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Table ronde Entreprise & Carrières : l’hybridation du travail n’est pas la cohabitation du présentiel et du télétravail

Télétravail | publié le : 04.01.2023 |

L’instauration du travail hybride oblige les entreprises à faire évoluer les règles. L’enjeu est désormais d’accompagner et de sécuriser les formes hybrides d’organisation, mêlant présentiel et distanciel, et donc de faire évoluer le dialogue social et revoir la négociation d’accords. Le travail hybride représente-t-il pour l’organisation une véritable rupture qui doit sortir d’une logique « one size fits all » pour s’adapter à chaque situation individuelle ? Que signifient véritablement l’hybridation du travail et son articulation au sein de nos entreprises ?

Intervenants

Martin Richer, président et fondateur, Management & RSE et directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po

Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur émérite, HEC

Nicolas Chavrier, associé, Fromont Briens

Ségolène Jarry-Chartier, DRH Corporate et développement RH, InVivo

Amélie d’Heilly, associée en droit du travail chez LWA et présidente d’AvoSial

Maud Roppenneck, directrice des relations sociales, Engie GBS

Hélène Gemähling, directrice des ressources humaines, Nespresso France SAS

US ET COUTUMES DU TÉLÉTRAVAIL

Amélie d’Heilly : le travail hybride permet la continuité du travail quelles que soient les circonstances, ce qui est tout de même fondamental pour les entreprises. Cependant, rapidement, un corollaire moins positif est apparu : une distanciation vis-à-vis de l’entreprise et des interrogations sur la façon de manager à distance. Beaucoup de managers français n’y étaient pas préparés. Aujourd’hui, nous avons digéré ce premier temps « d’urgence sanitaire » et le travail hybride devient un avantage compétitif, ainsi le nombre de jours de télétravail va constituer un argument pour attirer des talents et les retenir. En revanche, cela oblige l’entreprise à construire une vraie politique sociale autour de cette flexibilité et à réfléchir à l’ensemble des sujets qui doivent être traités : déconnexion, travailleurs isolés ou risques psychosociaux notamment.

Charles-Henri Besseyre des Horts : ce n’est absolument pas une new way of working. Cela fait plus de 30 ans que l’on peut faire du télétravail. Tous les outils nomades existaient. Entre 2002 et 2008, j’avais une chaire à HEC sur le nomadisme et à ce titre j’ai voulu voir l’impact des outils nomades sur les managers, sur les rôles, sur l’organisation, sur la culture : qu’est-ce que cela signifiait de travailler à distance ? C’était techniquement possible car tous les outils existaient. Le BlackBerry, par exemple, a été le premier outil révolutionnaire car il permettait d’avoir les mails dans sa poche. La problématique relevée en mars 2020 concernant l’envahissement des temps de travail sur le temps personnel existait donc déjà. Ce qui a, en revanche, été révolutionnaire est évidemment l’ampleur du phénomène.

Hélène Gemähling : si la technologie était déjà présente, je ne pense pas qu’elle était dans toutes les entreprises. Il y a aujourd’hui une mentalité et une ouverture sur le télétravail qui n’existait pas il y a 30 ans. Sans proximité physique avec ses équipes, nous avions alors l’impression de tout perdre. Le rapport de confiance était à construire.

Nicolas Chavrier : l’une des premières réglementations sur le télétravail date de 2002 en Europe, et de 2005 pour la France. Il a fallu subir la période que l’on connaît pour mieux appréhender cette organisation, car énormément de préjugés existaient alors. Nous savions très bien que le télétravail était mal perçu. C’est au travers de cette épidémie que nous nous sommes rendu compte que l’on pouvait très bien s’adapter, et que l’on pouvait en retirer des gains importants, en termes de productivité, notamment.

Ségolène Jarry-Chartier : nous avions effectivement la technologie, mais elle était limitée à un certain nombre de personnes, souvent à des managers, à des cadres supérieurs. Par ailleurs, son développement a été accéléré, notamment par la mise en place de tous les outils permettant les réunions à distance. Avant le Covid, Teams, Zoom n’existaient pas, par exemple. Avoir 20 personnes en face de nous à travers un écran n’était pas possible. La crise sanitaire a accéléré le processus…

Amélie d’Heilly : elle a également accéléré un phénomène de démocratisation. Davantage de strates ont été alors touchées et ainsi nous avons pu aller en deçà des managers.

Maud Roppenneck : Engie Global Business Support, qui est une direction de services partagés, est en charge de réaliser les activités support tertiaires (IT, RH, Finances etc.) qui se prêtent théoriquement, complètement au télétravail. Nos accords de télétravail ont été votés depuis 2016-2017… Dans les faits, les collaborateurs télétravaillaient en règle générale 1 jour par semaine, mais les accords prévoyaient un deuxième jour. C’était très exceptionnel, puisqu’à l’époque lorsque nous avons souhaité mettre en place cet accord-là, nous étions vus au niveau du groupe Engie comme plutôt avant-gardistes. Et il existait à cela un vrai frein de la ligne managériale au plus haut niveau. Nous avions néanmoins à l’époque un directeur qui avait compris que cela pouvait être gagnant-gagnant. Mais il fallait accompagner le management au regard de la confiance, et se rendre compte aussi que l’on pouvait travailler de n’importe où, puisque notre bureau est aujourd’hui notre ordinateur. Dès lors que le top management était embarqué, nous nous sommes rendu compte que c’était au sein du middle management qu’existait l’a priori : « "télétravail" égale "télé" ». Et nous nous mettions des freins en évitant le vendredi, le mercredi, le lundi. Finalement il restait le mardi et le jeudi, mais ce sont les jours de réunion. Et nous n’étions pas outillés pour les réunions hybrides. J’avais personnellement un peu expérimenté cela avant mon congé maternité. Dans une réunion où tout le monde est dans la salle, où il n’y a aucun moyen pour être vu, on peut se sentir un peu seul. On est oublié, ce qui est normal mais dans ces conditions, la réunion perd tout son intérêt. Tous ces freins faisaient que le télétravail était un peu pour faire plaisir au collaborateur : on l’affichait comme un élément de « Qualité de Vie au Travail ». Mais la vraie révolution a été le confinement. Pour nous, cela a constitué une révélation et le middle management était alors convaincu. Quant au télétravail comme facteur de fidélisation ? Aujourd’hui, c’est un critère de recrutement sans conteste

