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SANTÉ AU TRAVAIL : Faut-il modifier la répartition des responsabilités entre salarié et employeur ?

Santé au travail | publié le : 29.11.2022 | PROPOS RECUEILLIS PAR GILMAR SEQUEIRA MARTINS

En complément de l'article paru dans Entreprise & Carrières n°1602, voici les argumentaires développés par deux tenants de positions opposés. Pierre Thillaud, représentant de la CPME au Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT) préconise une plus grande responsabilisation des salariés vis-à-vis de leur santé au travail, tandis que Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat des professionnels de santé au travail, souhaite à l'inverse une plus grande responsabilisation des employeurs.

ENTRETIEN AVEC PIERRE THILLAUD, REPRÉSENTANT DE LA CPME AU CONSEIL D’ORIENTATION DES CONDITIONS DE TRAVAIL

 

« Nous souhaitons un rééquilibrage dans l’engagement respectif des employeurs et des salariés »

 

Directeur d’un service de prévention et de santé au travail (SPST), Pierre Thillaud est le représentant de la CPME dans les instances telles que le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT). Il détaille dans cet entretien les préconisations de la CPME quant à la responsabilisation des salariés vis-à-vis de leur santé au travail.

Quels paramètres de la santé et de la vie quotidienne des salariés devraient être mieux pris en compte dans les consultations de santé au travail ?

Pierre Thillaud : Relier les paramètres de la santé au travail et de la vie quotidienne des salariés était l’une des ambitions que nous avons défendues en négociant l’ANI (accord national interprofessionnel signé en décembre 2020 - NDLR) dans la mesure où il faut bien admettre qu’il y a une santé du patient, qui relève du médecin généraliste, une santé du salarié, qui relève du médecin du travail et la santé du citoyen qui relève de la santé publique, mais qu’en tout état de cause, il ne s’agit que d’un seul et même individu. C’est vraiment cette vision que nous avons voulu traduire dans la fonction du médecin praticien correspondant (MPC), fonction qui devait être prise en charge par le médecin traitant, lequel aurait procédé à des visites de médecine du travail sans conclusion décisionnelle relative au contrat du travail. Ainsi aurait pu être établi ce lien indispensable entre la santé du patient et celle du salarié. Nous estimions que, de la sorte, le médecin praticien correspondant deviendrait, pour le plus grand bénéfice du salarié, le partenaire du médecin du travail et vice-versa. On ne peut pas, on ne doit plus fractionner ces trois composantes sanitaires d’un salarié si l’on veut vraiment mettre en œuvre une véritable prévention primaire. Pour assurer la prévention de la désinsertion professionnelle (PDP), il faut que le médecin du travail dispose d’une vision complète de l’état sanitaire du salarié. Mais il y a eu des réticences corporatistes, tant de la part des médecins généralistes que des médecins du travail. Résultat, la loi a exclu que le MPC puisse être le médecin traitant, réduisant cette idée novatrice à un simple outil visant à soulager les services de prévention et de santé au travail inter-entreprises (SPSTI) dans leur obligation d’assurer toutes les visites médicales du travail réglementaires. Parmi les paramètres de la vie quotidienne des salariés, il convient de prendre en compte la fatigue et autre désagrément qu’occasionnent les difficultés de transport durant les trajets domicile-travail. Les problèmes liés à la vie domestique (perturbations conjugales, enfants malades, parents âgés qui ont besoin d’aide, etc.), qui sont autant d’éléments de charge mentale et physique extraprofessionnels, doivent également être pris en compte dans le cadre d’un examen de santé au travail. Enfin, l’existence d’une maladie chronique extraprofessionnelle ne doit pas être négligée. Pour autant, le médecin du travail doit se garder d’être trop intrusif, dans la mesure où le salarié reste seul maître des informations qu’il entend révéler au médecin du travail.


Quels éléments personnels (habitudes de vie ou autres) devraient entrer en ligne de compte dans l’établissement du diagnostic des maladies professionnelles ?

