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Les défenseurs des plates-formes à la manœuvre

Liaisons Sociales Magazine | Management | publié le : 23.11.2016 | Anne Fairise

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Investisseurs, plates-formes, représentants des autoentrepreneurs… La mobilisation a sonné chez les entrepreneurs du numérique. Qu’ils valorisent les bonnes start-up, luttent contre les requalifications en salariat ou cherchent à bâtir un consensus.

Pessimistes, changez de lunettes ! Vous croyez que le numérique, qui multiplie les emplois d’indépendants, souvent sous statut d’autoentrepreneur, promet le pire à ses travailleurs « réduits en esclavage par les plates-formes » ? Erroné et parcellaire. « Les start-up apportent aussi des solutions pour sécuriser le travail indépendant », martèle Nicolas Colin, cofondateur de TheFamily. Ce soir de septembre, sous la grande verrière de cet incubateur atypique, l’entrepreneur s’attache à cisailler les préjugés. Avec des solutions « concrètes » censées éclairer les politiques publiques. C’est le principe des nouvelles conférences de TheFamily, baptisées #Shift. Loin de l’appellation du cycle précédent, « Les Barbares attaquent », un poil anxiogène.

Régime universel

Sur scène, trois pousses du portefeuille TheFamily qui « servent » leurs travailleurs indépendants en réduisant les risques. Chez Openwork, société de portage salarial, 60 000 free-lances bénéficient des avantages associés à leur CDI ou CDD, en particulier la protection sociale du régime général. Chez Side, qui offre des missions en entreprise à 10 000 étudiants, on prend en charge gratuitement l’assurance en responsabilité civile professionnelle. Une économie de 150 euros par an pour chacun. Chez Wemind, on lancera en janvier un package inédit « pour offrir aux indépendants les mêmes avantages qu’aux salariés », selon sa fondatrice, Hind Elidrissi, une ancienne d’Axa. Mutuelle « niveau CAC 40 », caution solidaire pour les projets immobiliers, prestations d’un CE… Huit mille free-lances, âgés de 32 ans en moyenne, devraient en profiter.

Suffisant pour rendre le travail indépendant plus attractif ? Là n’est pas la proposition phare de Nicolas Colin. L’inspecteur des finances défend « un régime universel pour tous les microentrepreneurs », par la mise en place d’un compte personnel d’activité très renforcé assurant accès et cofinancement à la protection sociale. Dans la droite ligne du rapport du Conseil national du numérique et de celui du député PS Pascal Terrasse sur l’économie collaborative, rendus publics en début d’année.

Des employeurs sans en être

Des propositions actées dans un Livre blanc qui visent à redorer le blason du travail indépendant et à en finir avec les craintes suscitées par l’ubérisation du travail. « L’économie numérique n’a pas su encore construire ses propres institutions. On n’en voit que le côté obscur, la grande masse de travailleurs précarisés par les emplois à la demande, non salariés et payés à la tâche. Si l’on n’agit pas, elle sera victime d’une génération de politiques qui n’en comprend pas les enjeux. Le moment est crucial », commente le quadra qui bataille, depuis des années, pour rendre l’environnement moins « toxique ».

Pas facile. Le tableau des conditions faites aux indépendants par les grosses plates-formes s’est vite noirci. De fait, elles se comportent comme des employeurs classiques – elles recrutent, forment, définissent les caractéristiques du service à délivrer – mais sans assumer leurs obligations. Les médias ont fait monter la pression. En relayant le désarroi des chauffeurs d’Uber face aux déconnexions, assimilables à un licenciement, en cas de mauvaises notes. Ou leur colère face à la décision unilatérale de la plate-forme de baisser leur rémunération fin 2015. Cet été, ce sont les livreurs à vélo qui ont occupé l’espace, laissés sans rétribution par l’effondrement de Take Eat Easy, ou désormais payés à la course chez Deliveroo…

Condamnation d'Uber

Nicolas Colin n’est pas le seul à se démener. Rendue publique au printemps 2016, la décision de l’Urssaf d’Ile-de-France de requalifier les chauffeurs d’Uber en salariés et d’exiger plusieurs millions d’euros de cotisations au titre des impayés a sonné la pleine mobilisation des plates-formes. Pas question de voir la viabilité de leur modèle suspendue durant des années aux décisions des juges si les parties vont jusqu’en cassation ! « Calamiteux », selon Jean-David Chamboredon, figure du capital-risque hexagonal et coprésident de France digitale, depuis lors très investi sur le sujet.

