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« Chez Orange, l’IA se déploie mais les IRP ne sont pas informés » (Vincent Gimeno, administrateur élu)

Conditions de travail | publié le : 10.07.2024 | Propos recueillis par Gilmar Sequeira Martins

Vincent Gimeno

Vincent Gimeno, administrateur élu : « Chez Orange, l’IA se déploie, mais les IRP ne sont pas informés. »

Crédit photo © Nicolas Gouhier conseil d'administration Orange

Orange teste et déploie une quinzaine de systèmes d’IA. Pour Vincent Gimeno, administrateur élu par les salariés (CFDT) siégeant au conseil d’administration, ces dispositifs vont affecter les métiers, l’organisation du travail et le management. Il demande que les instances représentatives du personnel soient informées et consultées.

Comment avez-vous été amené à vous pencher sur la question de l’IA ?

Vincent Gimeno : Mon temps est partagé à parts égales entre le conseil d’administration d’Orange, où je siège en tant qu’élu du personnel, et l’Institut des métiers d’Orange. Il s’agit d’une structure paritaire dans laquelle sont présents des représentants des syndicats. Cet Institut des métiers a lancé une étude qui doit référencer l'ensemble des pilotes IA en cours dans le groupe Orange. C’est une étude menée par l’université de Nantes.

Comment les systèmes d’IA se diffusent au sein d’Orange ?

V. G. : S’agissant du déploiement de l'IA, il est évoqué dans le cadre du conseil d'administration, mais pas dans le cadre des instances représentatives du personnel dans l'entreprise, ni au CSE, ni dans le CSE central, ni au niveau local. Des pilotes sont lancés et des déploiements en production, mais ce n’est pas un sujet du dialogue social. Les instances représentatives du personnel (IRP) ne sont pas informées. Le CSE de la DTSI n’a pas été informé de ce projet alors que ce système va être déployé auprès de tous les développeurs. Avant les ordonnances qui ont modifié les IRP, il y avait les délégués du personnel (DP) et les CHSCT qui permettaient de repérer ces évolutions des modes de travail au plus près du terrain. Lorsque les méthodes agiles ont été introduites dans le management, par exemple, les représentants du personnel ont eu des possibilités d'agir et d’alerter. Avant la modification des IRP, dans une réunion de DP, quelqu'un représentait l’entreprise sur un périmètre donné et il recevait physiquement les délégués du personnel, il répondait à leurs questions et, même si tout n'était pas écrit, les sujets pouvaient être traités. Aujourd'hui, ce n’est plus le cas. Vous posez une question dans une application et c’est seulement si vous n’avez pas obtenu de réponse que vous sollicitez le CSE. Il n’y a plus de rencontres entre personnes. Si on veut avoir ces remontées de signaux faibles sur le sujet de l'IA, mais aussi sur l'organisation du travail au sens large, il faut retrouver des moyens et des espaces de discussion formelles et informelles. Sinon, tout remonte au CSE ou à la CSSCT, qui se retrouvent engorgés et ne peuvent accorder assez de temps aux sujets traités.


« Chez Orange France sont en cours une quinzaine de pilotes répartis entre trois domaines. »


Combien de pilotes sont en cours ?

V. G. : Chez Orange France sont en cours une quinzaine de pilotes répartis entre trois domaines. Dans le développement des logiciels, 300 personnes utilisent depuis l’automne 2023 Copilot GitHub. Aujourd’hui, les responsables du système d'information interne d'Orange souhaitent le déployer parce que cela apporte des gains en matière de productivité mais aussi d’efficacité des tests du code. Environ 200 licences de Copilot Office 365 ont été souscrites, de manière temporaire, à des fins de test. Le tarif est de 30 euros par personne par mois. Le groupe compte 140.000 salariés, dont environ 70.000 en France. Se pose donc la question de l'utilité d’un tel dispositif et de son impact sur l'organisation du travail. Les conseillers clients ont testé pendant six mois une IA qui recherchait toutes les informations sur un client. Ces informations peuvent être dispersées entre dix à quinze applications différentes. L’IA trouve les informations et génère un tableau de bord avec les informations concernant un client. Le souci tient à ce que toutes les données n’ont pas la même qualité. Durant ce pilote, les conseillers ont aussi indiqué le niveau de pertinence des réponses et c’est de cette façon que la qualité des réponses s’est améliorée. Ces systèmes apportent plus d’efficacité et cela signifie qu'il y aura un choix à faire : soit conclure qu’il faut moins de personnes, soit – et c’est notre demande – augmenter la qualité des échanges avec les clients, ce qui pourrait amener à relocaliser en France une partie de la relation client qui est aujourd’hui externalisée dans le « near-shore », c’est-à-dire le Maroc, la Tunisie et l’Égypte. C’est pourquoi nous souhaitons que ces pilotes soient suivis au plus près en transparence des algorithmes utilisés avec une autonomie donnée aux équipes terrain pour la mise en œuvre et la possibilité de retour arrière.

ChatGPT a-t-il été utilisé ?

V. G. : Certaines personnes ont utilisé ChatGPT à partir de leur poste, puis cela a été interdit, mais depuis a été créé un « tenant ». Il s’agit d’une installation de ChatGPT propre à Orange, sans contact avec l’extérieur. Elle s’appelle « Dinootoo » et se trouve sur la page d’accueil de l’intranet. Initialement, il était seulement possible de poser une question et d’obtenir une réponse. Depuis ont été rajoutées d’autres fonctionnalités. Il est désormais possible d’obtenir le résumé d’un document ou de produire des images à partir d’instructions écrites.


