Le management des plateformes numériques, des Scop et des « entreprises libérées » fait-il courir des risques à la santé physique et mentale des salariés ? Une étude financée par la Dares apporte des réponses.
Comment les travailleurs vivent-ils les « nouvelles formes d’organisation du travail », quel impact ont-elles sur leur santé mentale et quels types de coopération mettent-elles en place pour faire face à la différence entre travail réel et prescrit ? Une étude menée par Christophe Dejours permet d’apporter quelques réponses à travers des entretiens menés dans trois environnements de travail1 : une plateforme numérique de livraison à vélo, une Scop de livraison à vélo et une entreprise « libérée ».
Dans le cas de la plateforme numérique, l’étude relève que « l’algorithme, au-delà de mettre en relation l’offre et la demande, organise tout ce qui relève de l’activité de livraison : l’attribution de la commande, la prescription de l’activité et son contrôle, la tarification "dynamique" et même la sanction des travailleurs ».
Les entretiens menés avec les livreurs mettent en relief deux facteurs clés : des « formes de coopération horizontale (entre livreurs) et verticale (avec une hiérarchie inexistante) […] très appauvries » et un contact avec les clients « souvent tendu », qui « offre peu de reconnaissance ». Cet environnement suscite une agressivité que les livreurs métabolisent en accélérant le rythme de livraison, sous couvert de pratiques « ludiques » (le game productif, faire mieux que les autres, battre son record ou la plateforme).
Pathologies somatiques et psychiques sévères
Cette stratégie de défense individuelle a un double objectif selon les livreurs. D’abord, préserver la santé mentale et mettre à distance les sources de souffrance au travail. Ensuite, lutter contre l’incertitude économique en se donnant l’impression de maîtriser quelque chose de l’ordre de la productivité. Si cette accélération de la cadence « vise à rendre supportable la pénibilité physique et psychique du travail », elle ne préserve pas la santé de ces travailleurs. L’étude relève que ce processus, apparu dans les organisations tayloriennes, déclenche assez tôt dans leur parcours professionnel « des pathologies somatiques et psychiques sévères ».
La deuxième entreprise étudiée était une société coopérative de production de livraison à vélos-cargos électriques. L’étude précise que dans cette structure, « la coopération repose sur le partage des règles du métier "techniques", une sociabilité au quotidien (convivialité) et une doctrine de l’entreprise qui s’appuie sur des principes écologiques, éthiques et solidaires ».
Ce positionnement peut être bousculé par les contraintes concurrentielles et conduire à des « compromis entre nécessités économiques et positions doctrinales ». Selon l’étude, cela peut conduire à une déstabilisation du collectif de travail. Pour préserver un équilibre, il faut maintenir des espaces de délibération (formels et informels) sur le travail, or ils exigent du temps de travail supplémentaire…
« Conjurer les risques »
Dans cette Scop, les auteurs ont repéré « une stratégie de défense collective par "auto-exploitation" », soit la recherche de la productivité maximale au nom du bien commun, qui n’exclut pas pour autant une « recherche de la préservation de soi (limitation des risques, du temps passé en livraison, recherche des bonnes postures, etc.) ». L’étude estime que cette organisation du travail permet de « conjurer les risques pour la santé mentale et physique » grâce à une organisation du travail tournée vers un engagement entrepreneurial alternatif mais qui génère de la rentabilité.
La troisième structure étudiée, un cabinet de conseil informatique spécialisé dans le secteur pharmaceutique, se présente comme une « entreprise libérée » qui a adopté la méthodologie Scrum pour répartir les tâches et favoriser le développement d’équipes autonomes et de groupes de travail transversaux.
L’attente à l’égard des salariés est élevée : ils doivent « veiller à l’image renvoyée à l’externe, acquérir et conserver une double compétence – scientifique et informatique – et s’impliquer dans les groupes transverses (réflexion sur les questions économiques, RH, marketing…) et le partage des connaissances avec les collègues ». Selon l’étude, cela implique un rapport particulier à la surcharge de travail. Pour autant, selon les salariés interrogés, « la coopération transverse est bonne, les modes opératoires sont adaptés (même si intensifs), et les difficultés sont le plus souvent surmontées ».
Le rôle de l’encadrement
L’étude relève cependant que les échecs sont plus fréquents dans les activités transverses et celles dédiées au développement de logiciels. Elle soulève également le fait que « les efforts psychiques à fournir par les salariés pour contribuer à l’organisation du travail sont conséquents ». Par ailleurs, ce mode d’organisation du travail, en faisant appel à une plus forte responsabilisation individuelle, « induit […] une forme de pression psychique particulière ».
L’étude note en effet que « les moments de convivialité partagés (apéros, déjeuners, off-site) se présentent comme des espaces permettant de traiter de manière socialisée l’agressivité suscitée par les difficultés de travail, en construisant un humour commun », jouant ainsi un « rôle majeur » pour préserver la santé des salariés.
L’étude souligne dans ses conclusions « le rôle spécifique » que jouent la coopération verticale et l’autorité dans la préservation de la santé. Elle rappelle que manager avec pour seul horizon la performance ou les indicateurs chiffrés ne peut pas enclencher une dynamique de la reconnaissance, d’autant moins, au demeurant, que ce mode de management « a pour effet de déstructurer les collectifs de travail, voire d’instaurer la solitude et de priver le travailleur de reconnaissance, comme c’est le cas dans les organisations du travail de plateforme ».
L’encadrement remplit un autre rôle capital : « Veiller à ce que les travailleurs ne trahissent pas leurs valeurs et leur sens du travail. » Autrement dit, selon les auteurs, l’autorité constitue « un contre-pouvoir important qui peut éviter aux travailleurs de se mettre dans une position de conflit de valeur dans l’exercice de leur travail ».
Comment ? En « déjouant le traitement interpersonnel des conflits et la personnalisation des problèmes, et en assumant la responsabilité et l’échec potentiel de la décision ». De la sorte, l’autorité peut protéger les autres travailleurs et assumer une fonction importante dans le maintien de la santé psychique.
(1) Étude de Christophe Dejours, avec Stéphane Le Lay, Fabien Lemozy et Isabelle Gernet, soutenue par la Dares et publiée en août 2024 : Les effets subjectifs des « nouvelles » organisations du travail