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« La performance mesurée néglige tout ce qui est incommensurable dans le travail »

Liaisons Sociales Magazine | Management | publié le : 10.06.2015 | Eric Béal

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La sociologue étudie les dispositifs standardisés qui encadrent l’activité des entreprises. Constat: ils nuisent à l’intérêt du travail sans améliorer les résultats.

Dans votre dernier ouvrage, vous vous intéressez aux « dispositifs » mis en place pour optimiser l’activité dans les entreprises. Pourquoi ce choix?

Dans les pas de Foucault, je fais l’hypothèse que les dispositifs n’encadrent pas seulement les populations mais aussi l’activité des travailleurs et des consommateurs. Ce management par les dispositifs est un trait commun à toutes les grandes organisations productives, publiques ou privées. J’observe que dans les ministères, les collectivités locales, les entreprises industrielles et de services, l’éducation, le secteur hospitalier et même dans les grandes associations, on retrouve avec régularité des dispositifs standards qui prescrivent, outillent et contrôlent simultanément les tâches productives.

Que recoupent ces dispositifs que vous avez étudiés ?

Il en existe trois types, que l’on trouve presque systématiquement dans les grandes organisations. D’abord, les dispositifs de finalité, tel que le management par objectifs, qui disent ce qu’il faut faire, généralement par des quantifications : un nombre de pièces à produire, de dossiers à traiter, de clients à visiter… Ensuite, les dispositifs de procédés, qui, eux, disent comment le faire. À travers des procédures et des protocoles, des démarches et autres normes, intégrés le plus souvent dans des programmes informatiques du type ERP, des sites Internet ou intranet. Enfin, les dispositifs d’enrôlement, qui disent pourquoi faire tout cela : au nom de la «performance», de «l’adaptation au changement», de la «satisfaction» ou de la «fierté», par exemple. Cette communication managériale et publicitaire peut être renforcée par des incitations matérielles ou des sanctions.

Quels sont les avantages de ces dispositifs pour le travail?

Ils orientent l’activité des salariés vers l’atteinte d’objectifs quantifiés, en empruntant des chemins préétablis, au nom d’un sens prescrit. Lorsque les dispositifs sont conçus à partir de pratiques réelles, ils formalisent et généralisent des manières efficaces de faire, permettant à l’homme de «se reposer» sur eux. Construits rationnellement, ils présentent l’avantage de réguler l’organisation par le haut, en assurant des cohérences logiques et des coordinations que les travailleurs seuls ne peuvent pas toujours réaliser. Ils présentent également un caractère impersonnel et impartial susceptible de protéger de l’arbitraire et de l’improvisation des «petits chefs». Dans une grande organisation, ils font finalement la promesse d’un management moins violent, moins discrétionnaire et moins brouillon.

Vous parlez de management désincarné?

En effet. L’encadrement par les dispositifs interpose un objet entre le prescripteur du travail et celui qui le réalise. Le plus souvent, il s’agit d’un ordinateur doté d’un progiciel. Mais il peut aussi s’agir des méthodes types de management: lean management, TQM, GPEC, kaizen, benchmarking, balanced scorecard… Résultat, il n’y a pas de dialo­gue entre eux, bien qu’ils soient dans une situation d’étroite interdépendance. Ils se retrouvent dans un rapport social sans relation.

Ces dispositifs permettent-ils d’améliorer la performance?

Nous n’en sommes pas sûrs: il existe un désaccord social à cet égard. Les dispositifs sont massivement critiqués par les salariés. Ils créent en effet des cercles vicieux bureaucratiques qui ­obligent à perdre du temps pour «nourrir» le processus aux dépens de la production. La ­per­formance mesurée néglige tout ce qui est ­incommensurable dans le travail : ces dispositifs dégraderaient donc la performance au nom de laquelle ils sont mis en œuvre.

Les entreprises cherchent aussi à atteindre une meilleure qualité de service…

Toute la question, ici encore, est de savoir ce que l’on entend par qualité. Vu du haut, cette dernière est généralement saisie par des indicateurs quantifiés. Or les salariés observent que pour améliorer leurs scores ils doivent régulièrement dégrader la qualité des services réelle. Par exemple, dans un centre d’appels, ce n’est pas tant la qualité de la réponse qui importe que la quantité de clients traités à l’heure tout en respectant la procédure et le script langagier.

Comment comprendre que les dispositifs dégradent également l’activité?

