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Les experts, de drôles d’oiseaux à chouchouter

Liaisons Sociales Magazine | Management | publié le : 30.03.2015 | Eric Béal

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Ils ne sont pas faciles à trouver, ni à garder. Les professionnels très pointus dans leur métier ont besoin de liberté et d’échange. Les entreprises conscientes de leur valeur s’attachent à les satisfaire, voire leur créent un statut spécial.

Sur certains profils, les cabinets de recrutement se grattent la tête. Il en est ainsi des experts, pas simples à dénicher. « Les ingénieurs qui maîtrisent des technologies sont rares. Les écoles forment de plus en plus de généralistes », explique, un brin désabusé, un chasseur de têtes qui écume les salons consacrés à la gestion des ressources humaines. Et pourtant, les innovations techniques sont au cœur de la réussite commerciale des entreprises. Certaines commencent donc à proposer de vrais parcours de carrière pour attirer et fidéliser leurs ingénieurs experts. Sans pour autant les obliger à passer par la case manager, une option qui n’est pas appréciée par les plus passionnés de technique. «Les experts sont plus attachés au champ de leur savoir qu’à l’entreprise elle-même. Si celle-ci ne les utilise pas au maximum de leurs connaissances, si elle est mal outillée ou ne leur offre pas une ambiance épanouissante, ils vont voir ailleurs», assure Christophe Falcoz, professeur associé à l’IAE de Lyon 3 et consultant.

Autres caractéristiques de ces «professionnels», comme on les appelle aux États-Unis, un faible attrait pour le reporting et un besoin accru de temps pour avancer dans leurs recherches. «Ils fonctionnent en réseau, explique Claire Lauzol, responsable de la practice expert au cabinet Vivacci. Ils ont besoin de partager leurs réflexions avec des pairs à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise.» Ce qui implique de publier des articles dans des revues scientifiques ou de se rendre régulièrement à des colloques. Les premières entreprises ayant réfléchi au management de leurs experts avaient surtout comme objectif d’améliorer leur reconnaissance en interne. Le programme Edison de Schneider Electric a été créé en 2008 pour valoriser les meilleurs ingénieurs en recherche et développement. Il leur donne des perspectives d’avancement de carrière grâce à une seconde échelle hiérarchique. Il leur permet également d’intégrer un réseau communautaire auquel appartiennent tous les experts de l’entreprise à travers le monde. Enfin, le statut leur offre la possibilité de suivre des formations personnalisées.

Certification.

«Le programme Edison a été créé pour la fonction R&D parce que la technique et l’innovation peuvent donner un avantage stratégique à l’entreprise. Puis nous l’avons petit à petit étendu à d’autres fonctions comme les achats ou l’informatique », précise Christine Dinot, DRH R&D du spécialiste de la gestion de l’énergie. Valable trois ans, le statut n’est pas bradé. François Durand est ingénieur «avant-vente». Auparavant, il officiait dans la recherche et développement. «Le dossier doit être présenté par votre manager, explique-t-il. Tout y est, de votre cursus universitaire à vos dernières réalisations, en passant par la liste des associations professionnelles auxquelles vous appartenez. Puis vous passez par un processus de certification où l’on vérifie que vous savez partager votre savoir et que vous gardez un lien avec les besoins des clients.»

D’autres entreprises ont développé des outils complémentaires pour motiver leurs experts. Certaines offrent des primes ou des actions gratuites en cas de résultat probant. Le Commissariat à l’énergie atomique va jusqu’à les intéresser au rendement financier de leur brevet, à travers un système qui détermine s’ils sont « contributeurs » de rang 1, 2 ou 3. L’intéressement n’est pas uniquement pécuniaire. «Dans la pharmacie, un groupe français a défini des colloques cibles et autorise ses experts à y participer uniquement s’ils ont obtenu des résultats significatifs. C’est devenu une rétribution pour leurs bons et loyaux services», commente Christophe Falcoz, qui refuse de dévoiler l’identité de cette entreprise. Le simple fait d’être désigné expert peut déjà être une distinction très appréciée. Sur 11 500 salariés, STMicroelectronics ne compte que 250 experts reconnus dans la technical ladder, la filière dédiée. Ils sont désignés par un comité d’experts qui évalue leur connaissance et leur contribution en termes de brevets ou d’articles. «Ce statut n’est valable que cinq ans, précise François Suquet, le DRH. S’ils veulent rester experts, ils doivent repasser une évaluation.»

