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La santé au cœur du licenciement économique

Règlementation du travail | publié le : 07.06.2023 | Pascal Lokiec

Pascal Lokiec, professeur à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1), président de l’Association française de droit du travail.

Pascal Lokiec, professeur à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1), président de l’Association française de droit du travail.

Crédit photo DR

Par Pascal Lokiec, professeur à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1), président de l’Association française de droit du travail.

La santé mentale au travail constitue un sujet central depuis des années, avec pour toile de fond le contentieux sur le harcèlement moral et ses conséquences sur celle ou celui qui en est victime. Elle prend une place plus importante encore depuis que les juges, prenant acte des liens indéfectibles entre le social et l’économique, ont admis que la souffrance pouvait résulter, non pas de la perversité d’un manager ou d’un collègue, mais d’un choix d’organisation détaché de la personne même du salarié. L’exemple le plus emblématique est bien entendu l’affaire France Telecom qui a vu le tribunal correctionnel puis la Cour d’appel de Paris retenir un harcèlement – dit institutionnel – causé par la politique de l’entreprise visant à faire partir au forceps un nombre très conséquent de salariés. Moins connue, bien que quasi systématiquement mobilisée par les avocats défendant les intérêts des salariés, la prise en compte des risques psychosociaux dans le contentieux des licenciements pour motif économique constitue un autre sujet d’attention, au cœur d’arrêts très récents.

Début de l’histoire

L’histoire commence, en 2008, avec le célèbre arrêt Snecma1, d’où il ressort que l’employeur ne peut, dans l’exercice de son pouvoir de direction, prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés. À l’époque, les juges ont suspendu une nouvelle organisation du travail de maintenance et de surveillance, après avoir constaté que l’entreprise réduisait le nombre des salariés assurant le service de jour, provoquant un isolement préjudiciable à leur santé mentale. Depuis cet arrêt, la jurisprudence n’a fait que confirmer les liens entre restructurations et risques psychosociaux, avec une insistance toute particulière sur le terrain des licenciements collectifs pour motif économique. Il est acquis, en effet, qu’un projet de licenciement collectif pour motif économique est susceptible d’affecter la santé de ceux qui partent, mais aussi de ceux qui restent, en raison notamment d’une possible surcharge de travail.

Informer ne suffit pas

Le Code du travail n’est pas muet sur les liens entre licenciement pour motif économique et santé, puisque le risque pour la santé des salariés constitue l’un des points sur lesquels porte l’information du comité social et économique (CSE) en cas de licenciement collectif pour motif économique. Il est prévu, à l’article L. 1233-10 du Code du travail – qui liste les points sur lesquels le comité social et économique doit être informé –, qu’il doit l’être « le cas échéant, [sur] les conséquences des licenciements projetés en matière de santé, de sécurité ou de conditions de travail ». Le Conseil d’État, compétent sur les grands licenciements pour motif économique depuis que la loi du 14 juin 2013, dont on célèbre ce mois-ci le dixième anniversaire, a transféré au juge administratif le contentieux des PSE, entend manifestement donner toute sa portée à cette obligation d’information. Il vient de préciser, dans deux arrêts très remarqués du 21 mars 20232, que l’administration doit vérifier la présence et la suffisance des informations relatives à l'identification et à l'évaluation des conséquences du projet de licenciement sur la santé ou la sécurité des salariés et, si de telles conséquences ont été identifiées, les mesures arrêtées pour les prévenir. Il faut comprendre que, pour que la procédure d’information-consultation soit valable, des informations sur les conséquences en matière de santé doivent être systématiques apportées, ce qui n’était pas évident au vu du texte du Code du travail ( l’alinéa précité de l’article L. 1233-10 commence par « le cas échéant »). En revanche, informer sur les mesures de prévention n’est exigé que si des risques en matière de santé et sécurité ont été identifiés.

Le bien-fondé des mesures de prévention

Fallait-il aller au-delà de l’information donnée au CSE ? Chacun sait qu’il ne suffit pas d’informer et/ou consulter sur les mesures que l’on prend pour garantir que lesdites mesures sont utiles ! Le tribunal des conflits avait déjà admis, dans une décision du 8 juin 2020, que l’administration doit contrôler, non seulement le respect par l’employeur de ses obligations d’information-consultation en matière de santé, sécurité et conditions de travail, mais aussi le contenu même des mesures envisagées. Tout en confirmant ce point, les arrêts du 21 mars 2023 apportent des précisions supplémentaires.