JUXTAPOSITION DU TRAVAIL VS HYBRIDATION

Martin Richer : en 2019 - soit juste avant la crise sanitaire – la Dares a mené une enquête et interrogé les salariés afin de savoir s’ils télétravaillaient au moins une journée par semaine. Ils n’étaient que 3 % dans ce cas. En avril 2020, en quelques semaines seulement, nous passons à 30 %. Soit une multiplication par 10, ce qui constitue un choc organisationnel absolument majeur. J’ai également conduit trois études successives pour le think tank Terra Nova, dont je suis administrateur : les deux premières études portaient sur le travail à distance, et la troisième porte sur le travail hybride. À notre grande surprise, ces études ont permis de constater qu’à de rares exceptions près, tout cela s’était tout de même très bien passé : le choc organisationnel a été absorbé sans dégât majeur. Néanmoins, le télétravail, voire le travail à distance, n’est pas le travail hybride. Le travail hybride est un environnement de travail qui articule des tâches effectuées en présentiel et des tâches effectuées en distanciel. Le mot important ici, c’est « articulation ». Sinon ce n’est pas de travail « hybride » dont nous parlons mais de travail « juxtaposé », d’environnement de travail juxtaposé, ce que font 95% des entreprises aujourd’hui. Mais l’hybridation suppose de s’interroger sur cette question d’articulation et nécessite de revoir notamment les process RH : « Comment fait-on l’onboarding lorsqu’une partie est en présentiel et l’autre partie en distanciel ? », « Comment mène-t-on l’évaluation des salariés ? », etc. Il faut prendre l’ensemble des process RH, un par un, y compris le dialogue social, ou des sujets qui paraissent un peu loin de la problématique, et les repenser. Très peu d’entreprises ont conduit cette démarche jusqu’au bout.

Maud Roppenneck : après le confinement, il nous est apparu nécessaire de repenser notre organisation du travail, c’est-à-dire de raisonner non plus à partir de la seule question du télétravail, mais de s’interroger de façon plus large quant à l’organisation du travail. Le télétravail en lui-même n’est plus un sujet, cela fonctionne, nous le savons. Nous avons donc réouvert les négociations et conclu deux accords en juin 2022, dans lesquels il est bien question d’organisation du travail. Nous y évoquons le télétravail parce qu’il s’y encastre, mais nous y parlons aussi de présence sur site et d’articulation entre les deux, de la déconnexion. Concrètement, une réunion aujourd’hui correspond à une invitation avec un lien Teams, une salle réservée, puis un échange. Le présentiel n’est requis qu’à de très rares occasions telles que des séminaires, ou pour des réunions dont les sujets sont particulièrement importants. Par ailleurs, en ce qui me concerne, et en tant que Directrice des relations sociales, mes rencontres avec les CSE ou les temps de négociations se déroulent systématiquement en mode hybride.

Ségolène Jarry-Chartier : nous avons procédé de la même manière. Pendant le confinement nous avons discuté avec nos partenaires sociaux et avons signé un accord sur les nouvelles organisations : « Le travail hybride est un environnement de travail qui articule des tâches effectuées en présentiel et des tâches effectuées en distanciel. Le mot important ici, c’est "articulation". » Dès le premier confinement, nous avions identifié le fait que jamais nous ne retournerions dans le « monde d’avant ». Nous avons donc négocié cet accord dans lequel figure aussi tout un volet dédié aux « relations sociales » qui traite notamment d’enjeux de communication et du rôle des élus dans l’entreprise, puisqu’ils ne peuvent plus par exemple distribuer de tracts aux collaborateurs qui sont en télétravail. à travers cet accord, nous avons tout repensé. Dorénavant, toutes les réunions se déroulent à la fois en Teams et en présentiel. Par ailleurs, même les élus participent majoritairement à distance aux réunions de négociation. Notre entreprise est présente partout en France, alors pour beaucoup d’entre eux, cela permet de réduire le nombre de déplacements.

COMMENT NE PAS METTRE À MAL LA CULTURE D’ENTREPRISE ?

Hélène Gemähling : avez-vous identifié certains risques, notamment concernant la culture d’entreprise, et comment les avez-vous appréhendés ?

Maud Roppenneck : à travers l’accompagnement. Les risques tels que l’isolement, les risques psychosociaux, mais aussi les questions sur l’engagement ou le sentiment d’appartenance à l’entreprise, sont des enjeux que nous avons identifiés dès le confinement car si l’on ne pouvait pas retourner sur site, les embauches cependant continuaient. Le vrai sujet est celui de l’embauche et de l’onboarding parce que pour les salariés déjà en poste, le sentiment d’appartenance s’inscrit dans la continuité. Il faut, à mon sens, veiller à ne pas idéaliser le mode hybride. Il est nécessaire de rester vigilant car cela peut déshumaniser aussi la relation de travail. Que ce soient nos organisations syndicales, nos organisations du personnel, les managers, les collaborateurs et nous-mêmes, nous en sommes tous très conscients. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons mis un certain temps à négocier cet accord. Il y a eu les confinements successifs mais dès le printemps 2020, il nous a semblé évident qu’il y avait quelque chose à repenser. Parallèlement, nous avons décidé de nous laisser le temps car, certes, le distanciel fonctionnait, mais quel serait le monde d’après ? Comment répondre à ses enjeux, qui plus est de manière pérenne ? C’est pourquoi nous avons expérimenté plusieurs formes hybrides, en associant particulièrement les managers, les collaborateurs, en mobilisant également leurs retours d’expériences. Qu’est-ce qui est bon pour eux ? Quels points mériteraient d’être améliorés ? Quels manques aussi, dans nos outils, dans nos façons de fonctionner ? Tout cela, nous l’avons construit ensemble, et en restant attentifs : nous avons notre vision, mais est-elle partagée ? Et si elle ne l’est pas ou si des ajustements sont nécessaires, comment atteindre des points de convergence ? Et enfin, notre dernier constat : restons très humbles. Aujourd’hui, cet accord existe, et nous en sommes très fiers. Il répond à des enjeux à un instant T. Mais nous continuons à faire vivre le sujet, à l’animer, à l’accompagner et surtout, nous n’hésitons pas à faire des points d’étapes régulièrement et à nous questionner : fonctionne-t-il sur le long terme ?

