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Les employeurs démunis face à la radicalisation

Liaisons Sociales Magazine | Management | publié le : 04.01.2016 | Anne Fairise

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Les entreprises ne sont pas outillées pour anticiper les comportements à risques. Du coup, elles s’attachent à la gestion des revendications religieuses. Un sujet trop longtemps laissé sous le boisseau. Faute de repères clairs, les managers sont bien seuls au quotidien.

Première chez Aéroports de Paris : un expert du ministère de l’Intérieur a animé, dans la foulée des attentats du 13 novembre, une formation sur le phénomène de radicalisation en milieu professionnel. Dans la salle ? Un public restreint composé de représentants des fonctions clés, susceptibles d’activer un réseau. Des chargés de RH jusqu’aux responsables de terminaux au contact des sous-traitants. Avec sa multitude d’opérateurs, assurer une sécurité maximale sur les plates-formes d’Orly et de Roissy relève du défi permanent. « Compte tenu de l’intérêt des participants, d’autres sessions suivront en 2016 », souligne Elisabeth Ortega, déontologue d’Aéroports de Paris. La démarche et les outils sont en construction, le séminaire n’étant pas précalibré.

Dans les « zones réservées » – pistes, tri des baga­ges, avions –, les mesures de sûreté ont été renforcées. Depuis les événements, les 86 000 habilitations à y travailler sont repassées au crible par les services préfectoraux. Verdict ? Treize autorisations avaient été refusées mi-décembre, toutes chez des sous-traitants. Qui s’ajoutent aux 57 cas déjà recensés depuis le début de l’année. Les critères d’examen ont été revus, intégrant « le non-respect de l’égalité hommes-femmes » dans l’appréciation de la radicalisation. Pour chaque dossier, il s’agit aussi de vérifier l’existence ou non d’une « fiche S » (pour sûreté de l’État) fournie par la Direction générale de la sécurité intérieure.

« Les habilitations sont dé­li­vrées pour trois ans. Alors qu’un salarié peut se radicaliser très vite sur Internet », commente un responsable de sécurité. C’est dire la difficulté pour les employeurs, qui n’ont pas accès aux fiches S, relevant du secret défense, d’agir en anticipation. Aussi complexe est la gestion de l’après, quand ils sont avertis par les services antiterroristes qu’un salarié doit faire l’objet « d’une mesure particulière ». Licencier exige d’avancer des faits tangibles, sauf si toute l’activité de l’entreprise est considérée comme sensible. « Le retrait de badge d’un salarié travaillant en zone réservée équivaut à son licenciement si son employeur n’a pas, comme la législation l’y oblige, d’autre poste à lui proposer hors de cette zone », note le responsable sécurité.

Mais, en l’absence de fait délictueux, sur quelle base juridique opérer la mutation ? À ce jour, les textes sont muets. Aux DRH de composer. « Le mieux serait d’avoir un article de loi pour se blinder juridiquement », a reconnu sur RMC Guillaume Pepy, patron de la SNCF, qui a muté des salariés, notamment un agent de l’aiguillage… Pour l’instant, sa demande n’a pas été entendue. Pas plus que n’a été retenue, dans une proposition de loi sur la sécurité dans les transports examinée en décembre, l’idée de transmettre la liste des fichés S aux employeurs.

Amalgames

Dès lors, pas facile pour les entreprises d’agir, sauf sur la gestion des re­ven­dications religieuses au travail. Un dossier connexe, que les médias mettent néanmoins sous les feux des projecteurs. Attention aux amalgames. « Il y a fondamentalement une différence de nature entre une radicalisation, qui peut être politique ou religieuse et conduire à des actes terroristes, et le fait religieux », martèle Elisabeth Ortega. Chez Aéroports de Paris, les préro­gatives ont été clairement définies. La détection du radicalisme relève de la direction de la sûreté, pas des services RH. « Le ministère de l’Intérieur s’appuie sur des questionnaires très pointus, de plus de 80 items, pour qualifier un comportement radical », signale un participant au séminaire.

Le contexte pousse néanmoins à agir. Surtout quand la « gestion du fait religieux » est jugée trop accommodante. Prières dans les bus, refus de machinistes de prendre la suite d’une femme au volant… À la RATP, le secrétaire général CFDT Christophe Salmon dénonce depuis trois ans le « communautarisme rampant ». La CFE-CGC et la CGT avaient tiré la sonnette d’alarme avant lui. Jusqu’à la publication d’un « Guide de la laïcité » en 2013, détaillant l’attitude à adopter en cas de difficulté. « Un guide, c’est bien. Apprendre aux managers à gérer les situations au quotidien, c’est mieux. Ils sont démunis », dénonce le cédétiste, que les attentats n’ont pas fait taire. Une position qui lui vaut des démissions d’adhérents « refusant l’amalgame ». Mais aussi un abondant courrier de témoignages.

La direction met, elle, en avant le « nombre marginal de salariés ayant fait l’objet d’un signalement ». Soit, entre 2008 et 2014, une quarantaine pour 43 000 agents. « La plupart des problèmes se sont résolus après recadrage. Quelques-uns ont donné lieu à des mises à pied ou à des mutations d’office », précise la RATP. La nouvelle P-DG de la régie, Élisabeth Borne, a toutefois créé début décembre une délégation générale à l’éthique, qui lui est directement rattachée. Sa mission ? Appuyer les managers et « s’assurer de l’application effective » de la clause de laïcité et de neutralité, inscrite dans les contrats de travail depuis 2005 et dans les règlements intérieurs.

Guides à gogo

Elle n’est pas seule à ­reconsidérer ses pratiques. Début 2016, les 150 000 salariés de la SNCF feront l’objet d’une communication rappelant l’obligation d’ap­pliquer les principes de laïcité et de neutralité au travail. Et les formations des managers, qui dis­po­sent d’un guide depuis fin 2013, seront renforcées. « Il faut tenir compte du contexte », justifie Jean-Luc Dufournaud. Le directeur de l’Éthique compte se rapprocher des services RH et juridi­ques pour « renforcer la ­qualité de l’appui apporté aux managers ». En prévention, les cas restant rares : une dizaine ­depuis 2014.

Le sujet concerne aussi le secteur privé, où le principe de liberté individuelle prévaut dans le respect des autres libertés. Toutes les études ­pointent la solitude du manager de terrain et son manque d’outils face aux reven­di­cations religieuses. En 2015, la moitié des managers y ont été confrontés, selon l’Observatoire du fait religieux en entreprise. « Les formations manquent. Du coup, les directions oscillent entre une attitude permissive, favorisant le communautarisme, et un strict refus d’accéder aux revendications. Au risque de générer alors de nouvelles discriminations », observe Hicham Benaissa, chercheur au CNRS et consultant.

Les initiatives se multiplient. L’Observatoire de la laïcité a déjà renvoyé son guide, destiné aux entreprises, à toutes les chambres de commerce et d’industrie, leur enjoignant de le transmettre à leur réseau. « C’est un rappel de la loi et de la jurisprudence. Il est important d’apporter des repères clairs », justifie Nicolas Cadène, son rapporteur général. On attend aussi celui de la ministre du Travail, Myriam El Khomri, qui consulte depuis décembre les partenaires sociaux. Coïncidence, la CFDT vient de publier le sien, dont l’encre était sèche… depuis un an.

Auteur

  • Anne Fairise