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François Geuze : « L’IA-RH est une machine, et une machine ne différencie pas le bien du mal »

Digitale | publié le : 10.06.2022 | Benjamin d'Alguerre

L’IA, danger ou opportunité pour les salariés et les RH ? Potentiellement les deux, affirme le rapport « Intelligence artificielle, algorithmes et ressources humaines : un nouvel enjeu syndical » publié en mai dernier à la demande de Force Ouvrière par l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Tout est question de maîtrise des outils, d’objectifs attendus et… de confiance réciproque entre les partenaires sociaux chargés de superviser leur déploiement dans les entreprises. Rencontre avec François Geuze, auteur du rapport et professeur de RH à l’IAE Lille.

Quels bénéfices la fonction RH peut-elle tirer de l’IA ? Et comment les directions des ressources humaines s’approprient concrètement les outils, si elles se les approprient ?

François Geuze : Quand Eric Peres, de FO Cadres, m’a commandé ce rapport, son interrogation était simple : peut-on parler d’intelligence artificielle sans faire de la science-fiction ? Les discours autour de l’IA dans le monde professionnel décrivent souvent un monde idyllique ou apocalyptique, mais qu’en est-il réellement ? Concernant le monde RH, l’usage de l’IA est aujourd’hui anecdotique, quasi-exclusivement le fait de grands groupes et le plus souvent à titre expérimental. Par ailleurs, les entreprises qui l’utilisent font encore trop la confusion entre l’usage de l’IA pour aider aux processus de décision et le fait de savoir faire parler les données recueillies. Exemple de technologie utilisée : la reconnaissance vocale qui peut être utilisée à des fins d’identification. Cette reconnaissance des textes peut aussi permettre de recueillir certains éléments d’information qui, après analyse sémantique (et pas seulement notation sémantique qui revient juste à noter la récurrence de certains mots-clés), permet d’identifier des compétences. Autre atout de l’IA : sa capacité d’apprentissage artificiel – un terme que je préfère à celui de deep learning – qui dépasse le seul recueil de statistiques afin d’en tirer des solutions adaptées à chaque situation rencontrée et qui s’améliore au fur et à mesure de son utilisation. Si l’on prend la problématique de l’absentéisme en entreprise, les services RH sont depuis une trentaine d’années, habitués à raisonner en catégories : hommes, femmes, cadres, non-cadres, etc. afin d’en tirer des statistiques sur les absences des salariés. La logique inférentielle de l’IA, elle, permet de coupler ces éléments chiffrés avec d’autres contenus de bases de données (adresses des salariés, fréquence des passages des transports en commun locaux, emplois occupés, historiques de carrière, etc.) pour en tirer des informations d’aides à la décision. Il y a quelques années, j’ai justement travaillé sur cette problématique d’absences répétées au sein d’un grand groupe assurantiel. L’usage de l’IA nous a permis non seulement permis d’identifier des problèmes liés au temps de trajet, mais surtout aux nombreux changements de bus, métro, etc… qui s’imposaient aux salariés devant rejoindre leur lieu de travail, ce qui entraînait une hausse des absences. Dans un groupe agro-alimentaire, une enquête semblable a démontré que c’était cette fois la taille des équipes qui affectait les individus. A ce niveau de finesse dans l’analyse, l’IA devient quasiment prescriptive puisqu’elle offre à l’entreprise un éclairage nouveau sur l’ensemble des situations afin de lui permettre de mettre en place des solutions adaptées.

L’IA semble susceptible de réaliser d’importantes analyses quantitatives, mais l’aspect qualitatif est-il au rendez-vous ?

F. G. : Oui. L’analyse sémantique, par exemple, permet de regrouper des données à caractère qualitatif et de rendre intelligible leur articulation avec d’autres éléments afin d’en tirer, par exemple, une cartographie des compétences existantes et donc d’en tirer un plan de formation ou un projet d’évolution des carrières. Les données peuvent être très individualisées aujourd’hui. L’usage de l’IA chez les entreprises auditées durant la rédaction du rapport a permis des approches très fines. Chez Engie, l’analyse sémantique intégrée au sein de l’outil mis en place permet d’accompagner les collaborateurs en identifiant et valorisant leurs compétences, en les positionnant sur le marché interne de l’emploi, et enfin en leur proposant un ensemble de programmes de formations identifiées et répertoriées dans le Learning Management System (LMS). Vinci a travaillé dans un premier temps à l’identification et à la traduction des métiers en compétences. Puis, les collaborateurs ont été invités à déclarer eux-mêmes leurs compétences. Un système d’appariement a ensuite permis de relier les compétences métier définis par les algorithmes et ceux déclarés par les collaborateurs. L’utilisation de manière régulière et itérative offre l’opportunité de trouver (grâce à des processus d’apprentissage artificiel) des compétences métiers dans des profils atypiques ou hors champ de la famille professionnelle. La Société Générale s’est dotée d’une solution permettant d’identifier les compétences de chacun et de les cartographier. Le référentiel est construit en collaboration avec les salariés du groupe. Le collaborateur et la machine sont en interaction quasi permanente (à l’initiative du collaborateur dans les faits). Cela permet de travailler à une actualisation forte des informations relatives aux compétences des collaborateurs et à la formulation de propositions d’axe de développement pour chacun… Certains éditeurs comme Cornerstone ont développé des outils permettant aux salariés renseignant leur espace personnel sur leurs besoins en formation de recevoir automatiquement en retour des propositions de formations supplémentaires adaptées en mode recommandation. C’est ce que j’appelle la « netflixisation de la formation ».

