Par choix ou par nécessité, de plus en plus de retraités travaillent. La simplification du cumul emploi-retraite les y encourage. Une tendance qu’on évalue encore mal.
Chez Daniel Coueille, le travail est un sujet à ne pas aborder en famille, sous peine de déclencher un conflit de générations. Son père, 94 ans, lui conseille d’arrêter tandis que ses enfants, qui ont la trentaine, prennent sa défense. « Ils sont fiers d’avoir un père dynamique », sourit ce presque septuagénaire, retraité de l’industrie depuis 2001… mais toujours actif. à raison d’un mi-temps, il forme des cadres à la maîtrise des risques. Très demandé, il a décidé de travailler plus, à trois cinquièmes, dès que les restrictions au cumul d’un salaire et d’une pension de retraite seront levées.
Depuis janvier, selon le vœu du gouvernement, la mesure est rudement simplifiée. Fini le délai de carence de six mois entre le pot de départ et le retour au travail chez l’ex-employeur ! Aux oubliettes, le plafond de revenu autorisé – de même que la moyenne des trois dernières fiches de paye ou que 160 % du smic pour les bas salaires : 2 094 euros –, du moins pour la Caisse nationale d’assurance vieillesse qui délivre la pension de retraite de base (voir encadré page 26). « Les régimes complémentaires ne se sont pas alignés : cela devrait prendre quelques mois. En attendant, les retraités actifs qui dépassent le plafond de revenus autorisé risquent de voir leur pension complémentaire suspendue », met en garde Sabrina Cohen, DRH d’Ad’Missions, société de portage comptant 15 % de tempes blanches parmi ses 700 salariés. Un chiffre en constante augmentation.
Des sexagénaires en pleine forme. La faute aux accros du boulot, qui ne se résignent pas à raccrocher malgré quarante ans de cotisations autorisant une retraite à taux plein et poursuivent dans le consulting de haut vol ? Le « workaholisme » n’est pas la seule explication. Les évolutions de la démographie et des modes de vie pèsent aussi. Un homme qui souffle sa soixantième bougie peut espérer vivre encore quinze ans et une femme, plus de vingt ans. « J’ai la chance d’avoir une épouse, plus jeune de onze ans, toujours active. Je ne vais pas l’attendre toute la journée à la maison », reprend Daniel Coueille, qui ne veut pas non plus renoncer au « plaisir de transmettre ». « Je suis en pleine forme. Mon métier me passionne et j’ai des cartons de projets : un livre, un cycle de conférences », renchérit Christina, ex-contrôleuse de gestion chez LVMH, aujourd’hui coach-psychothérapeute, retraitée depuis près d’un an. Salariée l’équivalent d’un mi-temps, la sexagénaire projette de travailler « au moins jusqu’à 65 ans », puis « en fonction de (s)es envies et de (s)es forces ».
Autre grande motivation qui aiguillonne les retraités : l’argent. Selon une enquête de la Cnav de décembre 2008, 61 % des futurs retraités interrogés estiment qu’ils n’auront pas de retraite satisfaisante en termes de revenu. « Ma dernière fille poursuit ses études », précise Daniel Coueille, qui majore de 25 % ses revenus grâce à ses formations. « Les projets pour l’avenir exigent de solides finances », renchérit Christina. « Aucun retraité ne travaille pour la beauté du geste ou alors il opte pour le bénévolat. Tous ont des préoccupations financières, quel qu’en soit le niveau. Ils ont des enfants encore étudiants, des ascendants à soutenir. Or, en moyenne, un cadre part en retraite avec 50 à 55 % de ses revenus », reprend Sabrina Cohen, d’Ad’Missions. Les interruptions de carrière ou les périodes de chômage pèsent aussi sur le niveau de la retraite. « 78 % des quinquas en portage que nous avons interrogés disent vouloir continuer à travailler une fois leur retraite liquidée », commente Roland Bréchot, directeur général de la société de portage ITG, qui compte 40 % de retraités parmi ses effectifs.
