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Politique sociale

Ces juges qui font la loi en Europe

Politique sociale | publié le : 01.01.2009 | Nadia Salem

Redoutée des États, la Cour de justice européenne a consacré un véritable droit communautaire du travail. Dans le respect des principes de liberté du marché.

Ce matin du 15 octobre, c’est une affaire opposant TF1 à la Commission européenne, soutenue par le gouvernement français et France Télévisions, qui occupe les juges du Tribunal de première instance (TPI) à Luxembourg. La chaîne privée française demande l’annulation d’une décision de la Commission du 20 avril 2005 dans une affaire d’aide d’État. Maître Hordies, l’avocat représentant la chaîne, déplore la lenteur d’une procédure entamée en 1993. Séance ordinaire dans une institution de l’Union européenne, qui fait désormais trembler les États membres. Épinglée à maintes reprises par la Cour de justice des Communautés européennes, la France est bien placée pour le savoir. Dernière condamnation en date : la mauvaise transposition de la directive sur la santé et la sécurité du 11 juin 1989, qui a fait l’objet d’un arrêt rendu le 5 juin 2008. Il concerne notamment les personnels de la SNCF et de la RATP. En substance, la Cour reproche à la législation française de permettre à ces dernières de déroger à plusieurs dispositions de la directive, et notamment de ne pas respecter l’obligation faite aux employeurs de tenir une liste des accidents du travail, tout comme celle relative à l’information des salariés sur les risques pour leur santé et leur sécurité. Paris va devoir obtempérer, au risque de se voir soumis à une astreinte financière. Un projet de décret est d’ores et déjà à l’étude pour se conformer aux injonctions de la CJCE.

Le social, accessoire ? Pour Michel Laroque, inspecteur général des finances, le droit communautaire est « un droit général, à dominante économique, dans lequel les questions sociales n’ont eu qu’un rôle accessoire jusqu’à présent ». Mais, pour Koen Lenaerts, l’un des 27 juges de Luxembourg, « l’apport de la Cour n’en demeure pas moins conséquent, en ce qu’elle a non seulement consacré un véritable droit communautaire du travail, mais également un droit communautaire à la protection sociale, deux grands piliers qui soutiennent l’Union sociale européenne ». La Cour a notamment consacré « le principe cardinal qu’est l’égalité de traitement dans le travail », estime ce dernier. Initialement limité aux rapports entre nationaux et ressortissants d’autres États membres et à ceux entre l’homme et la femme au titre de la rémunération, le principe d’égalité de traitement s’applique désormais àl’ensemble des discriminations.

Idem pour la relation de travail que la Cour a progressivement contribué à protéger. « Le droit communautaire dérivé encadre principalement la relation de travail en assurant l’information du travailleur sur les conditions du contrat de travail », note Koen Lenaerts. C’est l’objectif de la directive 91/533/CEE, qui vise à mieux protéger les travailleurs salariés contre une éventuelle méconnaissance de leurs droits et à offrir une plus grande transparence sur le marché du travail. Elle pose des obligations d’information du salarié, par écrit, sur les éléments essentiels du contrat ou de la relation de travail. Ainsi, dans son arrêt Lange du 8 février 2001, notamment, la Cour a constaté que « l’employeur est tenu de porter à la connaissance du travailleur salarié une stipulation qui présente le caractère d’un élément essentiel du contrat en vertu de laquelle ce dernier est obligé d’effectuer des heures supplémentaires sur la simple demande de l’employeur ».

Pour la Cour, le droit de grève est fondamental, mais pas autant que la libre circulation dans l’UE

Le droit communautaire est beaucoup plus social qu’on ne le dit, souligne Marie-France Mazars, doyenne de la chambre sociale de la Cour de cassation. En matière de temps de travail, par exemple, le droit communautaire et la jurisprudence de la Cour sont beaucoup plus riches que la législation nationale. Ainsi, en nous appuyant sur les textes communautaires, nous pouvons rappeler aux employeurs que le temps d’astreinte n’est pas un temps de repos, comme certains voudraient le faire croire, et qu’il exige par conséquent rémunération. »

Fin 2007, la Cour a même jeté un joli pavé dans la mare. Dans deux affaires relatives au détachement de salariés, elle a rendu des arrêts qui ont mis le feu aux poudres. L’affaire Viking du 11 décembre 2007 concernait une action collective se rapportant au transfert d’un navire battant pavillon finlandais sous pavillon estonien. Dans l’affaire Laval du 18 décembre 2007, un syndicat suédois avait tenté, au moyen d’une action collective, de contraindre un prestataire letton à signer une convention collective dans le cadre d’une prestation de services en Suède.