Toutes les entreprises n’en sont pas là. Beaucoup hésitent à passer le pas, d’autres y viennent doucement. Chez International SOS, pas de filière proprement dite, « mais trois niveaux d’expertise sont reconnus et positionnés en parallèle de la structure de management médical et opérationnel. Ils permettent d’être responsable au niveau local, région ou groupe [comprendre pays, continent et monde, NDLR] », indique Arnaud Derossi, directeur médical régional assistance and global medical transport. La création d’un statut spécial n’est d’ailleurs pas indispensable. Au sein de Microsoft non plus, il n’y a pas de filière spécifique. «Chez nous, l’expert est juste un référent sur un domaine particulier, note Alfonso Castro, spécialiste des interfaces entre Microsoft et Linux. Je travaille depuis une dizaine d’années sur le sujet et l’on se tourne naturellement vers moi quand une question se pose.» Pas d’outil managérial particulier non plus, mais le manager est censé adopter une attitude différente.

«Il est admis que nous avons besoin de temps pour creuser notre sujet, ajoute Alfonso Castro. Contrairement à mes collègues, on ne va pas m’embêter avec d’autres sujets et ma hiérarchie ne s’offusque pas de me voir échanger constamment avec d’autres spécialistes de Linux chez Microsoft, mais surtout à l’extérieur.» Et le « professionnel » de souligner qu’il travaille en réseau communautaire avec d’autres experts, salariés de la concurrence. «Le partage des découvertes nous permet de grandir plus vite. Je reviens vers mes collègues pour développer des applications précises destinées à Microsoft.»

Gérer un collaborateur qui a besoin d’une telle liberté dans son activité est inhabituel. Il faut accepter de ne pas tout comprendre et d’attendre éventuellement un certain temps avant de voir le résultat concret de son travail. « Le hiérarchique ou l’animateur d’une communauté d’experts doit adopter un management participatif et délégatif. Il peut partager certaines de ses missions, même s’il conserve la supervision de l’activité », explique Agnès Bucheli, consultante senior chez Leroy Dirigeants. À l’inverse, il lui faut animer son équipe pour l’intéresser aux projets de la direction. «Les meilleurs sont d’anciens experts qui se sont tournés vers le management de projet. Leur maîtrise technique les rend légitimes et ils connaissent la nature de l’activité. Enfin, ils ont appris à animer et à donner envie à leurs collègues en s’appuyant sur d’autres leviers que leur position hiérarchique», estime Claire Lauzol.


Une aide stratégique.

Mais la gestion de leur carrière n’est, aujourd’hui, plus la seule préoccupation. «Dans les grandes entreprises, on est passé du management des experts au management de l’expertise», affirme Martine Le Boulaire, directrice du développement d’Entreprise & Personnel. Et d’expliquer que face à l’obsolescence rapide des connaissances, la gestion de ces personnes clés est aussi un outil pour renouveler les savoir-faire et anticiper les besoins futurs. «Ces professionnels très pointus sont à l’affût des dernières évolutions dans leur domaine. On attend d’eux d’être capables d’aider le top management à définir les priorités stratégiques pour l’avenir», précise-t-elle. C’est ainsi que, dans l’aéronautique, un grand patron a institutionnalisé le fait de recevoir des experts dans son bureau une fois par mois. Pour se tenir informé des dernières avancées technologiques et envisager leurs possibles applications.

Chez Renault, Christian Deleplace est expert fellow, chargé de définir et de mettre en place la filière expertise. Il contribue aussi à éclairer la direction générale sur les besoins futurs du groupe automobile. «Nous construisons notre filière en partant des besoins de l’entreprise. Les experts doivent faciliter notre déploiement stratégique.» L’entreprise a défini une cinquantaine de domaines pilotés par un «expert leader». Lorsque la filière expertise sera entièrement déployée, Renault pourra compter sur quelque 900 collaborateurs reconnus et chargés de fournir des solutions pour faire face aux ruptures technologiques majeures –comme la voiture électrique– ou pour répondre aux besoins plus terre à terre des clients, remontés par les réseaux de vente et le service commercial. «Nous avions bien des experts avant la création de la filière, ajoute Christian Deleplace. Mais nous avions besoin d’un système pérenne pour développer notre savoir-faire et le mettre au service de la satisfaction client et de la profitabilité.»

Pour les observateurs, la gestion stratégique des experts est une évolution incontournable. «Aujourd’hui le programme Edison a trois objectifs, admet Christine Dinot, de Schneider Electric. Outre la reconnaissance des experts, il s’agit d’accroître leur contribution aux choix stratégiques effectués par l’entreprise et de développer notre savoir-faire interne.» Les grands réseaux bancaires et les assureurs commencent également à réfléchir à la gestion des carrières de leurs traders, chefs de marché et conseillers en gestion de patrimoine. Les experts sont partout.

Auteur

  • Eric Béal