Recours à l’intérim. Pour certains non-cadres, le montant de la pension est proprement insuffisant : 860 euros net pour cette vendeuse retraitée, après quarante ans de cotisations, qui poursuit en intérim. Idem pour ce carrossier. « Retravailler est vital pour beaucoup des retraités recourant à l’intérim », note Catherine Hérrault, responsable du développement d’Actual. Premier à ouvrir ses agences aux retraités, le groupe basé à Laval en place 400 par an, « un chiffre en hausse depuis 2005 ».
« Au Salon infirmier cet automne à Paris, j’ai été interpellé, plusieurs fois par heure, par des retraités du public, qui voulaient poursuivre en intérim. Et je viens d’être contacté par un groupement de pharmaciens, c’est inédit », s’étonne Stéphane Volleau, directeur général de L’Appel médical. Le numéro un de l’intérim chez les professionnels de la santé (aides-soignants, préparateurs en pharmacie, kinés, etc.) qui « recrute des candidats de 25 à 70 ans ». Du jamais-vu : en 2007, le nombre de seniors en blouse blanche a augmenté de 13 % pour s’établir à 5,3 % des effectifs placés.
Première motivation des candidats ? « Le faible montant de la retraite », rappelle Stéphane Volleau qui explique aussi cet afflux par la formation, en 2007, des salariés de L’Appel médical à l’accueil des retraités et aux subtilités du cumul emploi-retraite. « Et les recruteurs commencent à changer de regard. Nos candidats retraités sont avant tout des professionnels de santé. » Et une sacrée bouée de sauvetage dans les secteurs en pénurie. Le nombre de médecins retraités actifs a augmenté de 7 % depuis 2006, indique le Conseil national de l’Ordre, qui qualifie cette croissance d’« exponentielle, comparée à la hausse des actifs : 0,5 % par an en moyenne. » Assistante sociale retraitée du privé, exerçant toujours dans la fonction publique, Marie-Claude vient d’être recrutée dans un hôpital psychiatrique parisien. « Mes 60 ans n’ont pas été un obstacle, ni le niveau de salaire. Cela m’a surprise. J’ai répondu à quatre propositions ; trois entretiens ont été positifs », souligne la sexagénaire qui compte travailler « à plein temps jusqu’à 63-65 ans ».
La levée des restrictions sur le cumul emploi-retraite va permettre de remettre sur un pied d’égalité les ex-salariés du privé et ceux d’autres régimes, soumis à des règles moins pénalisantes. Fini les « mésaventures » du type de celle de Claude Hubert, ex-ouvrier des Câbleries de Lens, qui a vu, en 2007, sa pension de 781 euros suspendue plusieurs mois, après avoir effectué des missions d’intérim comme mécanicien, et dépassé le montant de ressources totales autorisées. Privé de revenu, il a fait la manche devant La Poste lensoise… « La libéralisation du cumul emploi-retraite est une mesure saine pour l’emploi et contre la magouille, reconnaît Olivier Spire, président du cabinet Eurocadres. Dans la pratique, les restrictions étaient contournées, d’abord par l’abandon du statut salarié. »
Face à la complexité des règles en cas de reprise d’activité salariée, nombre de cadres retraités optent pour une activité libérale (en tant qu’expert) en s’immatriculant au registre des indépendants ou créent une société, se rémunérant en dividendes pour éviter une taxation trop lourde. « Quant aux non-cadres retraités, ayant quitté tôt l’entreprise, ils travaillent au noir », reprend Olivier Spire. Sans compter les tours de passe-passe. Révélée en 2007, l’affaire des cheminots retraités travaillant à Taïwan pour le compte d’une société de portage créée dans un paradis fiscal (l’île de Man, en mer d’Irlande) par une filiale de la SNCF a fait grand bruit. Car ils cumulaient, sans le déclarer, leur salaire de 6 600 euros avec leur retraite de 2 000 euros. Martine, 60 ans, représentante dans la vente, fait les choses plus simplement. « Pour ne pas dépasser le plafond, j’enregistre mes ventes sous le nom d’une collègue qui me reverse ensuite ma commission. »
Une libéralisation aux effets différés pour cause de crise ? Mais pronostiquer une arrivée massive de retraités sur le marché de l’emploi, personne ne s’y risque encore. D’autant que la crise risque de différer les effets de la libéralisation du cumul emploi-retraite. Sanofi-Aventis prépare des mesures d’âge. Arcelor, PSA ou Renault visent d’abord les seniors dans leurs plans de départs volontaires. « Inciter les seniors au départ, à la moindre difficulté, est la solution de facilité. Les mentalités n’ont pas encore évolué », déplore Nicolas Jacquet, directeur général d’Entreprise et Progrès. Mais nul doute pour Jean-Marie Peretti, professeur en management à l’Essec : « à moyen terme, la levée des restrictions sur le cumul emploi-retraite va faire émerger de nouvelles offres et demandes d’emploi. Notamment dans les secteurs en pénurie. » Tous les spécialistes en conviennent, les sociétés de portage salarial en seront les premiers bénéficiaires. « La mesure va remobiliser les retraités ayant de réelles compétences », commente François Catta, directeur général de Links, société de portage qui dénombre 5 % de retraités actifs.
