Comment réussir le déploiement de systèmes d’intelligence artificielle ? Une enquête sur le terrain du LaborIA Explorer, un laboratoire créé par le ministère du Travail et l’Inria, recommande d’impliquer toutes les parties prenantes pour faire émerger et faire vivre un compromis entre la « logique gestionnaire » et celle du « travail réel ».
LaborIA Explorer, laboratoire commun du ministère du Travail et de l’Inria, a publié en juin les résultats d’une enquête analysant les effets des systèmes d’IA (SIA) sur le travail ainsi qu’une série de recommandations1. Elle présente d’autant plus d’intérêt qu’elle a interrogé différentes parties prenantes (décideurs, concepteurs, ingénieurs et salariés) au sein de différentes organisations (entreprises privées et administrations).
Les responsables de l’enquête mettent en avant trois résultats clés. Le premier, c’est que « le déploiement des SIA dans les organisations n’est pas le point d’aboutissement des processus d’innovation (suivant les phases d’idéation, de prototypage et d’expérimentation) mais bien un nouveau point de départ ». En effet, les interactions entre les êtres humains et ces SIA impliquent des « périodes d’apprentissage prolongées et incertaines », car les travailleurs sont aussi impliqués dans l’entretien, l’amélioration et la supervision de ces dispositifs. Le rapport souligne que ce travail « souvent peu ou mal reconnu » peut conduire à des désengagements ou des échecs.
« Conflits de priorité »
Deuxième enseignement majeur de l’étude : les résultats des projets de SIA dépendent largement « des conflits de priorité dans le travail ». Autrement dit, l’enquête a mis à jour une opposition entre « une logique gestionnaire de l’IA, promue par les concepteurs/décideurs » et « une logique du travail réel, propre aux salariés », chacune mue par ses propres enjeux.
Ainsi, alors que la première a pour horizon l’optimisation des process, l’amélioration des performances ou encore la réduction du nombre d’erreurs, la seconde se focalise sur les « enjeux d’appropriation de l’IA dans le travail », ce qui soulève des enjeux de reconnaissance, d’autonomie, de responsabilité et de sens du travail. Les auteurs de l’étude notent qu’il est « fréquent qu’au cours des déploiements des SIA, les priorités des décideurs butent sur les préoccupations des travailleurs confrontés aux changements dans leurs tâches, compétences et conditions de travail ».
Résultat de ce « conflit de rationalité » : des ambivalences et des paradoxes puisque les SIA peuvent être perçus aussi bien comme des assistants utiles (gain de temps, travail facilité) que comme une menace (pour l’emploi ou le contenu du travail). L’issue de ce conflit peut être très différente selon « la capacité des organisations à établir des compromis entre les différentes parties prenantes ».
Effets « inattendus »...
En cas d’échec à faire émerger un compromis peuvent émerger des « configurations humain-machines aliénantes (excès de confiance ou de prudence à l’égard de l’IA, perte de compétences et d’autonomie) » qui suscitent un sentiment de dépossession du travail. En revanche, si un compromis réussi fait émerger des « configurations capacitantes » dans lesquelles les SIA viennent augmenter les compétences des travailleurs, l’IA les libère alors des tâches à faible valeur ajoutée ou contribue à rendre les résultats plus créatifs ou… plus fiables.
Le troisième enseignement porte sur les effets des SIA sur l’organisation du travail et le management : ils peuvent être « inattendus »… et surtout massifs. Parmi les répercussions observées par les auteurs de l’enquête figurent en effet la « reconfiguration des rôles professionnels et des référentiels de qualification », le « questionnement du rôle du manager intermédiaire » ou encore « la polarisation du travail ». Plus inattendu encore, les SIA changent aussi l’IA elle-même. Selon l’étude, « les différents modes d’organisation du travail, très hiérarchisée/centralisée ou au contraire laissant plus de place à l’autonomie », ont une influence majeure sur la réception et l’appropriation d’un SIA.
