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"Il faut créer des directions de la prévention de la santé mentale dans les entreprises"

Conditions de travail | publié le : 04.11.2022 | Benjamin d'Alguerre

Benjamin Saviard, directeur Icas France et Mathieu Wilkens, psychologue et responsable des services supports.

Crédit photo DR

Acteur international de la santé au travail et du soutien psychologique aux entreprises, le groupe Icas tire la sonnette d’alarme sur la dégradation de l’état de santé mentale des salariés. Et encourage dirigeants et managers d’entreprise à mettre en place des mesures de prévention contre le mal-être psychologique. Entretien avec Mathieu Wilkens, psychologue et responsable des services supports, et Benjamin Saviard, directeur d'Icas France.

Quel est l’état des lieux de la santé mentale des salariés français en cette période post-pandémique ?

Mathieu Wilkens : Icas intervient pour 60% sur des cas relevant de la vie privée et pour 40% sur des cas relevant du monde du travail. Cependant, ces deux catégories ne sont pas si hermétiques : une personne touchée par un deuil ou un divorce en subira aussi les conséquences dans sa vie professionnelle, que cela prenne la forme d’un désinvestissement, de troubles de la concentration ou de la multiplication des erreurs professionnelles. Les troubles liés à la vie professionnelle sont pour l’essentiel la conséquence de la surcharge de travail Cela fait une dizaine d’années que nous avons constaté leur augmentation, mais la pandémie a constitué une forme de catalyseur et, depuis, leur nombre ne fait qu’augmenter. Ainsi, nous avons observé que les salariés ayant pris un poste ces deux dernières expriment beaucoup de difficultés à s’intégrer dans les équipes et les collectifs de travail à cause de la pratique du travail à distance. Les dirigeants eux-mêmes ont tendance à perdre le contact avec leurs équipes. Le télétravail ayant rajouté de l’isolement aux problèmes qui se posaient déjà dans les entreprises, il est crucial que les managers deviennent davantage pro-actifs dans le maintien du lien au sein des équipes.

Ne finit-on pas par demander aux managers de garantir le bien-être des salariés, ce qui ne relève pas de leur fonction ?

M.W : Non, car si un conflit éclate entre plusieurs salariés, c’est sa responsabilité de le résoudre. On ne demande pas à un manager d’être psychologue ou psychothérapeute, ni d’intervenir dans la vie privée d’un collaborateur, mais on peut l’armer pour exercer sa fonction de garant du lien social. En lui apprenant à préparer un entretien avec un salarié qui souhaite aborder un problème lié à sa vie privée avec lui ou en le préparant à réorganiser les tâches au sein d’une équipe si des salariés se plaignent d’une surcharge de travail.

Benjamin Saviard : Certains managers ont été nommés à ces postes car ils étaient bons dans leurs domaines techniques, mais ils ont très rarement reçu des formations au management. Le management à distance pendant les confinements ou le management du travail hybrideavec le développement du télétravail a complexifié leur fonction, ce qui par ricochet, entraîne des conséquences pour les salariés.

Avec le développement du télétravail ou du travail hybride, la vie privée et la vie professionnelle s’interpénètrent de plus en plus. Comment le management d’entreprise peut intervenir pour conserver la bonne santé psychologique des collaborateurs dans ces conditions ?

M.V : A lui de réorganiser l’organisation du travail pour s’adapter aux situations que rencontrent les salariés. Evidemment, ce n’est pas à lui de gérer l’après-divorce d’un collaborateur, ce n’est pas son rôle. Mais il a la responsabilité d’aider le collaborateur à passer cette étape en lui évitant de rajouter du trouble au trouble en le plaçant, par exemple, dans une situation de surcharge de travail.

82% des entreprises françaises ont opté pour une solution de travail hybride comprenant deux jours de télétravail. Est-ce une bonne fréquence selon vous ?

B.S : Chaque entreprise doit envisager le télétravail selon ses possibilités, ses moyens et ses objectifs de performance dans le cadre d’un dialogue avec ses partenaires sociaux et ses salariés. De son côté, la Belgique a lancé l’expérimentation sur la semaine de quatre jours et toutes ces initiatives doivent nous faire réfléchir. Le télétravail peut être pratiqué un jour, deux jours, trois jours par semaine… tout dépend du contexte ! Attention aussi à ne pas susciter des tensions au sein des entreprises entre ceux qui ont droit au télétravail et ceux qui sont contraints à travailler sur site.

Il est beaucoup question en ce moment de « brown-out », le phénomène de désinvestissement des salariés. Le constatez-vous ? Est-il au massif qu’on peut le dire ?

M.V : On constate effectivement un certain désengagement. Je pense au fond qu’il a toujours été là, mais que le sentiment d’isolement et l’absence de retour de la hiérarchie sur le travail produit depuis la mise en place du travail hybride l’a aggravé.

B.S : Je pense que, pour partie, la question dubrown-out est une réponse mécanique face aux enjeux des changements majeurs que nous observons tous dans notre vie professionnelle. Tout le monde a bien compris que la période que nous venons de traverser a provoqué des questionnements chez les salariés. Sur le sens du travail, sur les valeurs de l’entreprise, etc. Il a beaucoup été question ces derniers mois de « big quit » (« grande démission »), aujourd’hui on évoque plutôt le « quiet quit » ou « silence quit » (« démission silencieuse »). Je ne suis pas convaincu statistiquement de l’existence de ce désengagement massif, il s’agit plutôt pour les directions de traiter par anticipation le sujet de l’engagement par peur d’un désengagement massif.

N'empêche qu’une situation de malaise semble avoir émergé. Quelles réponses les entreprises peuvent-elles apporter à ce désengagement ? Faut-il remettre en place des chiefs happyness managers ? Des psychologues du travail ? Proposer des activités collectives aux salariés ?

B.S : Le vrai sujet, c’est de faire comprendre aux dirigeants qu’il ne faut pas considérer la prévention des risques psycho-sociaux comme une réponse à leur obligation légale de préserver la santé mentale et physique de leurs salariés, mais comme un investissement dont ils pourront tirer bénéfice. Attention aussi aux excès du « well-being » (« bien-être ») au travail. Après l’Accord national interprofessionnel de 2013 sur la qualité de vie au travail, on a connu un mouvement d’imitation des comportements des start-ups californiennes de la Silicon Valley. On a mis des corbeilles de fruits et des baby-foots dans les entreprises en se disant que ça allait participer au bien-être des salariés alors qu’au contraire, on contribuait à organiser leur vie autour du lieu de travail (et en oubliant au passage qu’aux Etats-Unis, le droit du travail permet de licencier quelqu’un du jour au lendemain). J’ai été heureux de voir le tir rapidement corrigé en accolant très vite les termes « conditions de travail » à « qualité de vie au travail ». Car le bien-être n’est pas de la responsabilité de l’employeur. Au mieux peut-il influer sur le « mieux-être ». Il est impératif de développer une vision holistique des conditions de travail qui ne se contente pas d’afficher une image « sympa » de l’entreprise, mais qui se traduise par des actions concrètes en termes de renforcement de la cohésion des équipes et de maintien du lien social entre les travailleurs. Il faut créer des directions de la prévention de la santé mentale dans les entreprises. Aux Etats-Unis, ce genre de préoccupation fait partie intégrante de la politique des entreprises.

 

 

Auteur

  • Benjamin d'Alguerre