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"Le droit de grève étant constitutionnel, ceux qui l’exercent sont protégés"

Liaisons Sociales Magazine | Dialogue Social | publié le : 26.05.2016 | Emmanuelle Souffi

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Le blocage des raffineries s'intensifie et la menace de perturbations dans les transports s'accroit. Que risquent les opposants à la loi Travail ? L'entreprise et l'Etat ont-ils le droit de débloquer un site ? Les réponses d'Anne Imbert, avocate associée au département social du cabinet Delsol.

Les salariés ont-ils le droit de bloquer leur entreprise ?

La grève est un droit fondamental et constitutionnel accordé à tous les salariés. Il n’existe pas de définition légale. Selon la jurisprudence, elle doit répondre à trois critères pour être licite : être une cessation collective du travail, reposer sur une action concertée et des revendications professionnelles.

Ceux qui bloquent les raffineries réclament le retrait du projet de loi Travail. Est-ce une grève politique ?

C’est un mouvement national qui ne concerne pas simplement les raffineries mais aussi la SNCF, les services des impôts, la RATP… Un arrêt de travail qui contesterait les décisions de la puissance publique (alliance militaire, décisions de justice ou administrative) ne serait pas considéré comme licite car éloigné de considérations professionnelles. Mais s’il touche à une réforme gouvernementale, comme le projet de loi travail, il est très compliqué de dire qu’il est politique et donc illicite. Pour preuve, les dispositions sur le licenciement économique présentes dans le projet de loi pourront affecter la vie de l'ensemble des salariés. En 2010, les grèves autour de la réforme des retraites avaient été considérées comme légales par les magistrats. Il est également admis qu’un salarié puisse se mettre en grève pour contester des projets en cours d’adoption. C’est ce qu’on appelle les grèves de solidarité, terme souvent utilisé par les organisations syndicales pour justifier un mouvement de portée nationale.

A partir de quel moment ce droit peut-il être considéré comme abusif ?

Dès lors qu’il désorganise l’entreprise toute entière et pas seulement la production ou le service auquel les salariés grévistes appartiennent. Quand on empêche les flux d’entrée et de sortie, les autres salariés et les fournisseurs de pouvoir exécuter leur tâches, quand aucune mesure de sécurité n’est prise…. Dans tous ces cas, la grève peut être considérée comme abusive car elle est une entrave à la liberté de travailler et au libre exercice de l’activité par l’employeur (CA Besançon 7 mars 2003 n° 02-1246, ch. soc., Nicolas c/ SARL transports Jacques).

Dans cette affaire, l'accès unique au site avait été bloqué par des camions, rendant impossible la sortie des poids lourds stationnés à l'intérieur de l'entreprise. Or, ils étaient chargés de pièces détachées à destination d'usines en France et en Espagne. En raison de la pratique des flux tendus, tout retard d'acheminement désorganisait gravement l'ensemble de la chaîne de production. Il entraînait des répercussions financières très négatives pour le fabricant, qui réalisait plus de 98% de son chiffre d'affaires avec le même client.

Même un barrage filtrant, dans la mesure où il perturbe le processus de l’entreprise et retarde, par exemple, le départ de bus peut être considéré comme abusif.

Peut-on réquisitionner les salariés grévistes et les obliger à reprendre le travail ?

Deux procédures sont, en droit, admissibles. La première, à l’initiative du gouvernement, l’autorise à prendre des mesures de réquisition pour « les besoins généraux de la Nation ». Ce pouvoir, non limité aux services publics et pouvant donc aussi affecter des grévistes d'une entreprise privée, est strictement encadré par les textes. En pratique, cette modalité de réquisition n'est que rarement mise en œuvre.

Le préfet peut légalement requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations créent une menace pour l'ordre public. En 2010, un arrêté préfectoral avait été pris pour réquisitionner durant six jours des membres du personnel de l'établissement pétrolier de Gargenville, exploité par Total, bloqué dans le cadre d'un mouvement national contre la réforme des retraites. Le Conseil d’Etat l’a validé au nom de l’urgence et face aux nécessités de l'ordre public : menaces sur la sécurité aérienne du fait de l'incapacité pour l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle d'alimenter les avions en carburant ; risques sur la sécurité routière, la pénurie d'essence en Ile-de-France menaçant le ravitaillement des véhicules de services publics et de première nécessité.

Et l’employeur ?

Il peut demander une ordonnance de justice en référé d'heure à heure pour trouble manifestement illicite et obtenir l’évacuation des lieux occupés, y compris avec le concours de la force publique. Total, dont les raffineries sont à l’arrêt, doit être en train d’étudier la question, à l'évidence, très sensible socialement…

Quelles sanctions encourent les salariés « bloqueurs » ?

Le droit de grève étant constitutionnel, ceux qui l’exercent bénéficient d’un statut protégé contre les ruptures du contrat de travail. Si on peut démontrer des dérives ou des abus collectifs (perturbations significatives du site, impossibilité de travailler…), personnellement imputables à chacun, les salariés sont passibles d’un licenciement pour faute lourde. Mais il s'agit d'un contentieux très risqué car si les éléments constitutifs d’une faute lourde ne sont pas rassemblés, le licenciement est nul et le salarié doit être réintégré. En terme de management et de climat social, la gestion de telles situations demeurent complexes.

Et quid de la responsabilité des syndicats ?

Lorsque les entraves au libre accès de l'entreprise et à la liberté du travail ont été effectuées sur les instructions d’un syndicat, celui-ci engage sa responsabilité (Cass. soc. 30 janvier 1991 n° 89-17.332, Syndicat CGT des Papeteries de Mauduit c/ Sté Les Papeteries de Mauduit).

Il peut donc être condamné à indemniser les non-grévistes pour une perte de salaire à la suite d’une grève avec occupation des locaux dès lors qu’il est établi que le syndicat a inspiré et approuvé les faits d’entrave à la liberté du travail et qu’il a agi « de concert avec ceux qui ont commis les actes délictueux » (Cass. Soc. 9 nov. 1982 n°80-14.958). Dans la pratique, les centrales prennent soin de rédiger des tracts très généraux pour ne pas être  soupçonnées d’avoir incité au blocage.

 

Auteur

  • Emmanuelle Souffi