Charles-Henri Besseyre des Horts : la vraie question est de savoir comment articuler ces temps comme le dit Martin Richer. Avec mes collègues David Autissier et Jean-Marie Peretti, nous avons publié deux ouvrages qui rassemblent plusieurs témoignages d’entreprises. Le premier est sorti en avril 2021, le deuxième en mai 2022. Il s’agit surtout de témoignages d’entreprises, à travers lesquels nous constatons qu’une même entreprise peut connaître différentes évolutions, car il n’existe pas de réponse unique. Il y a tout de même une règle. Puisqu’il faut parler d’articulation : pourquoi fait-on revenir les gens, par exemple ? Il existe une tendance soulignée dans l’étude de François Dupuy au moment du premier confinement. Il y notait que – contrairement à ce que l’on pouvait attendre – c’est dans les entreprises très tournées vers la tech, vers l’innovation que cela s’est le plus mal passé, alors que dans les entreprises qualifiées de « bureaucratiques », cela s’est relativement bien passé parce que les temps étaient cadrés. Les résultats de l’ouvrage coécrit avec Autissier et Peretti traduisent qu’au sein des entreprises ayant proposé une solution d’organisation hybride, nous observons que le travail à distance ne pose aucun problème pour les activités dites de run, c’est-à-dire les activités standards. Nous avons également observé que c’est aux activités de build¸ c’est-à-dire de construction, de création, d’innovation, qu’il faut accorder une attention particulière en les positionnant dans les temps en présentiel. Parce qu’un moment de création, c’est un regard qui, tout d’un coup, fait penser à quelque chose. À titre personnel, j’ai beaucoup de mal en Zoom et en Teams, à voir le regard. La création se passe beaucoup pendant ces moments informels. Concernant l’articulation dont Martin parle, je pense qu’il y a justement quelque chose à trouver. Nous pouvons aussi nous poser la question de la place du bureau. Que devient le bureau demain ? On a vu à quel point beaucoup d’entreprises ont réalisé des cessions immobilières et ont réaménagé leurs locaux. On se retrouve dans des open spaces et on constate une désacralisation du bureau individuel. Au-delà du travail à domicile, il y a donc tout à revoir sur l’organisation même du bureau et des règles que l’on peut concevoir en son sein. Ensuite, cela reste une question d’articulation. Mais n’y avait-il pas d’autres modes de flexibilité qui existaient dans notre droit ? Celui-là a été pris en compte parce que nous avons vécu cette pandémie. Il doit en effet être mis en œuvre mais il faut à la fois l’articuler autour du domicile, du lieu, de la convivialité, du management, et d’un certain nombre d’autres problèmes juridiques qui ne peuvent être tous évoqués ici, mais qui se posent.

Martin Richer : il existe un certain nombre d’idées reçues sur le travail à distance et sur le travail hybride, des idées reçues qui sont bien « collantes » et plus en France qu’ailleurs. Je pense par exemple à toutes ces histoires qui racontent que, lorsque l’on est loin et que la médiation s’opère par des outils technologiques, on se sent isolé, plus stressé, que l’on ne peut pas construire la culture d’entreprise, que le sentiment d’appartenance diminue, etc. Je me suis penché sur une enquête qui s’est intéressée à un très gros échantillon de salariés français permettant de distinguer les personnes en 100 % télétravail, des personnes en télétravail mixte, et des personnes 100% en présentiel. Bien entendu, il faut procéder à un redressement statistique par catégorie professionnelle. Une fois ce travail statistique réalisé, nous constatons que ceux qui sont en télétravail ne sont pas plus touchés par l’isolement que les autres. Au fond, qu’est-ce que cela signifie « être présent » ? Être présent, ce n’est pas forcément être en capacité de se toucher. Être présent, c’est être présent à l’Autre. Autrement dit, c’est être capable d’avoir une attention : cela peut se faire au travers d’une médiation par la technologie, via un message rapide, par téléphone… Cela peut se faire à distance. De la même façon, construire une culture d’entreprise repose sur un certain nombre de process qu’il faut mettre en marche et qui peuvent se faire en grande partie, et parfaitement, à distance. La raison pour laquelle ces idées reçues existent toujours est justement parce que le travail qui consiste à reconstruire et à faire vivre la culture d’entreprise en environnement hybride n’a pas été fait. La culture d’entreprise, est un ensemble de rites que l’on sait très bien effectuer en présentiel, mais qu’on ne sait pas encore faire en distanciel. Aujourd’hui en France, qui utilise des applications comme Klaxoon ou Beekast, par exemple ? Très peu d’entreprises. Pourtant, ce type d’applications permet d’organiser des réunions en distanciel de façon beaucoup plus animée que par Teams ou par Zoom seuls. Chaque année, la Commission européenne publie le Digital Economy and Society Index (DESI), un rapport dans lequel sont synthétisés plusieurs indicateurs permettant d’évaluer la maturité technologique des 27 pays européens. La France n’est pas tout à fait la dernière, mais enfin… elle est dans les 6 ou 7 derniers. Il y a là un travail à faire qui n’a pas encore été fait.

Amélie d’Heilly : je pense qu’il y a aussi une question de temps. Pour une entreprise très bien outillée comme Engie, c’est effectivement plus rapide parce que vous aviez une pratique antérieure et des moyens. C’est parfois beaucoup plus difficile au sein de structures moins outillées, et qui sont, en fait, très seules. Il me semble qu’actuellement, les lignes bougent parce que les difficultés de recrutement obligent les entreprises à questionner toute la politique sociale, et à le faire beaucoup plus en profondeur. Un certain nombre de mes clients avaient mis en place une charte télétravail parce qu’ « il fallait » et ils avaient mis en place une organisation qui n’était en réalité pas du travail hybride mais plutôt du télétravail. Je constate aujourd’hui que beaucoup d’entre eux réfléchissent de façon bien plus poussée à la question des locaux, du dialogue social, de la culture d’entreprise dans le cadre du travail hybride démocratisé. Ils se rendent compte qu’en réalité, s’ils veulent attirer des talents, il leur faut aller beaucoup plus loin et être vraiment dans cette réflexion profonde, et s’interroger : Qu’est-ce que je veux pour l’avenir et comment je le construis ? Donc si nous ne sommes pas tout à fait dans cette hybridation, elle commence cependant à prendre. J’ai vraiment le sentiment qu’une réflexion beaucoup plus globale a été amorcée

COMMENT APPRÉHENDER L’ARTICULATION DE L’HYBRIDATION ?