Les salariés disent que devoir «ne travailler que pour les chiffres», avec des procédés souvent trop rigides et maladroits, nuit à l’intérêt du travail. En fait, les dispositifs visent à imposer une finalité, un procédé et une signification à l’ac­tivité avant qu’elle ne se déploie. Ils n’auraient alors plus à se demander ce qu’ils doivent faire, ni comment et pourquoi. Leur travail serait vidé de toute élaboration sensible de l’action, comme de toute production de signification en son cours. Le travail ne fait dans ce cas plus sens.

Qui sont les faiseurs et diffuseurs de dispositifs ?

Ce sont des cadres, petits, moyens et dirigeants qui travaillent à distance de ceux qu’ils encadrent. Ce sont des gestionnaires: ingénieurs méthodes, qualiticiens, organisateurs chargés de «la conduite du changement», responsables RH, contrôleurs de gestion, financiers, spécialistes du marketing ou de la pub… Qu’ils soient salariés de grands groupes ou consultants, ils ont tous un même mandat, celui d’optimiser la performance des organisations, à distance, en agissant en «plan». Je les appelle alors les «planneurs».

Que pensent ces planneurs du management par les dispositifs ?

Ils sont eux aussi fort critiques à propos des dispositifs qui leur sont imposés par d’autres. Par exemple, un spécialiste des RH à l’égard de la procédure budgétaire ou un informaticien à propos des dispositifs RH. En outre, ils n’utilisent pas toujours ceux qu’ils concoctent pour les autres. Tels ces DRH qui recrutent des collaborateurs «au feeling», sans passer par le dispositif d’évaluation qu’ils prônent dans leur organisation… Les planneurs disent en outre qu’ils «ne sont pas dupes» de l’usage qui est fait des dispositifs. Le responsable du contrôle de gestion n’ignore pas, par exemple, que les managers «arrangent» les chiffres qu’ils lui transmettent.

Les dirigeants sont-ils au moins convaincus des bienfaits de ce mode de management?

Pas vraiment. Étonnamment, ils sont eux aussi très critiques sur la bureaucratie engendrée par tous les dispositifs de reporting et de planification, dont ils soulignent la cherté. Néanmoins, s’ils achètent presque tous les mêmes dispositifs standardisés, c’est afin de limiter leur propre risque pour leur carrière. À cet égard, comme disait Keynes, il vaut mieux se tromper avec les autres que d’avoir raison tout seul.

Pourquoi les planneurs acceptent-ils de jouer le jeu?

Il est vrai qu’ils ont le mauvais rôle: celui de rationaliser, automatiser, «outsourcer» et intensifier l’activité des autres salariés… Leur intérêt à le faire est limité, d’après eux. Ils sont en effet ambivalents à propos de leurs conditions de travail. Leur salaire, ramené au nombre d’heures réel­lement travaillées, leur semble insuffisant. S’ils sont confortablement installés dans des bureaux, ils se disent aussi stressés, etc. On pourrait alors penser qu’ils le font par idéologie. Mais en fait, ils sont plutôt critiques sur le fonctionnement du capitalisme néolibéral et ses impacts sociaux, psychiques et écologiques. Puisqu’ils ne sont ni pervers ni fous, il faut regarder l’intérêt qu’ils trouvent à leur tâche pour comprendre leur zèle. Des expressions telles que «je me suis pris au jeu» ou «c’est excitant» reviennent souvent pour ­expliquer leur engagement au travail.

Et dans la réalité?

Ce rapport ludique à leurs tâches est avéré. Organisée en «projet» ou «mission», leur activité a une temporalité de «parties» qu’il s’agit de gagner aux yeux de leurs pairs avant tout. Ils éprouvent ensuite un plaisir intellectuel à manier avec virtuosité des symboles –chiffres, diagrammes et mots– sous contrainte de temps. «Un peu comme dans un grand Rubik’s Cube», explique l’un d’eux. Ils font aussi preuve d’indifférence aux dimensions matérielles, sociales et existentielles de ce que leurs plans encadrent. Comme dans un jeu, tout cela est mis «hors jeu». Ce cadrage du «réel» est d’autant plus aisé à maintenir qu’ils restent à distance de l’activité des équipes. Ils sont socialisés entre eux. Passionnés par ce qui se passe dans le jeu, ils s’engagent sans compter dans leur activité. Mais ils signalent simultanément leur détachement à l’égard de leur employeur, de leur environnement de travail ou du métier de l’entreprise. Un engagement sans attachement : comme dans un jeu, en somme.

Auteur

  • Eric Béal