Pas de quoi déstabiliser, pour autant, le marché du travail. « Les retraités recherchent rarement un temps plein, plutôt un temps partiel », précise Catherine Hérrault, d’Actual. Quant à la concurrence entre les jeunes et les vieux, que les syndicats – CFDT en tête – craignent de voir attisée, avec à la clé un dumping sur le niveau de salaire des retraités, elle reste hypothétique aux yeux d’Olivier Spire, d’Eurocadres. « Le marché des cadres est en pénurie, avec un taux de chômage de 3,5 %. Dans ce contexte, il n’y a pas de concurrence jeunes-seniors. Chez les non-cadres, en période de crise, il n’y a pas non plus de concurrence entre ces deux populations : elles sont les premières à alimenter les bataillons de chômeurs. »
La déstabilisation est plutôt redoutée du côté de la Cnav, qui a fait ses comptes. « Si les salariés qui ont suffisamment cotisé décident de liquider rapidement leur retraite pour retravailler, cela pourrait coûter de l’ordre de 700 millions d’euros au régime général du privé à court terme », note Danièle Karniewicz, sa présidente. Mais si la libéralisation du cumul emploi-retraite a bien un avantage immédiat, c’est d’inciter les services de l’état à faire le point sur la « révolution grise ». Rien qu’au sein du régime général on comptabilisait, en 2006, 137 000 retraités en emploi… 37 % de plus qu’en 2003.
1 296 euros brut
C’est le montant moyen de la pension de retraite.
Source : Drees, 2006.
Les retraitées touchent 1 020 euros et les retraités, 1 636 euros.
60 ans
âge légal de départ à la retraite.
65 ans
âge de départ en retraite sans pénalités, même si le nombre d’années cotisées est insuffisant.
70 ans
âge de la retraite couperet dans le privé à partir de 2010 (65 ans aujourd’hui).
Les restrictions au cumul emploi-retraite ne sont pas encore levées pour les régimes de retraite complémentaires, qui ont mis en place leur propre réglementation, parfois plus restrictive que celle du régime général. Mais les partenaires sociaux devaient décider de les supprimer lors des discussions sur les régimes Arrco (pour tous les salariés) et Agirc (pour tous les cadres) destinées à fixer de nouveaux paramètres de fonctionnement. Elles s’ouvrent le 27 janvier et doivent s’achever au plus tard le 31 mars.
En attendant la totale libéralisation.
« Lors des précédents assouplissements du dispositif cumul emploi-retraite (en 2003, 2005, 2006, NDLR), il a fallu attendre six mois environ avant que les différents régimes soient alignés », commente Sabrina Cohen, DRH de la société de portage Ad’Missions. En attendant cette totale libéralisation, elle conseille un strict respect des règles du cumul emploi-retraite qui étaient valables jusqu’à fin 2008. Au risque, sinon, pour le retraité actif, de voir suspendu le versement de sa retraite complémentaire. A. F.