Le premier de ces arrêts concernait le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), médiatisé à l’époque, du groupe l’Équipe supprimant la totalité des emplois d'une société du groupe, qui avait été homologué par l’administration alors qu’il ne comportait aucune mesure de nature à protéger la santé des salariés pour la période comprise entre l'annonce de la réorganisation et leur départ définitif de l'entreprise. Le second concernait le PSE de l’Afpa, organisme public de formation, pour lequel l’administration s’était assurée que le CSE avait bien été informé et consulté sur les risques psychosociaux, mais n’avait pas vérifié si le document unilatéral de l’employeur comportait des mesures adéquates.

Pour trancher ces affaires, le Code du travail n’est d’aucune aide, puisque si le législateur a prévu un contrôle du respect de certaines obligations (adaptation, recherche d’un repreneur,…) et du caractère suffisant du plan de reclassement au regard d’un certain nombre de critères (notamment la proportionnalité aux moyens de l’entreprise ou du groupe), rien ne se rapporte de près ou de loin aux conséquences en matière de santé. Sans surprise, les juges se fondent sur l’obligation de sécurité et les principes généraux de prévention, comme l’avait déjà fait le tribunal des conflits dans la décision évoquée plus haut. Mais si le fondement s’impose avec évidence, restait à définir, dans le silence de la loi, quel niveau d’exigence l’administration doit avoir lorsqu’elle contrôle les mesures de prévention. L’enjeu est tout sauf anodin ! S’il s’agit simplement de vérifier la présence dans le PSE de mesures de prévention pour les salariés qui restent, ou pour ceux qui partent, sans vérification de l’effet utile desdites mesures, l’exigence sera purement théorique.

Le Conseil d’État n’est pas sur cette ligne puisqu’il répond que l’administration doit vérifier « l'existence de mesures de prévention précises et concrètes » et s’assurer que ces mesures sont « propres » à prévenir les risques et à en protéger les salariés. De cette formule, deux conclusions peuvent être tirées. Premièrement, l’administration doit contrôler la pertinence, et pas seulement la présence, des mesures relatives à la santé et la sécurité prévues par le PSE. Ce qui est une bonne chose, vu l’importance du sujet.

Questions en suspens

La seconde remarque peut paraître purement technique, mais elle est essentielle en pratique. Au vu de la rédaction des arrêts de mars 2023, le contrôle ne paraît pas se confondre avec celui de la suffisance des mesures de reclassement du PSE. Il faut néanmoins rester très prudent sur ce point, qui détermine à la fois la sanction des licenciements (nullité ou non) et le contrôle qui serait opéré en cas de PSE négocié. En effet, le Code du travail ne prévoit la nullité des licenciements qu’en cas d’absence ou d’insuffisance du plan de reclassement, et réduit le contrôle de l’administration à celui de la « présence » des mesures de reclassement lorsque le PSE est négocié. Sachant que plus de la moitié des PSE sont négociés, la seconde question est tout aussi importante que la première ! Aucun des arrêts de mars n’y répond puisque les PSE avaient été élaborés unilatéralement par les employeurs concernés. Peut-on néanmoins imaginer que l’administration et, le cas échéant, le juge administratif, se contentent de vérifier la « présence » de mesures de protection de la santé ? On est, en matière de santé et sécurité, dans un domaine d’ordre public, sur lequel la négociation collective a toujours eu peu de prise. La santé, cela ne se négocie pas !

Il faudra attendre pour avoir une réponse certaine à ces questions, tout comme il faudra attendre de voir si le Conseil d’État raisonnera à l’identique sur un sujet tout aussi sensible, celui de la prise en compte des conséquences environnementales des grands licenciements pour motif économique. Tout comme sur les sujets de santé, la seule lecture du Code du travail ne fournit pas la réponse, voire offre, dans le cas des liens entre environnement et PSE, des réponses contradictoires. Affaire à suivre…

 

(1) Cass. soc., 5 mars 2008, nº 06-45.888

(2) CE, 21 mars 2023, n°460660, 460924 et CE, 21 mars 2023, n°450012

Auteur

  • Pascal Lokiec