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La fuite des cerveaux fragilise le Venezuela

Liaisons Sociales Magazine | Mobilités | publié le : 05.02.2016 | Jean-Baptiste Mouttet

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Lassés par la crise et l’insécurité, les Vénézuéliens quittent le pays. L’émigration des travailleurs qualifiés handicape les entreprises, qui cherchent des solutions pour conserver leurs employés.

La file d’attente a gagné ce trottoir du centre de Caracas et s’étire sur plusieurs centaines de mètres. Rien d’original dans un pays habitué aux queues devant les supermarchés pour s’approvisionner en farine, café, œufs, lait et autres produits de première nécessité qui manquent cruellement. Mais dans cette file-là, les Vénézuéliens vérifient frénétiquement, encore et encore, le contenu de leurs pochettes. Et pour cause. Ce jeudi matin, ils patientent devant le ministère des Affaires étrangères pour que l’administration certifie la conformité des documents nécessaires à l’obtention d’un visa étranger.

« Cela fait presque un an que je cherche à obtenir mes papiers. Avec une administration aussi ­tortueuse que la nôtre, ce n’est pas simple », témoigne Francisco Boves, 23 ans, en soupesant sa lourde pochette. Le jeune comptable espère reprendre ses études en Équateur. « Je gagne à peine plus que le salaire minimum malgré quatre années d’études. Avec l’inflation, je m’en sors difficilement », poursuit-il. À première vue, le salaire minimum, régulièrement augmenté, est confortable. Il atteint 9 649 bolivars, soit 1 444 euros au taux de change officiel fixé par le gouvernement. Mais il ne s’élève plus qu’à 10 euros au change parallèle !

Une paire de baskets Adidas non contrefaite peut représenter plus de deux mois de salaire. Les ­logements ou les voitures atteignent, eux, des sommes pharaoniques. D’après le Fonds monétaire international, l’inflation devait dépasser les 200 % en 2015 quand le gouvernement, optimiste, la prédisait à… 85 %. Au coût de la vie s’ajoutent les pénuries. L’économie, tout entière tournée vers le pétrole, ne produit pas en quantité suffisante. La chute du prix du baril a diminué drastiquement les ressources, et donc ralenti le flux des importations.

Adriana Vasconez s’apprête elle aussi à partir. Sur le sol de son appartement, des valises ouvertes attendent d’être remplies. Dans trois jours, elle doit s’envoler vers l’Équateur avant de gagner le Chili. Si elle évoque « le coût de la vie qui empêche de se projeter », l’insécurité l’a aussi décidée à franchir le pas. « Il faut toujours être attentif, ne pas porter d’objets précieux, marcher d’un air décidé… C’est psychologiquement épuisant », explique cette trentenaire. Le Venezuela fait partie des pays les plus dangereux au monde. Il arrive au deuxième rang des États en matière de taux d’homicides, derrière le Honduras, selon l’Observatoire vénézuélien de la violence qui recense 24 980 décès violents en 2014. Des statistiques que conteste le gouvernement.

Terre d’émigration

Au vu des files d’attente devant les consulats qui délivrent des visas, dans les couloirs des universités qui valident les diplômes et aux entrées des ministères qui certifient les documents, le mouvement s’avère de grande ampleur. Mais l’absence de données officielles rend difficile une comptabilité rigoureuse. D’après Ivan de la Vega, sociologue spécialiste des migrations à l’université Simon-Bolivar, il y aurait 1,6 million de Vénézuéliens vivant à l’étranger sur une population totale d’un peu moins de 31 millions. Un phénomène récent : ils n’étaient que 200 000 en 1995.

Le pays, qui constituait jusqu’au début des années 1980 un territoire d’immigration, s’est progressivement transformé en terre d’émigration. Les vagues de migration suivent les crises économiques et politiques. La dernière date de 2013, lors de l’élection du président socialiste Nicolas Maduro, le successeur d’Hugo Chavez, et avec l’installation durable de la crise économique dans le pays. Depuis, les habitants gagnent en priorité la Colombie voisine mais aussi les États-Unis et l’Espagne. Selon Ivan de la Vega, la moitié de ces départs concernerait des personnes qualifiées. « Le pays est en train de perdre son capital intellectuel, et les pouvoirs publics ne semblent pas s’en préoccuper », assure l’universitaire.

Le patronat, qui ne cache pas son opposition à la « révolution » bolivarienne, souligne que cet exode crée une difficulté supplémentaire pour les entreprises établies dans le pays. « Les personnes diplômées partent d’elles-mêmes, mais les entreprises s’en vont aussi », déplore Carlos Larrazabal, vice-président de la Fédération de chambres et associations de commerce et production du Venezuela (Fedecamaras), le Medef local. C’est particulièrement vrai pour les multinationales, qui emmènent parfois leurs employés avec elles. De fait, le secteur privé s’amenuise. Selon l’Institut national de statistique, il y avait 11 117 industries en 1998, contre 7 093 en 2007. Une saignée dont il est impossible ­d’évaluer l’évolution : les chiffres ne sont plus publiés !

Talents rares

L’incertitude sur la pérennité des entreprises effraie les recrues potentielles. Scan Geofisica, une entreprise spécialisée dans l’exploitation des données d’exploration pétrolière, s’en rend compte, elle qui navigue à vue car son grand donneur d’ordres, le monopole pétrolier d’État PDVSA, a un an de retard dans le paiement des factures. Cette PME de 15 personnes peine à recruter. « On recherche un informaticien spécialisé en bases de données. Cela peut nous prendre des mois. Il est fort probable que nous soyons au final obligés de former nous-mêmes un informaticien généraliste », explique le directeur de Scan Geofisica, Victor Bruley.

Tout le pays est affecté. « Il y a cinq ans, quand j’avais besoin d’un ingénieur, j’avais 20 possibilités. Aujourd’hui, j’en ai deux. Je suis en concurrence directe avec plein d’autres employeurs. Les entreprises vénézuéliennes sont toutes à la recherche des mêmes talents, elles se canniba­lisent », constate Teresa de Gouveia, responsable RH d’une grosse entreprise papetière et vice-­présidente du Groupe des relations industrielles de l’État de Carabobo, dans le nord du pays.

Pour trouver les talents et les conserver, les entre­prises tentent tant bien que mal de maintenir les salaires au niveau de l’inflation. Elles délivrent par exemple des « bons » d’alimentation, des sortes de titres-restaurants. « C’est un coût, mais ne pas avoir les employés nécessaires en est un aussi », justifie Teresa de Gouveia, dont les services ont identifié les postes clés à défendre en priorité. Certaines sociétés, surtout étrangères, versent des salaires en dollars afin que leurs collaborateurs ne pâtissent pas de la dépréciation de la devise locale et puissent au contraire profiter du change au noir. Une solution risquée car interdite. D’autres s’en tiennent à des remèdes RH traditionnels. Comme se rapprocher des universités et de leurs étudiants, décrire les perspectives d’évolution interne et développer leurs propres programmes de formation.

Aujourd’hui, les entrepreneurs surveillent de très près les décisions économiques gouvernementales. Ils attendent les premières lois de la nouvelle Assemblée nationale, qui a basculé à droite lors du scrutin du 6 décembre. Victor Bruley, de Scan Geofisica, ne s’emballe pas pour autant. « Il faudra beaucoup de temps pour que le Venezuela retrouve toutes ses compétences, confie-t-il. Pour l’instant, on s’accroche en espérant ne pas avoir à éteindre la lumière en partant. »

Auteur

  • Jean-Baptiste Mouttet