Martin Richer : sur les 2 720 accords de télétravail signés par nos entreprises françaises en 2021, pas un seul ne porte réellement sur le travail hybride. Dans les Comex, dans les Codir, ce n’est pas un enjeu identifié, alors qu’il est majeur ! Ce qui est identifié, comme toujours, ce sont les problèmes : « On a un problème de recrutement », « On a un problème de fidélisation des salariés », « On a un problème d’onboarding », « Je constate des ruptures de CDI comme jamais je n’en ai vu auparavant, comment est-ce possible ? ». Tout cela, ce sont effectivement les problèmes que l’on rencontre, mais on ne se penche pas véritablement sur les raisons pour lesquelles ces problèmes émergent, maintenant. Ils émergent maintenant car « maintenant », c’est le temps du travail hybride. Il y a eu le temps du pur présentiel, avec un télétravail à 3 % qui faisait alors figure d’exception statistique. Il y a eu le temps du pur télétravail durant les confinements. Maintenant l’hybridation s’installe mais elle ne se fera pas toute seule. Il faut considérer les process un par un, se fixer des priorités, et reconstruire. Attention, je ne dis pas qu’il faut tout défaire. Je dis qu’il faut hybrider, c’est-à-dire articuler. Prenons par exemple le process d’onboarding… De nombreux éléments de l’onboarding se prêtent parfaitement au distanciel. Prenons l’exemple d’un nouveau collaborateur arrivant dans une entreprise dans laquelle l’onboarding est plutôt sérieux et inclut un processus de parrainage. Ce collaborateur peut tout à fait discuter avec son parrain via de nombreux médias, sans forcément passer par le présentiel. En revanche, d’autres éléments nécessitent du présentiel : en cas d’activités collectives, ou lorsque l’on est davantage dans une activité de build que dans une activité de run. Il faut donc prendre tous les process, se poser ces questions et recomposer la façon dont sont construits les process. Ensuite, il faut faire ce que les entreprises n’ont pas fait : accélérer leur transition managériale. Une enquête de Malakoff Humanis dont les résultats sont alarmants, rappelle que 71% des dirigeants d’entreprise disent qu’ils n’envisagent pas de former leurs managers au contexte de travail hybride.

Maud Roppenneck : nous avions déjà digitalisé l’onboarding avant le confinement. Seule la période d’entretiens se faisait essentiellement en présentiel. Confinement oblige, nous avons basculé vers le distanciel et cela se passe très bien dès lors que chacun met la caméra. En revanche, lors de cette phase, la question de l’intégration était majeure. Et j’en reviens à l’usage de la caméra : au moment de notre séminaire de rentrée 2020, il m’est arrivé de rencontrer de nouveaux managers qui me disaient : « Je suis ravi de pouvoir enfin mettre un visage sur un nom, ça faisait 4 mois, 5 mois que je travaille avec lui ! » J’étais effarée ! À ce moment, j’ai pris conscience qu’il nous restait beaucoup à faire. Nous avons donc aussi énormément insisté et travaillé là-dessus. Bien que nous ne puissions obliger l’usage de la caméra, nous sensibilisons très régulièrement sur son intérêt pour favoriser et améliorer les interactions.

Ségolène Jarry-Chartier : effectivement, la CNIL ne nous permet pas d’obliger l’utilisation de la caméra. Nous essayons nous aussi pendant les réunions de faire en sorte que tous les participants l’allument. Tout le monde ne la met pas, et c’est un vrai sujet. Mais toutes ces questions sont liées à la culture, à l’appartenance, au lien, etc.

Martin Richer : c’est surtout le lien, la volonté de manifester sa présence à l’autre.

Nicolas Chavrier : on ne peut pas se départir des réunions physiques. Nous n’aurions pas pu avoir l’échange que nous avons actuellement en télétravail, me semble-t-il. Il y a des événements dans la vie où vous êtes obligé de voir les personnes, de discuter avec elles, le langage des mains à son importance. Hélène Gemähling : concernant l’onboarding, nous étions déjà relativement digitalisés. Nous avons été plus loin mais nous avons gardé, hors période de Covid, un séminaire d’intégration en physique. Les participants rencontrent ainsi les membres du Comité de direction, des intervenants internes. Cela crée un petit effet « promo », où les gens peuvent discuter, etc. Nous réunissons l’ensemble des collaborateurs concernés, sans faire de différences, cela participe à créer du lien, à favoriser aussi la culture d’entreprise. Par ailleurs, je constate des différences significatives chez un certain nombre de personnes que nous avons intégrées il y a deux ou trois ans, pendant la période de Covid. Elles n’ont pas la même perception et ne connaissent pas les valeurs de l’entreprise. Que ce soit au niveau RH ou managérial, nous avons certainement une responsabilité. Toujours est-il que le lien de ces collaborateurs semble beaucoup plus distant. Et je pense que si on leur demandait de définir Nespresso, nous obtiendrions des réponses extrêmement différentes.

SANS ÉMOTIONS, SANS VULNÉRABILITÉ, POINT DE CONFIANCE

Charles-Henri Besseyre des Horts : en tout état de cause, même s’il existe des règles générales, il manque tout de même ce que j’appelle la « quatrième dimension ». Là, nous nous voyons en trois dimensions mais ce qu’il y a de plus important dans cette réunion que nous avons maintenant, c’est la quatrième dimension, c’est-à-dire l’émotion. Je sais bien qu’avec de superbes outils, il est possible de créer un minimum d’émotion. Comme vous le dites : le fait de réunir les gens, d’avoir cette intimité collective en quelque sorte… C’est cela qui permet de créer le lien, le lien fort. Alors, que l’on continue ensuite, que l’on parvienne à articuler ces périodes distancielles, présentielles, de façon intelligente pour justifier le retour au bureau... Cela est un vrai enjeu d’organisation. Mais il faut absolument réfléchir au levier qu’est la confiance. Dans un ouvrage que j’ai cosigné en septembre 2020, Le management par la confiance, nous observons que la première caractéristique de la confiance, est la vulnérabilité. C’est-à-dire qu’un manager qui fait confiance, se rend vulnérable.

Hélène Gemähling : il se rend authentique.

