Jusqu'au vendredi 17 juillet, vous retrouverez chaque matin dans votre newsletter infosocialrh (et sur le site info-socialrh.fr) l'interview de l'un des quatorze DRH membres du comité éditorial d'«Entreprise & Carrières» et de «Liaisons sociales magazine», interrogé sur la crise, sur sa gestion de celle-ci et sur les enseignements qu'il en tire. Aujourd'hui, Marine Henin-Duprez, DRH du groupe Bonduelle.
Comment avez-vous abordé la gestion de la crise ?
Marine Henin-Duprez : Une cellule de crise a été mise en place dès l’annonce du confinement avec deux préoccupations majeures : le maintien de la production et la préservation de la santé des salariés. Là-dessus, une première problématique s’est immédiatement imposée à nous : l’insuffisance de réserves d’équipements de protection. Les premiers temps de la crise ont, pour nous, été synonymes de « course aux masques ». De nombreuses questions se sont alors posées : quelles règles sanitaires adopter pour assurer la sécurité sanitaire de tous ? Quelle communication choisir pour en informer l’ensemble des salariés ? Tout ce qui relevait de la mise en œuvre de mesures pratiques a été travaillé directement au niveau des usines en collaboration avec la cellule de crise. C’est ainsi que nous avons pu déterminer les grandes orientations de notre plan d’action face au Covid-19.
Quelles ont été ces orientations ?
M. H.-D. : Puisque les activités d’usine pouvaient être réalisées en toute sécurité, il a été décidé de ne pas les interrompre. Côté production, nous avons constaté une demande en augmentation, pouvant aller jusqu’à 70% sur certains produits, comme les conserves les semaines qui ont suivi le confinement, ce lors des premiers temps de la crise, lorsque les gens se sont précipités dans les magasins pour faire des stocks, mais aussi pour plus cuisiner à la maison. D’autres secteurs, en revanche, ont souffert, faute de consommateurs : c’est le cas des surgelés, des produits frais ou des denrées destinées à la restauration collective. Les équipes supply chain ont su, en un temps record, revoir les plans de production, ainsi que les équipes commerciales et industrielles qui ont collaboré de façon quotidienne, pour qu’il n’y ait aucune rupture dans les chaînes d’approvisionnement, tout en maintenant la totalité des emplois. Toutefois, si notre activité « produits » n’a pas été trop durement impactée par la crise, il nous a fallu mettre en stand-by notre activité commerciale de terrain, les visites étant interrompues par la pandémie. En France, nous avons encouragé notre centaine de commerciaux à déposer des RTT pour compenser cette période sans travail. Nous avons été impressionnés de constater qu’une quinzaine d’entre eux se sont spontanément proposés pour aller travailler en usine afin de renforcer les équipes sur place !
Avez-vous négocié un accord de crise avec vos syndicats ?
M. H.-D. : Nous avons consulté les partenaires sociaux à chaque moment de la crise, mais nous n’avons pas négocié d’accord spécifique « Covid-19 ». En revanche, nous avons signé un accord concernant le versement d’un complément de « prime pouvoir d’achat dite “Macron” » aux salariés se mobilisant dans nos usines le temps de la pandémie.
Le temps de la pandémie s’est-il accompagné d’une forte pratique du dialogue social ?
M. H.-D. : Oui. À mes yeux, il s’est même passé quelque chose d’extraordinaire pendant cette séquence. Un dialogue social quotidien, de proximité et particulièrement constructif s’est spontanément mis en place au niveau des usines. L’une des initiatives les plus marquantes fut le choix d’adopter un mode de réunion plus fréquent, mais sur des durées plus courtes et essentiellement consacré à aborder des sujets très concrets. Les longues réunions mensuelles d’avant ont fait place à des rencontres quotidiennes de quelques dizaines de minutes, plus efficaces, sur le modèle de la « morning meeting » jadis mis en place chez Toyota. Je viens récemment de recommander à mes équipes RH de terrain d’identifier avec les équipes opérationnelles toutes ces pratiques de terrain observées en temps de crise pour les étudier de près afin d’en tirer les enseignements et de capitaliser sur cette proximité.
Des mesures d’activité partielle ont-elles été mises en place ?
M. H.-D. : Très peu. Nous avons plutôt choisi d’utiliser les compétences transversales de nos collaborateurs pour les missionner temporairement sur d’autres rôles. Ainsi, certains commerciaux food services habituellement déployés sur le plan de la restauration collective ont-ils été mobilisés pour aider leurs confrères du retail à mettre les produits dans les magasins. Notre directeur de l’audit a, par exemple, animé des réunions RH sur le déconfinement alors que ce n’est pas sa partie. Ces initiatives étaient inédites dans notre groupe.
Bonduelle a-t-il eu recours au télétravail ?