P. T. : Je participe à l’élaboration des tableaux de maladies professionnelles (TMP) au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) depuis 40 ans. En France, depuis 1919, la réparation des maladies professionnelles (MP) est fondée sur un compromis social : la présomption d’origine. En contrepartie, la réparation des MP est forfaitaire. A partir des années 1980, on s’est engagé dans la réparation de nouveaux groupes de maladies : les cancers et les affections dégénératives ostéoarticulaires (arthroses, etc.). Or ces deux groupes de maladies se caractérisent par leur caractère ubiquitaire (professionnel mais aussi extraprofessionnel). Dans ces conditions, la présomption d’origine devenait problématique car elle revenait à accorder au salarié une réparation au titre de son activité professionnelle pour une maladie relevant tout autant de sa vie extraprofessionnelle. Une intoxication au plomb du début du XXe siècle avait presque comme unique origine l’activité professionnelle. Aussi, la présomption d’origine était légitime. En revanche, pour les maladies ostéoarticulaires qui relèvent de la physiopathologie naturelle humaine (la station debout occasionne naturellement de l’arthrose, par exemple), l’attribution de leur origine à l’activité professionnelle devient suffisamment problématique pour que l’application du principe de présomption d’origine soit contestable. Cette réalité est la cause de toutes les difficultés qui entourent la réparation au titre du TMP n°57. Dans la survenue des cancers, l’alcool et le tabac jouent un rôle majeur - manifestement extraprofessionnel. Il s’ensuit que la réparation des cancers dans le cadre des TMP obéit à des principes spécifiques visant à légitimer la présomption d’origine, comme l’exigence d’une liste limitative des travaux ouvrant droit à réparation. Nous demandons depuis les années 1980 que les tableaux de MP relatifs aux cancers et aux affections dégénératives obéissent à des principes d’écriture adaptés. Nous souhaitons que la composante extraprofessionnelle soit prise en compte dans la réparation de ces deux groupes de maladie. Il faut pouvoir tenir compte de la situation personnelle du salarié. Si un grand fumeur développe un cancer bronchique, ce n’est pas un événement médicalement inattendu... Il faudra déterminer l’état préexistant à la survenue de l’affection afin de calculer un coefficient régulateur représentant la composante extra-professionnelle et qui viendrait impacter le niveau de réparation. Cette réflexion est fondamentale car malgré les discours proclamant que la prévention doit prévaloir sur la réparation, la réalité est toute autre. Le budget annuel de la branche accidents du travail – maladies professionnelles (AT/MP) s’élève actuellement à plus de 14 milliards d’euros. A peine 100 millions sont consacrés à la prévention, la plus grande part étant dévolue à la seule réparation. Nombre de parties prenantes veulent développer la prévention, mais aucune ne veut réduire les sommes allouées à cette réparation des MP. Or nous sommes en Europe le pays qui accorde la réparation la plus large et la plus généreuse. Pour autant, le ministère du Travail refuse cette prise en compte depuis 40 ans. C’est regrettable car l’élaboration de ce type de TMP devient dans ces conditions longue, pénible et disputée, alors qu’il y a matière à réparation justifiée dans certains cas.

Quelles mesures envisagez-vous pour mieux responsabiliser les salariés vis-à-vis de leur santé au travail ?

P. T. : L’élément européen fondateur de la prévention des risques professionnels est la directive de 1989 qui disposait à la fois des obligations des employeurs et des obligations des salariés. Les premières, faites aux employeurs, ont été intégralement reprises dans la transposition en droit français, mais pour les secondes, faites aux salariés, rien, hormis une phrase elliptique qui n’avait d’autre but que de déresponsabiliser ces derniers, de sorte qu’à l’exception de la mise en danger d’autrui, la responsabilité des salariés en matière de santé au travail et de prévention des risques professionnels ne recouvre aucune réalité. Or avec l’ANI, nous avons promu le principe de prévention primaire, non comme un droit mais comme un objectif réalisable - à condition qu’il soit partagé... L’employeur ne peut pas tout. Si l’on veut redonner une dynamique à la prévention des risques professionnels, il faut passer par une prévention primaire dans le cadre d’objectifs partagés. Les salariés doivent avoir des obligations vis-à-vis de leur propre santé et de celle de leur environnement, à travers notamment le respect des consignes de sécurité, le port des équipements de protection individuelle (EPI) ou l’utilisation des moyens de prévention collective. Aujourd’hui, ces éléments sont effectivement obligatoires mais peuvent ne pas être respectés et les sanctions sont très rares. La logique de la prévention primaire exige une modification de la répartition des responsabilités. Il faut responsabiliser le salarié. Pour l’instant, il y a une dysmétrie dans la participation de chacun pour l’accomplissement de cet objectif de prévention primaire qui doit être partagé. Par définition, la prévention primaire appelle la responsabilisation du salarié puisqu’elle est primaire. Nous souhaitons que la promotion de la prévention primaire favorise ce rééquilibrage dans l’engagement respectif des employeurs et des salariés.

Propos recueillis par Gilmar Sequeira Martins

 

ENTRETIEN AVEC JEAN-MICHEL STERDYNIAK, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU SYNDICAT NATIONAL DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ AU TRAVAIL

 

« La responsabilisation des salariés sur leur santé au travail relève de l’hypocrisie la plus totale »

 

Secrétaire général du syndicat des professionnels de santé au travail (SNPST), Jean-Michel Sterdyniak détaille dans cet entretien les conditions nécessaires à une amélioration de la santé au travail des salariés.