Charles-Henri Besseyre des Horts : exactement. C’est à mon avis pour cette raison qu’il n’y avait que 3 % de télétravailleurs à l’époque ; nous n’avons jamais formé nos managers – y compris dans nos écoles – à être plus authentiques, à se rendre vulnérables.

Nicolas Chavrier : vous entendre dire que cette formation est déficiente me surprend. Au-delà du pilier fondamental de la confiance, il me semblait que les entreprises avaient bien appréhendé la nécessité absolue de former leurs managers.

Martin Richer: en réalité non et ceci est paradoxal, car les organisations ont tenu lors de la crise sanitaire grâce aux managers de proximité. En 2020, les entreprises qui étaient dans la mythologie de l’entreprise libérée, notamment sans managers, se sont totalement effondrées, car il n’y avait plus de colonne vertébrale. En revanche, celles qui avaient un peu investi dans leur management intermédiaire s’en sont plutôt félicitées car elles ont tenu. Et aujourd’hui, alors qu’approche l’enjeu du travail hybride, on laisse ces managers un peu seuls alors que c’est une occasion fantastique pour les entreprises françaises d’accélérer ce que j’appelle « la transition managériale ». En France, le management est assez ancré dans un mode hiérarchique, encore assez vertical, assez autoritaire, fonctionnant sur la discipline et l’obéissance : « Je veux te voir », qui traduit un management présentiel, ou bien encore « Je veux que mes gens soient à portée d’engueulade », comme m’a dit un jour un patron du CAC40 lors d’une audition pour Terra Nova. Un autre enfin : « Dans "télétravail", il y a "télé." » Il existe heureusement de brillantes exceptions. Notre économie de la connaissance s’engage actuellement dans une transition vers un management beaucoup horizontal, qui fonctionne sur l’adhésion et non pas sur la discipline, avec des boucles de rétroaction beaucoup plus rapides. Maintenant, on ne parle heureusement plus de l’entretien annuel d’évaluation, ce qui paraît une folie, surtout dans un contexte distanciel. En France, nous sommes plutôt en retard sur les Anglo-Saxons, sur les pays de culture germanique et sur les pays nordiques. Nous avions une occasion d’accélérer et malheureusement, nous la laissons passer.

Nicolas Chavrier : cette vision du manager tient déjà à notre droit du travail. En effet, vous l’avez dit, le droit du travail, c’est l’autorité, le chef, la subordination ! Il y a eu une révolution industrielle et désormais une révolution numérique. La révolution numérique fait complètement voler en éclats les principes du Droit du travail, qui n’ont plus rien à voir.

Ségolène Jarry-Chartier : le droit du travail va bien moins vite que les entreprises concernant le travail hybride. Par exemple, aujourd’hui, nous avons des collaborateurs qui sont en télétravail, en travail hybride, etc. Avant le Covid, ils habitaient encore à côté de leur entreprise. Maintenant, ils habitent à Marseille, à Lille, peu importe. Il y a donc un sujet sur la prise en charge des défraiements. Lorsque vous faites venir un collaborateur une fois par mois, une fois par semaine, ce n’est pas la même chose… Poussons d’ailleurs la logique du collaborateur qui souhaite travailler depuis l’étranger. Quand bien même nous sommes en Europe, il y a un vrai sujet derrière ce type de situation. Je passe toutes les questions liées à la fiscalité… Pour tous ces sujets-là, le Droit du travail n’est pas prêt, ou en tout cas ne va pas assez vite par rapport aux besoins de l’entreprise.

LA FORMATION DES MANAGERS : MAILLON INDISPENSABLE DE L’HYBRIDATION DU TRAVAIL

Ségolène Jarry-Chartier : un mot concernant la formation. Nous formons beaucoup nos managers et non uniquement au travail hybride. Nous considérons que les managers doivent être le premier lien, et le lien le plus important avec nos collaborateurs. C’est pourquoi nous les accompagnons et nous les formons sur tous les sujets, qu’il s’agisse de la rémunération, des réponses aux conflits sociaux, du management à distance, nous faisons en sorte d’inclure tous les sujets. Nous avons mis en place un dispositif qui s’appelle La Team InVivo Managers (TIM). Par le biais de réunions Teams ou par vidéos, les managers sont régulièrement informés sur les actualités, nous leur donnons astuces et conseils, et les points importants à connaître, qu’ils pourront ensuite transmettre à leurs collaborateurs afin de maintenir ou renouer le lien, et le cas échéant, de les inciter à venir au bureau. Qu’est-ce que cela signifie, au fond, de former les managers au travail hybride ? Il ne s’agit pas de leur apprendre à utiliser Teams avec leurs collaborateurs, à organiser une réunion de type rituel une fois par semaine car ils savent déjà le faire. Former les managers, cela passe par un accompagnement sur tous les autres sujets qu’ils doivent aborder avec leurs collaborateurs. Dans cette organisation hybride, le manager doit reprendre son rôle très central auprès de ses collaborateurs.

Martin Richer : dans une formation autour du travail hybride, nous trouvons du contenu très concret : former à la prise en main des outils numériques que les managers ne savent pas toujours utiliser ou bien développer la compétence nécessaire pour utiliser le tchat intelligemment dans les outils comme Zoom. Ce sont des choses qui ne tombent pas du ciel. Pour ce qui est de la confiance, je suis tout à fait d’accord. Le moteur, le carburant du travail hybride, est la confiance, et elle est extrêmement délicate à mettre en place. Il faut également des outils tels que le codéveloppement, des groupes de pairs, etc. Il faut faire tout cela. Il me semble que l’on sous-estime en France, le besoin de se coller à cette réalité-là.

Maud Roppenneck : parce qu’il y a une notion de formation, qui n’est peut-être pas le bon terme à employer selon moi. Je parlerais plutôt d’accompagnement car la notion de formation, pourrait donner aux managers l’impression que l’on cherche à leur apprendre des choses.

Martin Richer : disons alors qu’il faut créer des compétences. La formation est un moyen mais il en existe d’autres, tels que le coaching ou le codéveloppement, par exemple.