Dans ces deux dossiers, la CJCE confère un « effet horizontal » direct aux articles 43 et 49 du traité qui peuvent être invoqués par des employeurs et des prestataires de services pour contester des conventions et actions collectives ayant une portée transfrontalière. L’arrêt rendu précise que le droit de grève est fondamental, mais pas autant que les dispositions de l’UE en matière de libre circulation. Le Parlement européen a donc adopté en septembre 2008 un rapport sur « les défis pour les conventions collectives dans l’UE » et demande à la Commission européenne d’opérer une révision de la directive sur le détachement des travailleurs afin de mettre en balance les objectifs économiques et sociaux du traité. Pour Alain Supiot, professeur de droit, « cette jurisprudence jette une lumière crue sur le cours pris par le droit communautaire. Il échappait déjà à peu près complètement aux citoyens. L’apport des arrêts Laval et Viking est de le mettre également à l’abri de l’action syndicale ». Un bémol à la réputation « progressiste » de la jurisprudence communautaire.

Jean-Claude Bonichot CONSEILLER D’ÉTAT, JUGE À LA CJCE
“La Cour ne fait pas litière de la protection des travailleurs”

Les juges européens sont-ils de bons défenseurs du droit social européen ?

Le juge communautaire doit assurer le respect du droit communautaire dans tous ses aspects. Les libertés économiques consacrées depuis le début par le traité de Rome doivent être conciliées avec les droits sociaux et la protection des travailleurs. C’est cette conciliation qui donne lieu à un exercice d’interprétation souvent délicat du sens et de la finalité de la norme et du contexte dans lequel elle doit prendre sa place, c’est-à-dire être appliquée. Les objectifs sociaux poursuivis par les États membres, notamment à travers le traité, sont alors confrontés aux principes de liberté du Marché commun. J’ai toutefois bien conscience que la jurisprudence sociale de l’année qui s’achève a été marquée par des arrêts retentissants qui ont été perçus, à mon sens à tort, comme une atteinte portée à l’Europe sociale au nom du libéralisme économique. Je pense bien évidemment aux arrêts Laval un Partneri et Viking Line, mais aussi à l’arrêt Ruffert, ainsi qu’à l’arrêt Commission/Luxembourg du 19 juin 2008. Ces différentes affaires ont, en effet, en commun de dire que des actions syndicales ou des dispositions nationales destinées à protéger les travailleurs sont contraires au droit communautaire. Mais je ne crois pas du tout qu’il convienne d’en tirer la conclusion générale que la Cour ferait litière de la protection des travailleurs au nom d’une conception uniquement libérale du Marché commun. Une lecture fine de ces affaires, qui doivent impérativement être replacées dans leur contexte, conduit à une analyse plus nuancée. D’abord, le raisonnement retenu s’inscrit dans la ligne d’une jurisprudence bien établie. Non seulement les États mais aussi des syndicats peuvent porter atteinte à la liberté de prestation des services ou à la liberté d’établissement. Ce n’est pas nouveau. Une grève peut être illégale ou abusive en droit national. Elle peut aussi l’être au regard du droit communautaire, qui fait partie des droits nationaux depuis maintenant plus de cinquante ans. La mise en balance des objectifs poursuivis par les actions collectives avec les libertés fondamentales du Marché commun s’inscrit dans la ligne d’une jurisprudence constante de la Cour sur la portée des droits fondamentaux. Enfin, il faut tenir compte du fait que les arrêts en question sont marqués par un contexte juridique national particulier et différent du contexte français. Quant à l’arrêt Ruffert, peut-être a-t-il pu surprendre, mais la solution qu’il adopte se déduit directement de la directive qui était applicable : si on avait voulu une autre solution, c’est la loi qu’il aurait fallu changer ! Sans doute faudra-t-il un jour se pencher à nouveau sur le cadre d’ensemble : ne pourrait-on développer encore le dialogue social à l’échelle de l’Europe ? Pourquoi ne pas faire des conventions collectives transfrontalières lorsque cela s’y prête dans une branche ou une région donnée ? Pourquoi en rester à des instruments presque exclusivement nationaux dans une Europe entièrement tournée vers l’effacement des frontières ? Là sont les vrais sujets. Au demeurant, on trouve dans la jurisprudence de la Cour, en 2008, des arrêts qui illustrent sa volonté manifeste de protéger les droits des travailleurs.