Quels paramètres de la santé et de la vie quotidienne des salariés devraient être mieux pris en compte dans les consultations de santé au travail ?

Jean-Michel Sterdyniak : Le rôle de la médecine du travail est de protéger la santé des travailleurs des risques du travail. Les professionnels de santé au travail sont les seuls à le faire. Or de plus en plus, il leur est demandé de faire autre chose, notamment de la santé publique - au détriment de leurs missions propres, pour lesquelles le temps et les moyens manquent. Il y a aujourd’hui une insistance mise sur la responsabilité individuelle du salarié quant à son état de santé. Comment se manifeste cette insistance ? À travers notamment la loi Lecoq du 2 août 2021 sur le renforcement de la prévention en santé au travail. Cette loi demande aux médecins du travail de participer aux campagnes contre le tabagisme et de faire la promotion des activités physiques. Est-ce qu’un médecin du travail va dire à un salarié qui fume de continuer à fumer ? Bien sûr que non ! Conseiller aux salariés de faire de l’activité physique ? Allons-nous dire à des salariés qui travaillent en Ehpad ou sur des chantiers du bâtiment et des travaux publics de faire du sport ? Quel est le vrai problème ? Nous sommes l’un des pays de l’Union européenne où les conditions de travail sont les moins bonnes. Il suffit de comparer le taux d’actifs âgés de plus de 60 ans en France avec celui de l’Allemagne ou de la Scandinavie. Ces pays ont compris qu’il fallait améliorer les conditions de travail pour que les gens travaillent plus longtemps. La France est un pays où les risques professionnels et les maladies professionnelles restent très élevés. Et au lieu de mettre l’accent sur la prévention primaire, on nous demanderait de responsabiliser les salariés ou de calculer des coefficients pour déterminer quelle part est du ressort du travail dans une maladie professionnelle ? La première chose à faire est d’interdire l’exposition des salariés aux substances cancérogènes et de sanctionner les employeurs qui exposent les salariés à ces substances. Dans les questions de santé au travail, ce ne sont pas les salariés qu’il faut responsabiliser, mais bien les employeurs, afin qu’ils améliorent les conditions de travail. La loi du 2 août 2021 a institué une visite de mi-carrière afin de sensibiliser les salariés aux risques du vieillissement. Soyons sérieux. Les aides soignantes en Ehpad ou les salariés des chantiers de construction savent très bien que leur métier est pénible et qu’il leur sera difficile d’y rester longtemps. Que signifie dès lors cette sensibilisation au risques du vieillissement ? Ce sont les conditions de travail qu’il faut améliorer par la mécanisation ou la suppression des expositions aux produits toxiques et non en établissant des coefficients modulateurs en cas de maladie professionnelle.

Quels éléments personnels (habitudes de vie ou autres) devraient entrer en ligne de compte dans l’établissement du diagnostic des maladies professionnelles ?

J.-M. S. : La responsabilisation des salariés sur leur santé au travail relève de l’hypocrisie la plus totale car c’est l’employeur qui a le pouvoir de décision et non le salarié. Comment peut-on demander à des personnes qui n’ont aucun pouvoir dans la décision de se responsabiliser ? Il faut au contraire déterminer quels leviers permettraient aux salariés de reprendre la main sur ces enjeux de santé au travail. Nous estimons qu’il faudrait à nouveau une instance comme le CHSCT (comité hygiène, sécurité et conditions de travail, supprimé par ordonnance et remplacé par le comité social et économique - NDLR), que les salariés soient informés sur les substances auxquels ils sont exposés, que les élus soient formés à ces enjeux et que les collectifs de travail puissent avoir du pouvoir sur les conditions de travail. Ce serait des moyens qui permettraient de responsabiliser les salariés sur les conditions de travail. Leur conseiller une activité physique ou les « sensibiliser » aux risques du vieillissement n’aboutira absolument pas à améliorer la santé au travail des salariés. Les pouvoirs publics ont engagé un recul de l’âge de départ à la retraite sans améliorer les conditions de travail. Au lieu de lutter contre la pénibilité au travail, les discussions portent sur les critères de pénibilité qui permettront à certains de partir plus tôt à la retraite. Ce raisonnement est aberrant parce qu’il prend le problème à l’envers. Si l’objectif à atteindre est que les salariés travaillent plus longtemps, c’est la pénibilité qu’il faut réduire au lieu de la considérer comme une fatalité ! Et pour la réduire, ce sont les employeurs qu’il faut responsabiliser et sensibiliser. Il faut mettre en place une politique de prévention impulsée par l’État et relayée par les services de prévention et des santé au travail interentreprises (SPSTI). Aujourd’hui, ces services manquent de moyens et n’ont aucun pouvoir. Quand les pouvoirs publics veulent agir, ils peuvent le faire. On l’a vu au sujet des accidents sur la route. Le permis à points, le contrôle systématique de certains véhicules, le contrôle des durées de conduite et les éthylotests ont permis de réduire de façon significative le nombre de morts sur la route. Sur les risques professionnels, des choses sont faites, en particulier à travers le Document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), avec lequel les employeurs doivent évaluer les risques et élaborer un plan de prévention. En pratique, ce Document est le plus souvent mal fait et aucun contrôle significatif n’est réalisé pour vérifier l’effectivité des mesures de prévention, du fait des effectifs très faibles de l’Inspection du travail et de la réticence des inspecteurs à renvoyer des employeurs devant la justice, compte tenu de l’impact économique de ce type de décision et aussi de l’encombrement manifeste du système judiciaire.

