Des victimes d’accidents du travail moins indemnisées et des employeurs convaincus de faute inexcusable moins pénalisés : c'est ce qui risque de survenir si l'article 39 du PLFSS 2024 demeure en l'état, affirme FO. Entretien avec Éric Gautron, secrétaire confédéral à la protection sociale collective du syndicat.
En quoi l’article 39 du PLFSS 2024 pose-t-il problème ?
Éric Gautron : Cet article revient sur des niveaux d’indemnisation et, ce faisant, va pénaliser les victimes d’accidents du travail avec, en particulier, la majoration limitée de la rente en cas de faute inexcusable de l’employeur. Le deuxième point aussi grave, c’est que cet article conduit à déresponsabiliser les entreprises par la mutualisation des coûts en cas de faute inexcusable. Cela supprime tout un volet de dissuasion qui favorisait la prévention. Au moment même où le Gouvernement lance une campagne pour réduire les accidents graves et mortels, cet article 39 du PLFSS 2024 va réduire l’indemnisation des victimes et les pénalités des employeurs qui seront nécessairement moins sensibilisés aux enjeux de santé, de sécurité et de prévention. Ça ne va pas du tout. C'est complètement contre-productif.
Quelle est la genèse de ce type d’indemnisation ?
E. G. : Cette rente « accident du travail – maladie professionnelle » (AT-MP) a été créée en 1898 par la loi dite du « compromis social », puis reprise lors de la création de la Sécurité sociale en 1946. Il faut préciser que ce régime est dérogatoire au régime commun d’indemnisation prévu par le Code civil et prévoit une indemnisation forfaitaire. Cette rente viagère est calculée et versée lorsque l’état de santé du salarié est dit « consolidé », c’est-à-dire lorsque la médecine considère ne plus pouvoir apporter d’améliorations. C’est d’ailleurs suite à cette « consolidation » qu’est fixé le taux d’incapacité physique permanente (IPP) servant de base au calcul du montant de cette rente, sauf si le taux d’IPP est inférieur à 10 %, auquel cas le salarié perçoit un capital. Depuis 1898, cette rente venait réparer un seul poste de préjudice, à savoir la perte de capacité de gain. La difficulté à calculer cette perte liée à l’activité professionnelle a progressivement amené les juges à se reposer de plus en plus sur les barèmes médicaux et à évaluer la perte de capacité de travail plutôt que la perte de capacité de gain.
Comment a évolué le système ?
E. G. : En 2006, une réforme a contraint les parties prenantes à éclaircir la question de la nature juridique de la rente. Cette réforme dite des « tiers payeurs » autorise, en cas de faute inexcusable de l’employeur, la CPAM qui verse la rente à récupérer certaines sommes auprès de l’employeur fautif, à condition cependant d’établir les montants versés poste de préjudice par poste de préjudice. C’est pourquoi, dans un arrêt du 19 mai 2009 (n°08-82.666), la chambre criminelle de la Cour de cassation a, en réponse, établi que la rente servie en application de l'article L434-2 du Code de la Sécurité sociale répare nécessairement en tout ou en partie l’atteinte objective à l'intégrité physique de la victime que représente le poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent. La Cour de Cassation établit donc que la rente indemnise bien deux postes de préjudice différents : l’un est patrimonial, il s’agit de la perte de gain professionnel futur ; l’autre est extrapatrimonial, c’est la perte de capacité de travail, autrement dit le déficit fonctionnel permanent. Le seul problème, c'est que ni la loi ni la jurisprudence ne sont venues préciser la proportion de l’indemnisation de chaque préjudice au sein de la rente. Cette omission a été particulièrement problématique dans le cadre de faute inexcusable de l’employeur, puisque les juges demandaient aux salariés de prouver que la rente accordée au titre du déficit fonctionnel permanent n’indemnisait pas déjà d’autres postes de préjudice, dont les salariés demandaient l’indemnisation par le biais de la faute inexcusable. Or, les salariés, n’ayant pas le détail de ce qu’indemnisait la rente, plusieurs postes de préjudice ne parvenaient plus à être indemnisés, faute pour eux de parvenir à apporter la preuve de l’absence d’indemnisation.
La jurisprudence a-t-elle clarifié la situation ?