Hélène Gemähling : nous avons fait l’expérience de proposer des ateliers de codéveloppement aux middle management : des managers qui, en effet, n’étaient pas habitués à ne plus voir leurs équipes. Je pense par exemple aux commerciaux, lors de périodes où s’imposaient des restrictions très claires. Nous leur avons permis d’exprimer les problématiques qu’ils rencontraient, et nous en avons tiré un certain nombre de pratiques, parfois différentes selon la population. L’idée était de les aider à exprimer leurs difficultés et à construire entre eux les solutions qui leur convenaient. Autrement dit, nous leur avons beaucoup donné la parole, nous les avons aussi beaucoup écoutés. Et cela, c’est vraiment important.

MANAGERS & CONFIANCE

Hélène Gemähling : nous avons instauré le télétravail en 2015 ou 2016. Effectivement, les personnes qui à cette époque étaient les plus réticentes étaient celles du Comité de direction : « Je ne sais plus ce que font mes équipes, je ne les vois plus. » Nous avions lancé un pilote. Nous avons ensuite réinterrogé les collaborateurs et les managers, et ce sont les membres du Comité de direction qui ont dit : « C’est super, nos équipes vont bien, ils font du travail de fond. » Une fois qu’on avait dépassé cela, et dès 2017, nous avons instauré deux jours de télétravail. Le sujet de la confiance ne s’est donc plus posé au moment du Covid. En revanche, d’autres interrogations ont émergé : « Comment accompagner les personnes en difficulté ? », « comment repérer un collaborateur en difficulté ? »

Charles-Henri Besseyre des Horts : qu’avons-nous constaté lors de cette pandémie ? Nous avons découvert que la subsidiarité est formidable. C’est-à-dire que de très nombreuses équipes, laissées seules, ont réalisé des choses formidables – et continuent de le faire – grâce aux managers de proximité. Nous avons découvert qu’il y avait d’autres formes d’organisation que ce management très vertical, très descendant dont vous parliez à l’instant. Nous devons nous appuyer sur ces retours d’expériences, bâtir sur ce qui s’est passé, et découvrir que l’on ne peut plus se contenter d’un management de petit chef qui reste … un management d’ailleurs sacrément remis en cause par les jeunes générations.

Maud Roppenneck : nous avons adopté auprès des managers une orientation reposant sur le management par l’exemple. Nous avons en premier lieu entendu la crainte, très basico-basique, qui consistait à dire : « Mais si un collaborateur est chez lui, il ne va pas travailler ! Comment faire pour évaluer sa performance ? » Notre réponse était de rappeler qu’un collaborateur qui ne veut pas travailler, qu’il soit chez lui ou sur son lieu de travail, ne travaillera pas. Nous rappelions ensuite que la confiance, tout comme le fait de redonner toute la place au manager, constituaient des valeurs essentielles de cette expérimentation et de nos accords. Nous donnons le cadre. Sur cette typologie d’accords et parce que l’on parle d’organisation, le ligne à ligne, s’attacher aux « en vertu de », ne fonctionne pas. Ce cadre doit donc rester libre, en fonction des besoins, des activités, de beaucoup de choses que nous, à notre niveau, nous ne maîtrisons pas. Nous avons cherché à rappeler le cadre de la manière la plus concrète possible : pour le travail hybride, nous avons fixé le nombre de jours maximal en distanciel, à 3 jours donc. Nous avons également arrêté de parler de « télétravail », nous parlons aujourd’hui de « distanciel ». Nous avons tâché de revoir tout le wording, car la sémantique a son importance. Aux managers, nous avons présenté les éléments de cadrage en termes d’indemnisation, par exemple. Pour le reste, c’est au manager que cela incombe. De notre côté, nous demandons un jour de présence sur site a minima mais c’est le manager qui choisit le jour où il réunira son équipe. Pour le deuxième jour de présence sur site, c’est le collaborateur qui choisit. Là encore, il existe autant de situations que de collaborateurs. Certains ont des activités transactionnelles nécessitant peu d’interactions avec d’autres personnes que l’équipe. Par exemple, le comptable est peu sollicité pour des réunions alors que la majorité des cadres et des chefs de projets s’inscrivent quant à eux dans de très nombreuses interactions, au-delà de leur service. L’idée, c’est donc aussi que chacun soit autonome sur sa façon de s’organiser. Cela fonctionne plutôt bien. Nous aurons peut-être çà et là quelques managers très « chefaillons », mais, dans l’ensemble, comme nous rappelons toujours ces principes, cela a permis de lever des freins et de redonner confiance aux managers. Le message est : « Vous n’êtes pas seuls, nous sommes là pour vous appuyer, et vous ne serez pas seuls. Faites confiance car la confiance favorise l’autonomie, l’autonomie favorise la responsabilisation et l’engagement et c’est un cercle vertueux dans lequel il faut s’inscrire. » Aujourd’hui, ces principes sont plutôt bien intégrés.

Martin Richer : il existe un outil méthodologique créé par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Ils appellent cela le dialogue professionnel. Le principe consiste à faire dialoguer les salariés dans un contexte sécurisé sur ce qui va bien et sur ce qui ne va pas bien avec le travail. Concrètement, on rassemble une équipe de 12 à 20 personnes dans une réunion pilotée par un manager qui n’est pas le manager hiérarchique. On crée un contexte de sécurité relationnelle en mettant la ligne hiérarchique à distance, mais le management est présent, et fera des retours.

REMÉDIER À LA FRACTURE SOCIALE INDUITE PAR LE TÉLÉTRAVAIL ET LE TRAVAIL HYBRIDE

Martin Richer : en effet, entre les personnes qui ont travaillé en télétravail, et celles qui n’ont pas pu, un fossé s’est creusé. En général, les cols-bleus ne peuvent pas télétravailler alors que les cols blancs le peuvent. C’est une ligne de fracture majeure. Donc on rassemble tout le monde, on crée ces petites équipes et on amène les personnes à discuter autour de questions comme celles-ci : « Comment ai-je vécu les confinements ? », « Qu’est-ce que cela m’a appris ? », « Qu’ai-je gagné comme compétences ? », « Qu’ai-je découvert de positif, et que je souhaiterais garder ? », « Et qu’est-ce que, au contraire, je voudrais laisser de côté ? », « Qu’est-ce que j’ai envie de faire lorsque je viens sur le site de l’entreprise ? » , « À l’inverse, quel genre de tâche est-ce que je préfère faire chez moi ? », « Est-ce que la notion de tiers-lieu, un espace de coworking par exemple, aurait un sens pour moi ? ». On aborde ainsi une trentaine de points, sur lesquels on amène les collaborateurs à échanger. Il s’agit d’un dialogue aussi ouvert que possible. Pas sur tout, évidemment : le management joue son rôle, la direction joue son rôle, puisque tout cela remonte au Codir. Mais on constate que les gens sont très reconnaissants d’avoir été écoutés sur ces sujets-là.