Les plates-formes ont voulu croire que le législateur leur viendrait en aide. Hélas, la loi nouvelles opportunités économiques d’Emmanuel Macron n’a jamais vu le jour. Quant à la loi travail, elle a douché leurs espoirs. Initialement, celle-ci devait accueillir un article salvateur, qui imposait une « responsabilité sociale » à certaines plates-formes (celles déterminant le tarif et les conditions de la prestation effectuée) tout en introduisant… une présomption de non-salariat. Sauf que l’alinéa concernant celle-ci, après bien des déboires et rebondissements, n’a pas passé la rampe des Assemblées.

Responsabilité sociale

« Le Parlement n’est pas encore prêt à débattre du nouveau travail indépendant », déplore Grégoire Leclercq, président de la Fédération des autoentrepreneurs et cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation. Lui a pourtant travaillé à des contre-propositions pendant les débats parlementaires avec 12 plates-formes. Parmi lesquelles Chauffeur-Privé, Stuart, Allocab, Kang, PopChef ou Kowok, toutes inquiètes de la tournure prise par les événements et du poids des nouvelles obligations. « Notre économie est très fragile », plaide Morgane L’Hostis, cofondatrice de Pop My Day, un petit Uber de la beauté. Par ailleurs, demander aux acteurs d’endosser une quelconque « responsabilité sociale », n’est-ce pas rajouter des indices favorisant une éventuelle requalification des indépendants en salariés ?

L’argument a été entendu. Le 17 octobre, Myriam El Khomri a lancé en toute discrétion un groupe de travail très attendu. Histoire de clarifier la doctrine de l’administration sur la notion d’activité professionnelle telle que redessinée par les plates-formes. Autour de la table, 24 acteurs : les 12 à l’œuvre pendant la loi travail, d’autres issus de France digitale, et Uber. Objectif ? Caractériser les éléments fondant la subordination juridique. Exemple de questions : imposer une tenue aux indépendants, est-ce franchir la ligne jaune ? De même, peut-on sanctionner les travailleurs par des malus ? Ou les déconnecter en cas de mauvaise notation par les clients ? « L’idée, c’est d’établir une sorte de guide de bonne conduite. Plus les règles du jeu seront éclaircies, plus notre activité sera sécurisée », explique l’un des participants. Pour les plates-formes les plus en délicatesse, il restera une ultime solution : demander un rescrit social à l’Urssaf pour se protéger de tout redressement ultérieur.

Prélèvement à la source

Jamais à court d’idées pour rester dans le jeu, les plates-formes ont une autre botte. L’administration fiscale leur demande, depuis juillet, d’informer leurs utilisateurs de leurs obligations fiscales et sociales ? Elles proposent que les autoentrepreneurs optent pour un prélèvement à la source des cotisations directement depuis la plate-forme ! Un joli coup, qui fait briller les yeux des pouvoirs publics. « Pour nous, c’est bien sûr un facteur de complexification de notre activité, explique Benjamin Chemla, cofondateur de Stuart. Mais, en contrepartie, notre régime sera sécurisé. » De fait, le statut d’indépendant des travailleurs des plates-formes ne serait plus remis en cause puisqu’ils paieraient bien leurs cotisations… « C’est une façon de transcrire le droit fiscal en droit social », ironise un startuper.

Mais les « ubérisateurs » avancent aussi à visage découvert. Le 3 novembre, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) accueille ainsi les 1res Assises de l’Observatoire de l’ubérisation, cofondé mi-2015 par Denis Jacquet et Grégoire Leclercq avec l’ambition de refonder le modèle social français pour qu’il prenne en compte la révolution numérique. Rien d’un « cercle libéral digital », assure Denis Jacquet. Mais un lieu de confrontation pour penser de nouvelles régulations, en rassemblant des élus politiques (les députés PS et LR Laurent Grandguillaume et Frédéric Lefebvre), des économistes, des sociologues, des personnalités de renom (du médiatique cuisinier Thierry Marx au paléoanthropologue Pascal Picq) et une vingtaine de plates-formes.

