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Idées

Une explosion sociale est-elle possible en France ?

Idées | Débat | publié le : 01.01.2009 |

Alors que la crise financière s’est transformée en récession économique, l’agitation des lycéens et l’exemple grec font resurgir, dans l’Hexagone, le spectre d’un mouvement social de grande ampleur. Un remake de Mai 1968 ou de l’automne 1995 est-il possible en 2009 ? Les réponses, mitigées, d’un expert de l’association Entreprise & Personnel, d’un consultant de Sociovision et d’un historien spécialiste des mouvements sociaux et du syndicalisme.

Jean-Marc Le Gall Professeur associé au Celsa, directeur d’études à Entreprise & Personnel

Si l’attentisme l’emporte aujourd’hui, l’année à venir sera-t-elle « celle de tous les dangers », comme l’a annoncé récemment Carlos Ghosn ? La multiplication des annonces de plans sociaux, l’effondrement de l’intérim, la chute des offres d’emploi aux jeunes diplômés, l’aggravation des situations de grande pauvreté sont-elles le ferment d’un vaste mouvement social en France ? Un tel scénario noir n’est pas impensable compte tenu de l’onde de choc inouïe de la crise financière sur l’économie et sur l’emploi. La récession est bien installée, et certains pointent la menace d’une dépression. Demeure toutefois l’inconnue du degré possible de cristallisation des mécontentements.

S’agissant des entreprises, le développement de mobilisations massives ne semble pas le scénario le plus évident. Des facteurs de mécontentement profonds existent, mais plusieurs raisons permettent en revanche de relativiser l’efficacité des canaux de diffusion des possibles conflits. Elles tiennent d’abord aux doutes sur la capacité des acteurs sociaux à soutenir, organiser et amplifier de tels mouvements collectifs. Les organisations syndicales, si elles conservent des facultés de mobilisation, apparaissent de nouveau désunies. De son côté, la gauche est en panne de leadership, et l’extrême gauche ne semble pas en mesure de radicaliser des conflits ponctuels, si durs soient-ils, et surtout de les faire converger vers un mouvement social généralisé. Plus profondément, la fragmentation actuelle du monde du travail semble s’opposer à l’extension de ces probables futures confrontations.

En revanche, les trois risques majeurs identifiés cet été dans notre Note de conjoncture sociale demeurent préoccupants : en premier lieu, les « mobilisations dormantes » au sein de la jeunesse, hostile aux réformes, avec, en toile de fond, l’inquiétude des lycéens et des étudiants quant à leur avenir professionnel ; ensuite, la prise de conscience de la dégradation du pouvoir d’achat des retraites, au moment de réformer les régimes complémentaires ; et, enfin, la situation préoccupante des banlieues, frappées de plein fouet par la crise. Ces sujets très sensibles peuvent donner lieu à des formes de protestation singulières, mais toutes radicales et difficilement maîtrisables. Comme l’a souligné le sociologue Anthony Giddens, les politiques sont toujours à la merci en France « du pouvoir de la rue et d’un haut niveau de mobilisation populaire ». A fortiori en l’absence de corps intermédiaires efficaces.

Benoît Roederer Directeur à Sociovision

En 2008, le climat a été marqué par un très fort pessimisme quant à l’avenir de notre modèle de société et de nos institutions : 76 % des Français prévoient la faillite et la cessation des remboursements de la Sécurité sociale. Par ailleurs, ils anticipent un niveau de difficulté économique jamais atteint depuis quinze ans. Mais, même s’ils attendent toujours des régulations fortes par l’État, ils avaient déjà intégré la complexité des effets d’une mondialisation qui s’impose à tous. En témoigne la levée de nombreux tabous bloquant l’adaptation : par exemple, 66 % des salariés trouvent normal que l’on évolue vers de nouvelles formes de travail (horaires plus flexibles, plus courts, CDD, changement de métier). L’observatoire de Sociovision montre la poursuite de tendances de fond qui favorisent la réforme et l’innovation : une grande vitalité, une forte confiance en soi, un resserrement des liens microsociaux. La montée des périls perçus n’entraîne pas une hausse comparable des pulsions rebelles, suicidaires ou désespérées. Mais si les Français sont plus matures, ils sont aussi plus affectifs, et potentiellement réactifs : 50 % des salariés disent qu’ils participeraient « sans hésiter à une grève ou à une action dans [leur] entreprise pour protester contre certaines décisions de la direction ». Le tissu social est aujourd’hui trop diversifié pour que la mobilisation collective soit aisée à obtenir, mais la multiplication des blogs revendicatifs indique le besoin d’un défouloir, potentiellement nuisible à l’image et au climat de l’entreprise.