E. G. : Non, car le Conseil d’État a rendu à la même époque une décision inverse de celle de la Cour de cassation, puisqu’il précisait que la rente AT-MP n’indemnisait que le préjudice patrimonial. Or le déficit fonctionnel permanent n’en fait pas partie. Au début de l’année, en janvier 2023, la Cour de cassation s’est rangée à l’avis du Conseil d’État, tournant le dos à sa jurisprudence antérieure. Dès lors, les salariés qui ont subi un accident du fait d’une faute inexcusable obtiennent une meilleure indemnisation de leur déficit fonctionnel permanent, mais cela crée une différence avec les salariés dont le sinistre n’est pas dû à une faute de l’employeur, puisque leur déficit fonctionnel permanent n’est plus du tout indemnisé. C’est pourquoi les partenaires sociaux ont considéré que le déficit fonctionnel permanent devait être indemnisé automatiquement pour tous les salariés par le biais de la rente, tout en maintenant une meilleure indemnisation en cas de faute inexcusable. Nous souhaitions alors que le législateur explicite la nature duale de la rente en précisant qu’il y a d’un côté un préjudice patrimonial et de l’autre un préjudice fonctionnel, chacun relevant d’un mode de calcul différent. Nous n’avions cependant pas prévu que le Gouvernement allait créer lui-même la méthode de calcul et c’est là qu’arrive l’article 39.
Quelle est cette méthode de calcul ?
E. G. : Le Gouvernement a précisé quel serait le montant de l'indemnisation du déficit fonctionnel permanent : il souhaite qu’il soit égal à une fraction du taux d'incapacité multipliée par une valeur de point d'incapacité fixée par un barème qui tient compte de l'âge de la victime. Deux éléments posent problème. D’abord, pourquoi une fraction du taux d’incapacité ? S’agissant d’une conséquence permanente, nous souhaitons que l’indemnisation se rapproche du montant pouvant être atteint avec l’indemnisation intégrale, même si les organisations patronales rétorquent qu’il s’agit d’un système d’indemnisation forfaitaire. La seconde chose qui pose problème, c’est que les barèmes des points d’incapacité seront fixés par des arrêtés des ministères du Travail et de la Santé. Nous souhaitons qu’ils soient fixés par les partenaires sociaux dans le cadre de la commission AT-MP. S’agissant de l’indemnisation des victimes de faute inexcusable, le mode de calcul proposé limite également beaucoup trop l’indemnisation complémentaire.
Y a-t-il malgré tout une avancée ?
E. G. : Oui. Les victimes verront désormais quel est le montant de l’indemnisation pour chaque poste de préjudice. Nous souhaitons cependant que le mode de calcul soit revu pour qu’il n’y ait plus de majoration limitée en cas de faute inexcusable. Car ce mode de calcul vide de sa substance le dispositif de faute inexcusable, qui avait deux objectifs : d’un côté, réparer le préjudice et, de l’autre, sanctionner les employeurs de telle façon qu’ils soient incités à engager des actions de prévention. Or, que lit-on dans l’exposé des motifs de la loi ? Que l’employeur ne sera plus seul à supporter la charge financière d’un préjudice fonctionnel. Outre qu’il n’y a pas un mot pour les victimes, cela revient à faire payer par l’ensemble des employeurs la faute inexcusable commise par un seul. Il y a là une forme de cynisme.
La période d’indemnisation pose-t-elle aussi problème ?
E.G. : C’est un autre souci majeur : l’article 39 prévoit qu’en cas de faute inexcusable, le préjudice physique et moral ne serait plus indemnisé que durant la période qui s’étend de la date de l’accident à la « consolidation » de l’état de santé de la victime, alors que, jusqu’à présent, cette période commençait à partir de la « consolidation » et durait jusqu’à la fin de la vie du salarié accidenté. C’est un véritable mépris à l’égard des victimes. Leurs souffrances ne seront plus prises en compte que sur une période très courte, dans le seul but de réduire le montant des versements et donc le coût financier pour les employeurs condamnés pour faute inexcusable. C’est une forme de barémisation comparable à celle mise en place pour les licenciements sans cause réelle et sérieuse. En l’état, l’article 39 permet aux employeurs de savoir combien va leur coûter une condamnation pour faute inexcusable. Alors pourquoi feraient-ils des efforts de prévention ?