CSE et, enfin, d’organiser une évaluation annuelle de tous ces dispositifs. Une série de moyens qui, en rapprochant les salariés de leurs instances représentatives, pourrait peut-être les convaincre de retourner aux urnes…