Quelles mesures peuvent être envisagées pour mieux responsabiliser les salariés vis-à-vis de leur santé au travail ?

Quelle est la philosophie de la loi du 2 août 2021 ? Renforcer la prévention avant tout dans une dimension individuelle et sécuriser juridiquement les entreprises. Prenons le cas de la visite de prévention de la désinsertion professionnelle (PDP). Elle est instituée sur une base individuelle. Or chaque année 85 000 personnes sont licenciées pour des raisons médicales. Un phénomène aussi massif doit-il être abordé sous le seul angle individuel ? Bien sûr que non ! Quelle est la réalité ? Faute d’amélioration des conditions de travail, les SPSTI vont prendre en charge les personnes en difficulté et débarrasser les entreprises de ce problème. Il y a là un transfert de responsabilité. Aujourd’hui, les employeurs respectent rarement leur obligation de reclassement. Dans les faits, ce sont les SPSTI qui tentent de réaliser ce reclassement. Nous sommes dans une situation de pénurie de médecins du travail. Rien n'est fait pour rendre ce métier plus attractif. La loi du 2 août 2021 accompagne la pénurie - si elle ne l'organise pas. Les employeurs se plaignent de ne pas pouvoir remplir leurs obligations juridiques quant aux visites médicales obligatoires. Ils ne se plaignent pas du manque de suivi médical de leurs salariés mais de l’impossibilité où ils se trouvent de remplir leurs obligations réglementaires. Leur souci est donc d’obtenir la sécurité juridique, non un meilleur suivi médical de leurs salariés... En outre, certains acteurs de la santé au travail suggèrent de limiter le nombre de visites médicales obligatoires en privilégiant la visite initiale, la visite de mi-carrière et la visite de fin de carrière ou en réservant le suivi aux salariés « à risque ». C’est une démarche qui réduit la médecine du travail à une obligation réglementaire. Qui s’interroge sur les déterminants de la santé au travail et des moyens à mettre en œuvre pour agir sur eux ? Si une telle politique était vraiment menée, alors il deviendrait cohérent d’y intégrer la dimension de santé individuelle. Aujourd’hui, cette intégration est totalement incohérente car on ne peut pas demander à des personnes qui n’ont aucun pouvoir sur leurs conditions de travail de se responsabiliser sur ces mêmes conditions de travail. En France, le système de réparation des maladies professionnelles repose sur une réparation forfaitaire du fait de la présomption d’imputabilité. Certaines associations de victimes estiment avoir droit à une réparation intégrale. De fait, deux personnes présentant une dégradation similaire de leur état de santé bénéficieront d’une réparation différente selon qu’elles passeront par le tamis des maladies professionnelles ou non. Certains employeurs, en s’appuyant sur les arguments de quelques professeurs de médecine, en sont venus à dire que telle maladie professionnelle ne tenait pas exclusivement au travail du salarié - d’où cette idée de coefficient venant déterminer la part relevant du travail parmi d’autres éléments. L’amiante a été interdit en France en 1997. Des employeurs ont sciemment exposés des salariés à ce produit cancérigène. Il a été estimé que l’amiante causerait 125 000 morts entre 1997 et 2025. Ce chiffre sera certainement dépassé car l’amiante déclenche des cancers de la plèvre, du poumon mais aussi d’autres cancers (notamment larynx, ovaires, tube digestif). Y a-t-il eu une condamnation ? Non, aucune. Où est la responsabilité ? Où est la responsabilisation ?

 

Auteur

  • PROPOS RECUEILLIS PAR GILMAR SEQUEIRA MARTINS