De très nombreux ouvrages, souvent à faibles tirages, sur des créneaux pointus… Les livres de management résistent à la crise de l’édition. Mais la qualité est rarement au rendez-vous. Et pourtant, il y a quand même des pépites. Suivez nos guides !
Une année 2015 meilleure que 2014, elle-même meilleure que 2013… À en croire Dunod, le leader du secteur, les ventes de livres de management se portent bien. Vous voulez des chiffres plus précis ? Passez votre chemin ! Les éditeurs refusent d’en dire plus. Et comme il n’existe pas d’étude globale sur ce segment, il faudra donc s’en contenter. Le marché est-il florissant ? Non, quand même pas. « La surface consacrée aux livres d’entreprise en général dans les librairies s’est nettement réduite. Car les ventes ne sont pas immédiates et les distributeurs trouvent que les ouvrages ne tournent pas assez vite », explique Claudine Dartyge, directrice éditoriale au sein du Groupe Eyrolles, numéro deux du secteur.
Certaines catégories de livres conservent toutefois une bonne exposition en rayons. Les success stories, tout d’abord. Comme celle d’Elon Musk, le charismatique patron de Tesla, qui a attiré plus de 8 000 lecteurs en trois mois. Les livres de développement personnel, aussi, tirent leur épingle du jeu, comme Révélez le manager qui est en vous. Les guides techniques, qui ont envahi le marché, trouvent aussi parfois leur public.
« Notre collection “La boîte à outils”, sur le management transversal, la gestion des conflits, la stratégie, les chefs de projet marche très bien, se félicite Odile Marion, directrice éditoriale chez Dunod. Les managers ont moins le temps de lire, ils cherchent des livres opérationnels, avec des fiches pratiques, voire des vidéos pour approfondir. » Parmi les best-sellers, le Management d’équipe. Paru en 1992, l’ouvrage se vend encore, et a dépassé les 50 000 exemplaires.
Pléthore de livres.
Ces succès aiguisent les appétits des experts de tout poil – profs, consultants, DRH – en quête de visibilité. Mais les élus sont rares. Les deux principaux éditeurs disent n’accepter que 5 à 10 % des projets qu’ils reçoivent. Sans surprise, la littérature managériale n’échappe pas aux effets de mode. « L’innovation et le leadership n’ont le vent en poupe que depuis trois ans, la notion de leader ayant été connotée négativement jusqu’à la percée du concept d’entreprise libérée », explique Claudine Dartyge. Un sujet qui séduit, d’ailleurs, au même titre que l’empowerment. Les ouvrages traitant de digital, de transformation, de changement, d’agilité ou de coopération s’en tirent aussi mieux que les autres. Insérés dans un titre, ces mots-clés peuvent booster les ventes. D’où une pléthore de livres, de qualité très très variable…
A contrario, l’éthique, la RSE, la diversité, le développement durable ou la religion en entreprise ne font pas recette. « Pour diffuser les livres plus exigeants, nous multiplions débats, colloques et partenariats », explique Bernard Stéphan, directeur des Éditions de l’Atelier. Ainsi, Éthique et entreprise, de la philosophe Cécile Renouard, a pu convaincre 6 000 acheteurs, et Manager sans se renier, de Jean-Paul Bouchet et Bernard Jarry-Lacombe, 7 000. D’autres ouvrages ciblent un public de niche, comme le Management épiphyte ou Motiver comme Nicolas Fouquet. « Quand on dépasse 800 ventes, on peut considérer qu’on a touché un vrai public », confie Gaël Letranchant, directeur des Éditions EMS.
Dans ce foisonnement d’ouvrages aux titres parfois survendeurs, pas simple de trouver son bonheur : les critiques sont rares – on peut en lire dans notre journal, sous la plume de Jean Mercier – et le bouche-à-oreille fonctionne mal. Ce qui a convaincu Liaisons sociales magazine de venir au secours de ses lecteurs. En demandant à des experts du social et des RH leurs conseils pour lire utile et intelligent.
Vive Shakespeare et Balzac !
Hervé Borensztejn, associé chez Heidrick & Struggles, prof au Ciffop.« Les success stories de patrons charismatiques font rêver mais manquent souvent de contrastes. Les ouvrages sur les outils de management, eux, peuvent cultiver le lecteur, mais de manière circonstanciée et surtout théorique. Je préfère donc les auteurs qui prennent du recul et présentent de nouvelles approches, comme Vineet Nayar, avec Employees First, Customers Second, un plaidoyer pour un management bienveillant préfigurant l’engouement pour le concept d’entreprise libérée.Je conseille aussi l’Innovation frugale, de Navi Radjou. L’auteur y promeut un management frugal plutôt que de gros moyens, ce qui implique de questionner des champs parallèles et de favoriser des pratiques collaboratives. Autre lecture intéressante, Move, de Sandy Ogg.