Sous les ors du Cese seront présentées leurs propositions fiscales, sociales, juridiques, rassemblées… en un Livre bleu, couleur du digital. Toujours utile en période préprésidentielle. « Il faut éclairer les enjeux, et faire des propositions, pour convaincre les politiques et les institutionnels de l’importance de la révolution en cours. Moins de 5 % y comprennent quelque chose, martèle Denis Jacquet. La plupart ne retiennent de l’économie numérique que le contournement des règles établies et la mise en péril de l’institution du salariat. » Lui veut aussi que l’Observatoire se transforme en un « lieu de médiation préventive » pour éviter d’autres conflits du type taxis contre VTC. Et bâtir du consensus autour de l’ubérisation, cet « ami qui vous veut du bien » selon le titre du livre corédigé avec Grégoire Leclercq et sorti mi-octobre (éditions Dunod). La machine à convaincre est bel et bien lancée…

 

Loi travail : article 60

Il impose une responsabilité sociale aux plates-formes numériques déterminant le tarif et les conditions de la prestation. À charge pour elles de financer les cotisations d’accidents du travail, la contribution à la formation professionnelle et la prise en charge de la VAE.

 

Nicolas Colin : L’investisseur concerné

Quand, début 2016, les taxis ont demandé l’interdiction d’Heetch, TheFamily est monté au créneau pour défendre l’utilité de cette plate-forme de mise en relation entre chauffeurs non professionnels et jeunes. Mais ce serait faire injure à Nicolas Colin, cofondateur de cette société d’investissement et expert reconnu de l’économie numérique, que de le qualifier de lobbyiste. « Je n’ai pas le temps. Je préfère influencer en produisant du contenu », commente cet ingénieur originaire du Havre qui a tracé sa route hors des sentiers balisés : il est inspecteur des finances et créateur de start-up. Un presque quadra, suractif, passé par la Cnil, membre du pôle de compétitivité Cap digital, de plusieurs think tanks (Renaissance numérique, Club du 6 mai) et auteur foisonnant, contribuant notamment à des travaux de Terra Nova et de l’Institut Montaigne. Son rapport pour le gouvernement sur la fiscalité numérique, en 2012, a fait date. Comme son essai l’Âge de la multitude (éd. Armand Colin, 2013), où il explique que le changement majeur est la libération du potentiel créatif du plus grand nombre. Lui voit l’innovation comme une rupture générant un nouveau modèle d’affaires, non comme un processus visant à dégager des gains de productivité. Son urgence ? Mettre en place de nouveaux outils pour réguler le capitalisme qui vient en « réinventant en profondeur la protection sociale ». Mais ne lui parlez pas de revenu universel. Il y est résolument opposé.

 
Denis Jacquet : L’entrepreneur rassembleur

Pourquoi ne pas imaginer un partage de la valeur ajoutée entre les plates-formes et les indépendants qu’elles font travailler ? Voilà une idée que défend, mordicus, Denis Jacquet, président de l’Observatoire de l’ubérisation, qu’il a cofondé mi-2015. Des idées, ce serial entrepreneur multicarte, chroniqueur régulier dans la presse, Monsieur Entreprise du Parti libéral démocrate (centre droit), candidat sur la liste « Aux urnes citoyens » aux dernières régionales en Ile-de-France, en manque d’ailleurs rarement ! Brainstormer, réunir des personnalités aux visions contradictoires pour dégager un socle commun de valeurs, faire des propositions pour réguler la transition numérique : le rôle assigné au nouvel observatoire convient comme un gant au quinqua, homme de réseaux, habile pour jeter des ponts. C’est déjà l’objectif de son association Parrainer la croissance (3 500 entrepreneurs), qui a lancé des accélérateurs de croissance, associant anciens et modernes : des seniors des grands groupes et des jeunes créateurs d’entreprise.



Grégoire Leclercq : Le corporatiste avisé

80 000 membres actifs et payants. La précision est d’importance pour Grégoire Leclercq : elle fonde la légitimité de la Fédération des autoentrepreneurs, qu’il préside depuis sa création, en 2009. « C’est la seule organisation représentative », revendique l’ex-lieutenant de gendarmerie, âgé de 33 ans, passé par Saint-Cyr puis par un MBA à HEC et aujourd’hui… salarié. En sept ans, il a hissé son organisation dans le débat public, en avocat acharné d’un « régime qui redonne aux Français les moyens d’entreprendre simplement ». Il souhaite aujourd’hui le voir « stabilisé », en revenant sur les aménagements de la loi Pinel de 2014. Ce qui n’empêche pas le directeur de la relation clients chez l’éditeur EBP informatique de défendre avec la même pugnacité les nouvelles formes d’activité. « On aurait pu rester une belle fédération faisant du service aux adhérents. Ce n’est pas assez pour défendre le régime », note le cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation. Pour aider les plates-formes, sa fédération va porter un système de télédéclaration des revenus des indépendants.

Auteur

  • Anne Fairise