Charles-Henri Besseyre des Horts : nous sommes en train de discuter du travail hybride mais en réalité, dans l’organisation, combien de salariés sont potentiellement concernés ? Que fait-on de tous les postes qui ne sont pas télétravaillables ? C’est un véritable enjeu.

Nicolas Chavrier : au-delà du nombre de personnes concernées, il existe un énorme ressenti chez ceux qui ne sont pas concernés. Les entreprises se sont particulièrement attardées sur la recherche de solutions d’aménagement, laissant peut-être de côté nos ouvriers dans les usines de production qui peuvent se sentir un peu délaissés par cet aménagement dont l’objectif est de favoriser le bien-être du salarié. Et eux ? « Et moi ? » La fracture sociale peut être encore plus importante.

Ségolène Jarry-Chartier : avec ces typologies de salariés, il y a toujours eu des différences. Foncièrement leur métier est différent. Avant, c’est parce que l’on était dans des bureaux, maintenant c’est parce qu’il y a le travail hybride. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une réponse à apporter à cela. Le travail est différent, c’est un fait. Oui en effet, dans un magasin on ne peut pas faire de télétravail car le métier ne le permet pas….

Amélie d’Heilly : il faut en parler pour ne pas créer de ressentiment. Qu’on le veuille ou non, c’est une réalité, les salariés qui ne sont pas éligibles au télétravail du tout se disent que « ce n’est pas juste ». Il faut en réalité ne pas oublier qu’il y a des postes qui sont télétravaillables et d’autres qui ne le sont pas. Mais cela ne doit pas empêcher d’inclure les gens qui ne télétravaillent pas à ces échanges. C’est aussi intéressant de leur laisser exprimer leurs besoins, leurs envies, auxquels nous pourrons peut-être répondre autrement que par un télétravail que l’on ne peut pas leur offrir.

Charles-Henri Besseyre des Horts : Tout est dans le mot « équité ». L’équité est le rapport entre ce que je reçois et ce à quoi je contribue. Il faut donner de l’équité à l’ensemble des salariés…. une réponse. Il y a une attente de quelque chose. Que peut-on offrir aux full présentiels, aux personnes dont les tâches ne peuvent absolument pas être télétravaillables ? Ne pourrait-on pas imaginer la semaine de 4 jours comme une forme de compensation ? Parce que les autres sont différents, eh bien nous aussi nous pouvons être différents. On voit émerger quelques tentatives, quelques essais. Cela pourrait être une forme de réponse possible entre ceux qui font des métiers hybrides, et ceux qui ne le peuvent pas. Et cela pose toujours l’enjeu de l’organisation.

Martin Richer : lorsque vous construisez le travail hybride de demain vous êtes bien obligés d’inclure aussi les présentiels. Comment travailler ensemble ? Comment articuler ? Comment coopérer ? Vous avez parlé de « poste » éligible au télétravail. Il me semble qu’il ne faut pas raisonner « poste ». Je considère qu’il faut raisonner « tâche ». En faisant cela, on double le potentiel du télétravail. Dans cet esprit, Boost – une start-up spécialisée sur les compétences – a récemment conduit une étude particulièrement intéressante. Ils ont constitué un échantillon très large et ont cherché à identifier très précisément ce qui pouvait être télétravaillé. Il y existe un bon nombre de tâches qui peuvent se faire en télétravail. Bien entendu, cela implique de s’intéresser au travail, et cela est un gros problème pour les entreprises françaises, qui souvent ne s’intéressent que de loin au travail réel, comme disent les ergonomes.

Nicolas Chavrier : il existe tout de même des tâches qui sont télétravaillables à l’intérieur d’une fonction et que l’on n’arrive pas à organiser tout de même. Et cela nous a été beaucoup reproché à l’époque du Covid. Sur plusieurs de nos dossiers, le maître mot était « vous devez télétravailler ». Nous avons eu beaucoup de contrôles de l’Inspection du travail dans les entreprises, et dès lors que l’inspecteur estimait qu’il y avait au moins une tâche ou deux qui pouvait être télétravaillables, il imposait le télétravail. Or, c’était de fait impossible parce que l’on n’arrivait pas à faire cette articulation.

Amélie d’Heilly : il existe encore aujourd’hui des médecins du travail qui déclarent des salariés « aptes » mais en télétravail. Alors, lorsque vous avez une femme de ménage en télétravail, ça devient cocasse. Il y a beaucoup de situations comme celle-ci.

Nicolas Chavrier : malheureusement, je ne vois que les méfaits et les côtés déviants, dans le cadre de mon activité professionnelle. On a énormément de personnes qui pendant le confinement sont parties dans divers lieux, et qui obtiennent ensuite des arrêts de travail et des avis d’aptitude à 100% de télétravail. C’est très compliqué à mettre en œuvre. Cela rejoint tous les problèmes juridiques que vous avez évoqués. Il en existe une liste à la Prévert mais il me semble que l’enjeu réside aussi dans la prévention. Nous avons parlé du temps de travail, comment gérer le temps de travail ? Comment réussir à faire de la « prévention à distance », dans un lieu qui est privé ? Parce qu’il ne faut pas oublier que le domicile est un lieu privé. En outre, c’est un lieu qui peut être catalyseur de difficultés, de dépendances. Vous parliez de la déconnexion. Maintenant, j’inverse le propos. Avant la pandémie, on avait le droit à la déconnexion. On ne va pas parler de « droit à la déconnexion », on va parler d’une hyperconnexion. Là aussi, comment gère-t-on ? En termes de responsabilités, les managers ont un rôle, les RH aussi.

QUELLE GESTION ET QUELLE ORGANISATION POUR LES SALARIÉS PARTIS À L’ÉTRANGER ?

Nicolas Chavrier : chez certains de mes clients internationaux, il n’est pas rare qu’un membre du Board soit en Angleterre, tandis qu’un autre est en Allemagne, et qu’un autre encore est en Italie. Dans ces cas-là, quel est le lieu de travail ? Quelle est la loi applicable ? La question des accidents du travail est aussi une question épineuse : Je vais reprendre un exemple donné, sauf erreur, par Jean-Emmanuel Ray : je travaille le matin, à 16h30, je décide d’aller chercher mes enfants, je recommence à travailler, et à 21 heures je m’électrocute sur mon poste de travail : suis-je en accident du travail ?