Celui-ci y décrypte des études de cas et opère des choix idéologiques, en interpellant les lecteurs. Parmi les indémodables, je citerais First, Break all the Rules, de Marcus Buckingham, paru en 1999, tout comme les ouvrages de Peter Drucker, le pape du management moderne, et Faits et foutaises dans le management, de Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton. En France, je mentionnerais Lost in Management, de François Dupuy.Dans les business schools, la lecture des sociologues Michel Crozier et Philippe d’Iribarne devrait être obligatoire pour décrocher un diplôme, même si le retour sur investissement se situe à plus long terme. Reste que, pour apprendre sur l’exercice du pouvoir et le leadership, rien ne vaut la littérature classique : Henri V, de Shakespeare, ou le Père Goriot, de Balzac. »
L’éthique managériale, grande absente
Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict CGT.« Les managers privilégient les guides opérationnels pour savoir comment font les autres. Mais ces lectures n’agissent pas sur le bien-être au travail et peuvent leur laisser penser qu’ils trouveront seuls la solution. Or la question de l’organisation du travail et celle des marges de manœuvre sont centrales. C’est ce qui m’a poussé à écrire, entre autres, avec Jean-François Bolzinger, Pour en finir avec le Wall Street management. Il ne peut y avoir de créativité et d’innovation sans esprit critique. La question de l’éthique managériale est rarement évoquée, alors qu’il faudrait autoriser le manager à exprimer ses désaccords. Plusieurs thèmes nouveaux me paraissent porteurs, comme l’entreprise libérée, la digitalisation, ou l’évaluation de la performance. Je conseille aussi Refonder l’entreprise, de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, qui invite à repenser les interactions entre des individus aux intérêts divergents. »
“La littérature y’a qu’à faut qu’on, non merci !”
Sandra Enlart, directrice générale d’E & P.« Les multiples ouvrages techniques sur le nouveau modèle du bon manager m’ennuient profondément. Les success stories ou la littérature y’a qu’à, faut qu’on, non merci ! Je préfère les ouvrages qui défendent une thèse et argumentent, à l’instar de Faut-il libérer l’entreprise ?, de Gilles Verrier et Nicolas Bourgeois, qui déconstruit le concept d’entreprise libérée. Les managers ont besoin de mettre des mots sur ce qui leur arrive, sur les évolutions de la société. Ils doivent être accompagnés pour penser leur situation. Par exemple, l’ouvrage de Matthew Crawford Contact pose des questions essentielles sur le rapport au réel et les finalités du travail. Idem avec le Maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, de Thibault Le Texier. Plusieurs regrets : il y a peu d’ouvrages académiques, les auteurs anglo-saxons ne sont pas toujours traduits et la place faite à la sociologie des organisations est minime dans la littérature comme dans les business schools. Lisez Gérard Reyre, notamment l’Aventure humaine dans l’entreprise. En huit questions : un travail de mise en réflexion remarquable qui interroge nos certitudes et amène à penser autrement. »
“Je recommande une littérature plus critique”
Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha.« Plutôt que des “ouvrages recettes” auxquels je suis peu sensible, je recommande une littérature plus critique et plus profonde, comme Lost in Management et la Faillite de la pensée managériale, de François Dupuy, qui remettent en cause la doxa et tout ce qu’on nous apprend à l’école. Des observations que l’on retrouve dans le Management désincarné, de Marie-Anne Dujarier, sous un angle plus microéconomique, plus « terrain ». En dehors du champ managérial stricto sensu, trois livres macroéconomiques sont intéressants pour des managers : Inégalités, d’Anthony Atkinson, Tous rentiers, de Philippe Askenazy, et le Capital au xxie siècle, de Thomas Piketty, qui évoquent tous la question de la répartition des richesses et qui donnent à réfléchir autrement. J’ai aussi beaucoup apprécié le Mystère français, d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, diagnostic éclairant sur la société française… toutes choses utiles pour un dirigeant d’entreprise. Enfin, mention spéciale à Stratégie océan bleu, de Chan Kim et Renée Mauborgne, passionnant ouvrage sur l’innovation et les nouvelles manières de travailler, et à Refonder l’entreprise, de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, un plaidoyer pour de nouveaux rapports de force et de nouveaux compromis entre les différentes parties prenantes dans et hors de l’entreprise. »
“Je continue à écrire ; j’en suis à 27 ouvrages”
Maurice Thévenet, professeur en sciences de gestion au Cnam et à l’Essec.« Difficile de vendre des livres ! Les managers affirment en lire, mais préfèrent souvent les magazines ou picorer des synthèses ou quelques chapitres. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à écrire ; j’en suis à 27 ouvrages. J’aime cet exercice qui oblige à structurer ses idées. Et puis le livre continue de véhiculer une image positive pour l’auteur. Paru en 1993 et réédité, mon « Que sais-je ? » les 100 Mots du management continue de bien se vendre. Tout comme le Plaisir de travailler, au titre provocateur, sorti probablement trop tôt, en 2000, au regard de l’engouement actuel pour les problématiques de bien-être au travail. En revanche, Managers en quête d’auteur n’a pas marché. C’est un livre dont je suis pourtant fier, parce qu’il m’a demandé un gros travail de recherche et de synthèse. Même déception pour une série de bouquins opérationnels et ludiques, comme le Management. Pourquoi j’échoue ?, ou le Pouvoir. Le management est-il toxique ?. Comme lecteur, j’apprécie les livres qui sortent d’une vision mécaniste selon laquelle il suffirait d’agir d’une certaine façon pour réussir. C’est le cas de Leadership BS, de Jeffrey Pfeffer, qui dénonce la tentation de sacrifier à n’importe quelle idée qui paraît neuve et géniale, et de Reinventing Organizations, de Frédéric Laloux, un livre fin et exigeant sur l’innovation managériale. »