Certains thèmes sont ultrasensibles : l’éducation et l’insertion professionnelle des jeunes, la santé, la pauvreté. La préoccupation de l’emploi monte en puissance, mais le plus insupportable est ce qui apparaît comme une iniquité flagrante de traitement (les parachutes dorés, comme les licenciements dans des entreprises qui font des profits). Nous n’avons pas les ingrédients d’une flambée sociale à l’ancienne, sur la base d’un projet de société alternatif. En revanche, des mouvements non orchestrés par des syndicats dont le crédit de confiance reste très faible nous paraissent parfaitement possibles : des jacqueries de travailleurs pauvres, des conflits de salariés désespérés par un sentiment de gâchis des ressources humaines, dans des localités à l’emploi peu diversifié. Les Français vivent la fin d’un modèle social, mais ils ont faim de lien social : si les temps sont difficiles, il faut que l’ensemble des acteurs leur semble en prendre leur part.

Stéphane Sirot Professeur d’histoire à l’université de Cergy-Pontoise. Vient de publier Les syndicats sont-ils conservateurs ? (éditions Larousse)

Les violences en Grèce ont réactivé le souvenir des émeutes de 2005 et la crainte d’une flambée sociale consécutive aux effets de la crise financière et économique. Une vague d’insubordination est-elle donc à prévoir ? Notre histoire sociale est riche de brusques accès de fièvre : le Front populaire, Mai 68, l’automne 1995 ou les manifestations anti-CPE de 2006 ont démontré les capacités de réaction du salariat et de la jeunesse. Pour autant, les grandes crises économiques n’ont jamais été propices aux mouvements sociaux. La première moitié des années 30 s’est ainsi soldée par une relative atonie de la protestation organisée. Aujourd’hui, certaines circonstances pourraient donner lieu à des explosions sociales diffuses qui ne se transformeront pas aisément en contestation généralisée.

Un sourd mécontentement parcourt la société et le monde du travail. Dans l’entreprise, si la pratique gréviste a décliné, des protestations plus souterraines (grèves perlées ou du zèle, pétitions, recours aux prud’hommes, absentéisme, etc.) déstabilisent l’ordre de l’usine et du bureau. Au fond, si le pouvoir politique cherche à discréditer et à entraver l’expression des conflits, il ne crée nullement du consensus. Il fabrique au contraire des ressentiments larvés qu’une étincelle peut faire éclater. La stratégie adoptée par le gouvernement pour faire passer ses réformes, ainsi que leur contenu ouvertement inégalitaire, multiplie en outre les potentialités de réveil brutal et de violence contenues dans la société. Réformer contre les principaux concernés (cheminots, enseignants, postiers, etc.) en les jetant en pâture à l’opinion, inventer des « boucliers » pour les plus nantis tout en dénonçant les « insupportables » acquis de ceux ne vivant que de leur travail, tout cela accumule les colères qui commencent, ici où là, à radicaliser les oppositions.

Enfin, l’éclatement de la crise a mis à nu l’absurdité du monde forgé par le néolibéralisme. Les réactions des pouvoirs politiques affolés ont contribué, par leur profusion de milliards annoncés, à délégitimer les sempiternels discours sur l’inéluctabilité de la rigueur et des réformes douloureuses. Il est cependant malaisé d’entrevoir à court terme une synergie des mécontentements tant ont été affaiblis les contre-pouvoirs, dressés les uns contre les autres les corps sociaux et chantées les louanges cyniques de la réussite individuelle. Une succession de flambées sociales partielles paraît plus envisageable.