Ségolène Jarry-Chartier : nous avons rencontré la problématique du salarié parti à l’étranger à plusieurs reprises. Premier exemple : un collaborateur en télétravail a eu un accident. Ce n’était pas un accident du travail mais malgré tout, cela a été très compliqué car son arrêt de travail a été établi par un médecin qui n’était pas français donc non reconnu par la Sécurité sociale. Nous avons pu apporter une solution et, en l’occurrence avec ce collaborateur, cela finalement s’est bien passé. Je pense aussi à un autre exemple, celui d’un collaborateur qui avait déménagé à l’étranger sans nous prévenir, ce qui soulevait un enjeu fiscal puisque qu’il avait dépassé les six mois à l’étranger.

Maud Roppenneck : exactement. Ce n’est pas si simple. En l’occurrence, pour l’instant nous n’acceptons plus de télétravail à l’étranger.

Amélie d’Heilly : Même si c’est interdit d’interdire.

Maud Roppenneck : nous précisons que l’hybridation s’applique en France métropolitaine. Nous avons entendu certaines réactions... « Et la Réunion ? Et la Martinique ? ». Non, nous accordions une tolérance pendant les confinements, mais aujourd’hui nous sommes en mode nominal. Lorsque nous négocions… La négociation était âpre, sur un sujet pourtant positif. Par exemple : « Mais pourquoi ne peut-on pas aller travailler en dehors de la Métropole ? » J’expliquais alors que lorsque l’on travaille à distance, notamment chez soi, il y a un vrai sujet concernant l’ordinateur. C’est notre outil de travail, s’il tombe en panne, comment faire ? Nous ne pouvons pas payer un billet d’avion à un collaborateur pour venir en Métropole pour faire réparer un ordinateur. Cette période de confinement a pu donner l’impression que tout était dû. Alors nous avons pris le parti d’interdire. Dans un premier temps, nous avons également été audacieux concernant les remboursements… Les récentes décisions de justice n’abondant pas dans notre sens, nous avons revu notre position et appliquons les dispositions légales. Le Code du travail a été édicté à un moment où le télétravail ne se posait même pas, la règle est complètement obsolète. Actuellement, c’est une réalité, les collaborateurs en région parisienne en profitent pour aller vers d’autres contrées avec une vie nettement moins chère. Or, nous estimons que l’entreprise n’a pas à supporter les choix de vie personnels : c’était notre position qui était entendue par nos représentants du personnel qui consistait à dire : « Le salarié fait le choix de sa résidence, l’entreprise ne peut pas s’immiscer dans ce choix, en revanche elle n’a pas à le supporter. Nous prendrons en charge l’abonnement de transports en Île-de-France uniquement. »

Martin Richer : auriez-vous le droit d’indiquer dans vos contrats de travail que vous interdisez que le lieu de résidence soit à plus de 200 km du lieu de travail ?

Amélie d’Heilly : non, c’est interdit par le droit européen. Sur le principe du libre choix de la résidence personnelle.

Maud Roppenneck : sauf s’il y avait des problématiques d’astreinte qui nécessitent de venir sur site, par exemple. Lorsque cela a commencé à se tendre un peu, nous avons indiqué que « l’autre option pourrait être de refuser le télétravail », mais ce n’est pas ce que nous souhaitons.

Nicolas Chavrier : oui, parce que c’est fondé sur le principe du volontariat.

Maud Roppenneck : exactement, c’est le principe du volontariat dans les deux cas. Nous avons dit aussi que nous ne souhaitions pas nous inscrire dans cette logique de rapport de force, car cela n’a aucun intérêt pour nous, mais soyons raisonnables. Nous avons cependant décidé de revoir notre position dans l’attente d’une évolution législative sur ce sujet et nous comptons sur le lobbying des grandes sociétés auprès de notre administration française pour faire évoluer cette règle.

LES DÉRIVES DES BIENFAITS

Martin Richer : vous avez une obligation de résultat en matière de santé au travail. Quand vous juxtaposez les deux, il y a tout de même quelque chose d’incohérent.

Amélie d’Heilly : il faut aussi noter la dérive liée à certains collaborateurs qui ne veulent plus venir.

Ségolène Jarry-Chartier : nous avons vu toutes les dérives des bienfaits qu’apporte le télétravail. Et c’est tout notre sujet. Il y a eu la contrainte sanitaire : un collaborateur vient sur site, avec les jauges à 20%, il arrive sur des plateaux vides, porte un masque, tout le monde est en Teams, et en plus il prend les transports. C’est certain que dans ces conditions, il n’y a pas beaucoup de sens à revenir sur site, à part si l’entreprise le demande. Quels que soient les niveaux, les collaborateurs se sont réorganisés par rapport à une situation qu’à l’origine ils ont subie, donc on ne peut pas les blâmer pour cela.

Maud Roppenneck : lorsque nous avons imposé quelques éléments de cadrage – et je parle d’un cadrage relativement léger – nous avons pu entendre : « Comment on fait pour les collaborateurs ? Ils n’ont pas de compléments de garde, ils font l’aller-retour pour les amener au foot… » Nous avons rappelé qu’il y a aussi une limite à tout. Il y a de l’autonomie parce que l’on sait que les gens préfèrent se déconnecter plus tôt pour s’occuper de leur vie de famille, et se reconnecter après. Là encore, nous avons rappelé que cela ne doit pas se faire au détriment de l’activité professionnelle non plus… Ce sont ces attitudes-là qui vont faire que l’on va tout arrêter, on leur a dit.

Nicolas Chavrier : on en revient au rôle du manager et au fait que l’on ne peut pas tout écrire dans les accords. On écrit des principes. Finalement, on se rend compte qu’il y a autant d’organisations que de managers. Lorsque l’on discute avec les clients, ils nous demandent de faire quelque chose d’assez large et finalement, on se rend compte que le manager A va gérer d’une certaine façon les trois jours ou les deux jours, au mieux pour son équipe. Alors est-ce que ce mode de gestion au long terme est viable ? N’est-ce pas source d’inégalité entre un manager et un autre ? On replace encore une fois le manager au cœur du processus.