« D’après les données recueillies auprès des 300 développeurs qui ont utilisé le Copilot de GitHub, les gains de productivité se situent entre 20 % et 30 %. Comment vont-ils être utilisés ? »


Quelles questions soulève cette diffusion de l’IA ?

V. G. : L’IA pose la question de l’acquisition de l’expertise. Aujourd’hui, les équipes sont organisées en fonctions dans lesquelles se trouvent des juniors et des seniors, c’est-à-dire des experts et des personnes qui montent la compétence grâce aux échanges avec les autres. L'irruption de l'IA remet en question ce processus. Comment un junior peut-il monter en compétence si toutes les tâches faciles sont confiées à l'IA et qu'il ne lui reste plus que des tâches complexes qu’il ne peut pas résoudre puisqu’il n’a pas acquis l’expertise en effectuant les tâches simples ? L’IA pose une question de maintien et de transmission de l’expertise. L’autre question est celle de la fiabilité du code produit. Les développeurs m’ont dit que l’IA produit un code comparable à celui d'un stagiaire. Ils doivent le vérifier avant de le mettre en production. L’usage d’IA externes pose des problèmes de protection des données des salariés, mais aussi des risques juridiques de copyright et de propriété intellectuelle pour les entreprises, qui viennent s’ajouter aux risques financiers et de souveraineté.

Les gains de productivité ont-ils été mesurés ?

V. G. : D’après les données recueillies auprès des 300 développeurs qui ont utilisé le Copilot de GitHub, les gains de productivité se situent entre 20 % et 30 %. Comment vont-ils être utilisés ? Pour accompagner et former les gens à l'utilisation de l'IA et les faire monter en expertise sur de la qualité du code ou pour générer plus de cash pour les actionnaires ? Aujourd'hui, il n’y a pas de remise en question de l'organisation du travail. Il y a des formations en interne pour prendre en main des systèmes d’IA et ensuite il y a des collectifs qui échangent de bonnes pratiques et des prompts en comparant leur efficacité respective, mais c'est de l'auto-organisation. C’est de l’acculturation, mais il n'y a pas de formation de niveau professionnel.

En quoi l’IA affecte-t-elle le management ?

V. G. : L'IA est vraiment une transformation importante de la façon de produire dans chaque métier et cela va toucher aussi le management. Dans une même équipe de développeurs, il y aura des anciens qui travaillent de manière « manuelle », parce qu'ils l'ont toujours fait comme ça, et des jeunes à qui on a offert la possibilité d'utiliser des systèmes d’IA. Comment faire lorsqu’il s’agit de fixer les augmentations salariales ? Faut-il donner plus aux jeunes parce qu'ils produisent plus parce qu’ils ont recours à l'IA ou bien augmenter les « anciens » qui se sont donné beaucoup de mal pour produire des choses de qualité ? Certains managers vont privilégier les « anciens ». Toute la question est de savoir comment mesurer l'implication. Certains estiment que les plus impliqués sont ceux qui ont envie de faire du code dont la qualité est assurée.


« Le problème, c'est que quand on demande quelle est la stratégie de l'entreprise Orange sur l'IA, on entend les mouches voler. »


À quelle échéance espérez-vous régler ces questions ?

V. G. : Ces questions vont se poser pendant un certain temps, car les entreprises vont avoir pendant un certain temps en parallèle des gens qui vont utiliser l’IA parce qu’ils sortent de l'école et d’autres qui ne vont pas l’utiliser. Si l’entreprise n’accompagne pas tout le monde, il y aura un risque de perte d’employabilité pour certains salariés. C’est un choix d’entreprise. Le problème, c'est que quand on demande quelle est la stratégie de l'entreprise Orange sur l'IA, on entend les mouches voler. L’entreprise a signé une charte éthique et créé un comité avec des experts externes, mais quid de l’engagement réel ? S’il n’y a pas d'accord sur la question de l’IA, alors elle est laissée à la bonne volonté de l'entreprise et ce n’est pas satisfaisant. Orange a conclu un accord mondial sur l’égalité femmes-hommes, qui comprend des indices et des indicateurs, et un autre sur la santé-sécurité au travail. Il faut un accord cadre sur l’IA.

Que demande la CFDT ?

V. G. : Nous demandons la création d’une instance, une commission paritaire, à laquelle, avant le lancement d’un pilote et avant tout déploiement, sont présentés les systèmes d’IA avec leurs algorithmes et les outils utilisés, et que soient analysés les changements que ces systèmes vont induire dans la façon de travailler. Malgré nos interventions répétées, cette demande n’est pour l’instant pas entendue. Nous avons une deuxième demande : c'est que les pilotes de systèmes d’IA soient suivis par les instances représentatives du personnel au plus près des conditions de travail de l'équipe, qu'au terme de ce pilote, un bilan soit établi et que les IRP puissent émettre des préconisations. Là non plus, nous ne sommes pas entendus. Pour atténuer la crainte du déploiement de l’IA il faut créer des conditions gagnantes pour les salariés comme pour l’entreprise avec des garde-fous qui rassurent.

Auteur

  • Propos recueillis par Gilmar Sequeira Martins