M. H.-D. : Oui, pour ceux qui pouvaient le faire. Nos équipes support, par exemple, ont rapidement été placées en télétravail. Ce fut aussi une question de choix. Parmi les équipes RH en usine, par exemple, certains ont choisi de continuer à venir au bureau, d’autres préférant rester chez eux. Le choix était laissé aux intéressés. Chez Bonduelle, il n’existe pas d’accord encadrant le télétravail, seulement une charte. Jusqu’à présent, ce n’était pas forcément une problématique inscrite au cœur des préoccupations de l’entreprise… et il pouvait même, à certains niveaux, susciter quelque méfiance. Ce que nous venons de traverser et les nouvelles manières d’être et de travailler, l’énergie et la créativité suscités par la confiance vont sans doute changer les mentalités et nous inciter à réfléchir sur le développement du travail à distance. Cela pourra-t-il aller jusqu’à la signature d’un accord avec les partenaires sociaux ? Nous verrons bien. Eux semblent prêts à y aller en tout cas.
Le ministère du Travail a ouvert la possibilité aux entreprises de former leurs salariés à distance en recourant aux fonds du FNE-Formation. Avez-vous utilisé cela ?
M. H.-D. : Nous n’avons pas eu recours à l’utilisation de ce fonds du FNE-Formation. Nous avons néanmoins mis en place des actions d'e-learning dans les domaines du management, du commerce, de la bureautique, des langues, du développement personnel et du bien-être.
Le maintien de l’emploi s’est-il fait au détriment des recrutements en CDD, en intérim ou du recours aux stagiaires ?
M. H.-D. : Non. Nous avons une forte activité saisonnière au moment des récoltes qui requiert le recours à une main-d’œuvre saisonnière désormais fidélisée qui se représente à près de 80% chaque année. Le recours au personnel temporaire n’a donc pas particulièrement pâti de la crise. De même pour les CDD et les stages : ceux qui étaient en cours au moment où le confinement est survenu ont été conservés. Les autres ont été maintenus avec un démarrage décalé dans le temps.
La sous-traitance a-t-elle été la variable d’ajustement de vos politiques d’adaptation à la crise ?
M. H.-D. : Les contrats que nous avions passés avec plusieurs fournisseurs agricoles n’ont pas été revus à la baisse lors de la crise, certaines réductions étant globalement compensées par des augmentations. Nous n’avons rien changé à nos relations avec eux.
Quels enseignements avez-vous tirés de la période que nous venons de vivre ?
M. H.-D. : Cette séquence a été synonyme de regain de confiance, de rapidité dans la prise de décision, de changement dans nos routines et de remise en question de certaines barrières mentales que nous nous étions imposées à nous-mêmes, et avons sans doute hérité du passé. Voir des commerciaux se proposer spontanément pour travailler en usine ou des partenaires sociaux accepter de mettre de côté le formalisme du dialogue social au profit d’un mode de décision accéléré, efficace et centré sur les priorités, dans un dialogue quotidien constituent une nouveauté. Il nous appartient de capitaliser sur les expériences acquises pendant cette crise pour tenter d’en tirer le meilleur ! Car, a contrario, le pire qui puisse nous arriver après cela serait de voir le « business as usual » reprendre ses droits et certaines anciennes mauvaises habitudes se réinstaller.
J’insiste, mais nous avons pu voir se mettre en place de façon spontanée des choses formidables, même si certaines d’entre elles peuvent paraître au mieux anecdotiques. Cela n’a l’air de rien, mais organiser une conf-call avec un salarié qui apparaît à l’écran avec son enfant en bas-âge sur les genoux participe à la création d’une connivence qui n’aurait jamais pu exister dans un environnement de travail plus classique. C’est une forme de bousculement des habitudes susceptible de faire tomber certaines barrières. Notre newsletter interne s’est également mise au diapason : Guillaume Debrosse, notre directeur général, s’y exprimait régulièrement, ainsi que les autres membres de la direction générale pour échanger sur des sujets de conviction avec les équipes tout en laissant également la parole à d’autres collaborateurs afin de leur permettre de témoigner de leur expérience durant cette crise. À plus haute échelle, l’entreprise a mis en place un fonds de solidarité internationale permettant aux salariés du groupe d’assurer une assistance financière en direction de leurs confrères d’autres pays affectés par le Covid ou aux systèmes sociaux moins généreux (comme aux États-Unis). Localement, des initiatives solidaires ont pu être partagées entre nos équipes et le monde associatif. De façon plus anecdotique, les équipes de management dans certains pays ont su mettre en place des événements collectifs à distance : des cours de yoga en Russie, des conférences sur la gestion du stress au Canada, etc. Sur un autre plan, les actionnaires et les dirigeants du groupe ont acté une réduction de leurs dividendes et de leurs rémunérations pour alimenter un fonds de compensation des salaires pour les collaborateurs à bas salaires, dont la rémunération a été réduite en chômage partiel. Globalement, nous avons beaucoup appris du partage d’expérience entre les pays, les uns capitalisant sur l’expérience des autres tout au long de la crise.
Propos recueillis par Benjamin d’Alguerre