Pour cet ancien prof de lycée dans le « 9-3 », la politique de la diversité doit être abandonnée au profit d’une « politique de la considération ».
Vous décrivez dans votre dernier ouvrage* le parcours post-bac d’une vingtaine d’étudiants de Seine-Saint-Denis. Vous ont-ils surpris ?
Si je compare mes prédictions de prof et ce qui est arrivé, cinq à sept ans après, j’ai fait fausse route dans 50% des cas. Aucune trajectoire n’est figée. Pour ces jeunes, dont les parents, souvent, n’ont pas fait d’études, le parcours de la banlieue au « bon diplôme » dépend de rencontres et de petits atouts sociaux, comme avoir de grands frères bacheliers, des facilités à être mobile, un engagement associatif... Mais leur réussite future dépend surtout de leurs capacités à s’ajuster socialement aux attentes de l’institution qu’ils intègrent. Que ce soit un IUT, une STS, une école de commerce, une classe prépa, l’université. Les épreuves les plus déterminantes ne seront pas scolaires. Car on ne peut pas commencer à travailler tant que l'on ne se sent pas à sa place.
En quoi leur condition de banlieusard pèse-t-elle?
L’arrivée dans l’enseignement supérieur ressemble à un test sur la vérité des prix. Les bacheliers de banlieue sont confrontés à un autre univers social et à des regards qui peuvent révéler le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme, les phobies liés à la pratique de la religion musulmane… Cette confrontation est plus ou moins violente selon qu’ils poursuivent leurs études en banlieue ou dans le « blanc Paris », qu’ils aillent en fac ou en classe préparatoire.
Pour avancer, ils doivent régler le poids de ce regard porté sur eux qui s’est considérablement durci depuis le début des années 2000. Sans quoi ils ne peuvent se mettre aux études efficacement. Même si dans leur lycée d’enseignement général, ils étaient considérés comme la crème de la crème. Les bacheliers de banlieue sont au coeur des contradictions du roman national contemporain: ils représentent à la fois la méritocratie en action et une jeunesse qui inquiète.
Comment trouvent-ils leur place ?
Cela suppose que leur parcours d’étudiant fasse sens avec tout le reste de ce qui se joue en dehors de l'école. Pour y arriver, ils doivent arriver à réhabiliter leur passé, pour confirmer le présent et ce qui s'y joue et anticiper un futur acceptable. Tout cela prend du temps et explique pourquoi la plupart de leurs trajectoires ne sont pas rectilignes. Ces jeunes reconfigurent sans arrêt leurs attentes et leurs aspirations. La question centrale, c’est la façon d’absorber les déceptions et de rebondir.
L’ajustement social, dont vous parlez, est particulièrement difficile lors du passage du lycée de banlieue aux grandes écoles, type Sciences Po…
Généralement, les notes des anciens bacheliers de banlieue ayant intégré Sciences Po chutent la première année. Cela a été le cas pour Sara, une excellente élève qui savait pourtant très bien travailler. Ses notes n’ont remonté qu’à la fin de la première année. Cela correspond selon moi au temps nécessaire à l’ajustement social, et non à un temps de rattrapage scolaire comme l’analyse traditionnellement Sciences-Po. Sara exprime bien sa solitude initiale. « On ne rit pas aux mêmes trucs », « on n’a pas les mêmes centres d’intérêts », explique-t-elle les premiers jours. Elle a mis du temps à s’intégrer et à s’approprier sa double identité. Elle est devenue une banlieusarde sachant être Parisienne et une Parisienne sachant être banlieusarde.
Y-a-t-il des stratégies particulières pour réussir ?
Pour ceux qui accèdent aux facultés de banlieue, là où le brassage social est le plus important, la clé est l'apprentissage de l’autonomie. L’institution ne les y aide pas. Pour réussir, leur porte d’entrée est d’intégrer des collectifs d’alliés. Ils y retrouvent des jeunes non-issus des mêmes quartiers mais qui partagent leur condition et le même objectif de décrocher leur diplôme. Cela permet de partager les difficultés, de dédramatiser, d’oser, de ne pas se sentir seul. Cette pratique sociale fonctionne là où l’institution est défaillante.
Vous appelez à en finir avec la politique de la diversité. Pourquoi ?
Je ne nie pas les effets positifs de la promotion de la diversité, notamment pour les lycéens en CEP (convention éducation prioritaire) qui se voient offrir des passerelles vers les grandes écoles. Mais cette politique ne profite qu’à un nombre très restreint d’élèves et ne renverse pas la philosophie du système. Au contraire, elle renforce les stéréotypes, en initiant de la discrimination positive. Cette politique de la diversité ne peut être que temporaire. Pour avoir une approche plus systémique, il faut passer à une politique de la considération.
De quoi s’agit-il ?
Il ne faut plus considérer les lycéens de banlieue comme des populations spécifiques ni aborder la question de l’ouverture sociale par le registre identitaire, territorial ou racial. Il faut penser plus largement et, dans toutes les interactions pédagogiques, raisonner à partir de la réalité des statuts sociaux des uns et des autres, les prendre en considération. Cela permettra de mettre à plat et de déconstruire les implicites et les préjugés, sans quoi il n'y a aucune transmission possible. N'est-ce pas le propre de l’école que d’objectiver les situations pour mieux les maîtriser?
Concrètement, comment se traduirait une politique de la considération ?
Elle implique de repenser la pédagogie, la façon dont sont dispensés les cours, de revoir l’organisation des cursus et le système d’orientation pré et post bac… Est-il normal, par exemple, que les enseignants d'université n’aient jamais suivi de formation pédagogique alors qu'il n'y a jamais eu autant d'étudiants et de profils aussi diversifiés dans ces institutions? Mais une telle politique nécessite une véritable révolution culturelle.
Fabien Truong est actuellement professeur agrégé au département de sociologie et d’anthropologie de l'université de Paris 8, et enseignant à Sciences-Po.
* Jeunesses françaises, bac+5 made in banlieue, éditions La Découverte, 22 euros. Le premier livre de Fabien Truong, Des capuches et des hommes, trajectoires de "jeunes de banlieue" (Buchet-Chastel, 2013, 19 euros), a reçu le prix de l'Ecrit social 2014.