Cependant, ces outils peuvent tout aussi bien être utilisés pour planifier des licenciements préventifs en mettant en relation les données sur l’âge et l’obsolescence des compétences des salariés, par exemple…

F. G. : Oui, et c’est toute la difficulté de ce type d’outils. L’actuel débat européen sur la réglementation de l’IA considère justement les outils de l’IA-RH comme « à risques » et préconise le passage de ces logiciels devant une commission avant toute mise sur le marché. L’IA est une machine, et une machine ne différencie pas le bien du mal. Toutefois, une IA est une machine qui peut s’éduquer. Mais avant d’éduquer, il faut aussi socialiser. Pour l’heure, les principaux outils sur le marché sont anglo-saxons et collent à la culture dominante de ce monde-là. L’égalité hommes-femmes y est acquise par exemple. Dans d’autres régions du globe, ce n’est pas le cas et cela peut poser de sérieux problèmes si nos entreprises viennent à utiliser leurs outils. Je ne suis pas certain que les futurs logiciels chinois assortis de modules de contrôle social soient très agréables à utiliser…

Quels sont les grands pays producteurs d’outils IA ?

F. G. : Pour l’instant, ce sont essentiellement les États-Unis. N’empêche que nous avons de belles start-up françaises et européennes en la matière. Je pense par exemple à une entreprise lyonnaise qui travaille sur des outils mêlant IA et chronobiologie afin d’éviter à des pompiers fatigués d’être envoyés en intervention mais qui pourrait avoir des déclinaisons pratiques pour le personnel soignant.

La rentrée devrait être marquée par la discussion du projet de loi sur les retraites, ce qui va rouvrir le dossier de l’emploi des seniors. Comment l’IA pourrait-elle favoriser l’emploi des plus âgés ?

F. G. : Je pense que l’un des bénéfices de l’IA pourrait être de faciliter l’identification et la valorisation des compétences des salariés expérimentés. L’intelligence artificielle pourrait mesurer l’usure des personnes et les mettre en rapport avec les aménagements de postes nécessaires.

Comment l’IA peut-elle aider le dialogue social… sans y suppléer ?

F. G. : C’est justement l’objet de notre rapport. L’idée n’est pas de remplacer le dialogue social par l’IA, mais de savoir comment le dialogue social peut s’emparer de ces outils. Lorsque l’on interroge les DRH et certaines centrales syndicales sur l’intelligence artificielle, on s’aperçoit que les questionnements sont convergents. L’intérêt mais aussi l’inquiétude sont présents dans les deux camps et sur des bases très semblables. Un seul bémol, cependant : pour l’instant, le sujet de l’IA préoccupe surtout les centrales avec une forte proportion d’adhérents chez les cadres. À la CGT, par exemple, le débat ne sort pas de l’UGICT, la fédération de l’encadrement. Dont les vues sur le sujet sont d’ailleurs convergentes avec celles de la CFDT. C’est aussi un sujet sur lequel se penchent FO et la CFE-CGC. Tout l’enjeu de l’IA pour les partenaires sociaux sera de savoir comment encadrer les procédures et les usages de l’intelligence artificielle et quelles données seront susceptibles d’être récoltées. C’est davantage la question des usages qui les préoccupe que des outils en eux-mêmes. Mais pour fonctionner, ce dialogue social autour de l’IA impose que les deux parties autour de la table partagent les données et les résultats des analyses de façon brute, avec leurs aspects positifs autant que négatifs. L’utilisation de l’IA à des fins statistiques fait appel à des connaissances techniques extrêmement complexes que peu de gens maîtrisent. Le niveau de confiance entre les parties doit donc être plus élevé que sur d’autres domaines RH. Il y a intérêt à développer un dialogue social autour de l’analytique RH, c’est-à-dire qui prend en compte le caractère descriptif, explicatif, prédictif et prescriptif des données recueillies.

L’intégration de l’IA dans les directions des ressources humaines va-t-elle changer le métier ?

F. G. : Non seulement, elle va le changer, mais elle le changera en bien parce qu’elle permettra aux RH de se débarrasser de toutes leurs vieilles boîtes à outils pour aborder les problèmes différemment. Cela amènera les RH à développer leur expertise sur trois domaines : le premier fondé sur les processus, le deuxième qui saura utiliser au mieux les outils collaboratifs et le troisième – qu’on pourrait qualifier de « RH 3.0 » – qui saura mettre en avant ses compétences inférentielles pour savoir faire « parler » les données. La conjonction de ces trois domaines peut néanmoins amener à réinterroger régulièrement la stratégie IA-RH de l’entreprise, ce qui signifie que les partenaires sociaux vont devoir intégrer un nouveau mode de négociation partant du principe que les accords IA doivent comprendre dès le départ une clause de revisitation pouvant être invoquée à tout moment. Ce qui ne sera pas simple.

 

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  • Benjamin d'Alguerre