Au-delà de l’analyse, l’étude de l’équipe mixte du LaborIA Explorer propose aussi cinq recommandations pour « outiller le dialogue social technologique » afin de favoriser une « intégration basée sur le travail réel », une « coconception continue des SIA », un « déploiement axé sur l’augmentation-sécurisation des travailleurs », une « explicabilité "située" des SIA », et, enfin, une « prise en compte de l’imprévisibilité des situations de travail avec les IA ».
Partir du « travail réel »
La première recommandation consiste à « partir du travail réel pour penser le rôle et la place des SIA ». Plus précisément, les auteurs de l’étude préconisent d’impliquer dès le départ les travailleurs dans le processus d’innovation « pour permettre l’émergence d’un compromis de rationalité ». Attention, il ne s’agit d’aller au-delà d’une « simple consultation en vue de faciliter l’adoption » pour « partir du travail réel – ce que les travailleurs font vraiment – plutôt que du travail prescrit pour rendre possible à la fois le bien-être, la qualité et le sens du travail ». Les auteurs préconisent l’adoption d’une « posture de réflexivité active dynamique » qui s’appuie sur une « matrice d’analyse des effets » prenant en compte toutes les dimensions de l’engagement (autonomie, savoir-faire, responsabilité) et du bien-être (reconnaissance, relations sociales, surveillance).
Deuxième recommandation : garantir la coconception des SIA et organiser un dialogue en continu. Grâce à des interactions rapprochées avec l’ensemble des parties prenantes du projet de SIA (décideur, concepteur, ingénieur et opérateur, mais aussi instances représentatives du personnel), il s’agit de définir les points clés du projet :
- l’objectif du SIA dans l’immédiat et à l’avenir ;
- les règles d’usage du système ;
- l’ergonomie et l’interface ;
- la distribution des rôles et des tâches, notamment d’entretien, d’amélioration, de supervision, et déterminer les modes de reconnaissance appropriés pour valoriser ces activités ;
- enfin, paramétrer l’algorithme et le niveau d’erreur acceptable dans le travail.
Les auteurs précisent que ces interactions ne doivent pas se limiter au lancement du projet, mais doivent « être continues, organisées et collégiales en vue d’élaborer une culture collective des usages et des incidences des SIA sur le travail ».
Sécuriser les travailleurs grâce à l’IA, telle est la troisième recommandation du rapport du LaborIA Explorer. Les SIA doivent viser « l’augmentation-sécurisation qui rassure les travailleurs », autrement dit, ces systèmes doivent être « centrés sur l’amélioration de la qualité de vie au travail, la réduction des risques socioprofessionnels et l’appui aux pratiques professionnelles (l’IA comme "cran de sécurité") ». Selon le rapport, cette sécurisation doit permettre de faire émerger de nouvelles formes d’interaction qui délivrent pleinement la valeur des SIA.
Développer une culture partagée des usages
Quatrième recommandation : rendre les SIA « explicables ». Là encore, les auteurs précisent qu’il s’agit d’une « explicabilité située », c’est-à-dire rapportée au contexte d’usage afin d’évaluer concrètement l’effet de la compréhension sur le pouvoir d’agir des utilisateurs des SIA.
La cinquième et dernière recommandation ouvre les horizons : accepter une part d’imprévisibilité pour apprendre en chemin faisant. Il s’agit de prendre en compte les « effets inattendus de l’IA sur le travailleur, le travail et l’organisation ». L’étude souligne que le caractère « empirique » des SIA peut engendrer des situations nouvelles. Plusieurs facteurs peuvent y concourir : la variété des interprétations des travailleurs, les écarts entre les situations vécues et celles traitées par les SIA, les apprentissages parallèles des SIA et des travailleurs.
L’étude recommande que ces situations soient l’objet de retours d’expérience pour « développer une culture partagée des usages et des postures organisationnelles adaptées ». Il s’agit d’accepter une « tolérance à l’erreur », mais aussi les prises d’initiative ainsi que le « dialogue social technologique » et le « conflit de qualité », c’est-à-dire le débat portant sur les critères de qualité avec lesquels évaluer les tâches réalisées par les SIA.
(1) Étude des impacts de l'IA sur le travail (LaborIA Explorer), 22 pages.