Quel bilan tirez-vous de la jurisprudence sociale de la CJCE en 2008 ?

Elle est fournie, la matière pouvant être abordée par des points d’entrée aussi divers que le principe d’égalité, le droit des marchés publics ou le droit du travail lui-même. De manière générale, les affaires attestent la très grande actualité du sujet. Elles confrontent d’ailleurs la Cour à des questions nouvelles, d’importance majeure. Outre les affaires précédemment citées, on peut prendre pour exemple deux arrêts décisifs. Dans le premier, il s’agissait de déterminer si le licenciement d’une travailleuse en raison essentiellement du fait qu’elle se soumette à un traitement de fécondation in vitro constitue une discrimination directe fondée sur le sexe. Dans l’arrêt Mayr du 26 février 2008, la Cour a répondu par l’affirmative. Dans le second, la Cour s’est prononcée sur le cas d’une discrimination à l’égard d’un employé qui aurait pu échapper au droit communautaire : il s’agissait de déterminer si le harcèlement dont un employé était victime en raison du handicap de son enfant, auquel il dispensait l’essentiel des soins, était contraire à l’interdiction de harcèlement consacrée par la directive portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Dans l’important arrêt Coleman du 17 juillet 2008, la Cour a répondu par l’affirmative.

Propos recueillis par Nadia Salem

580

C’est le nombre d’affaires nouvelles dont a été saisie la Cour en 2007, en hausse de 8 % par rapport à 2006.

Un contentieux en forte croissance

Créée en 1952, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) est composée de trois juridictions : la Cour de justice, le Tribunal de première instance et le Tribunal de la fonction publique. La mission de la Cour de justice est d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités au moyen de la procédure de renvoi préjudiciel ou de diverses catégories de recours. Elle est composée de 27 juges et de 8 avocats généraux désignés par les gouvernements des États membres pour un mandat de six ans renouvelable. En 2007, 1 259 affaires ont été introduites auprès des trois juridictions. Le chiffre le plus élevé dans l’histoire de l’institution. La CJCE s’enorgueillit d’avoir, pour la quatrième année consécutive, fait diminuer la durée des procédures et d’avoir augmenté d’environ 10 % le nombre des affaires clôturées par rapport à 2006. En ce qui concerne les renvois préjudiciels (procédure par laquelle une juridiction nationale soumet à la CJCE des questions relatives à l’interprétation ou à la validité d’une disposition du droit communautaire), la durée moyenne des procédures était de 19,3 mois en 2007, contre 23,5 mois en 2004. Quant aux recours directs et aux pourvois, cette durée moyenne de traitement s’élève respectivement à 18,2 mois et à 17,8 mois en 2007 (20 et 17,8 mois en 2006).

En 2007, la Cour a été saisie de 580 affaires nouvelles, soit une augmentation de 8 % par rapport à 2006 et de 22,3 % par rapport à 2005. Le TPI, de son côté, connaît une telle recrudescence d’activité (522 affaires introduites en 2007 contre 432 en 2006) qu’il a entamé une réflexion sur son fonctionnement et modifié son organisation (huit chambres siégeant avec trois juges chacune) afin d’améliorer son efficacité.

Auteur

  • Nadia Salem