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Chronique juridique

Que reste-t-il de l’ordre public social ?

Chronique juridique | publié le : 01.01.2009 | Jean-Emmanuel Ray

Un nouveau coup de canif vient d’être porté au principe de faveur. Les lois Auroux de 1982 avaient permis à l’accord collectif de déroger à la loi en matière de temps de travail. Puis la loi du 4 mai 2004 avait élargi le champ des dérogations. Avec la loi du 20 août 2008, priorité est maintenant donnée à l’accord d’entreprise sur la fixation des heures sup et leurs contreparties.

Principe fondamental du droit du travail selon lequel la situation des salariés doit être régie, en cas de conflit de normes, par celle qui est la plus favorable au salarié, le principe dit « de faveur » a régné en maître jusqu’en 1982. Avec son complice l’ordre public social, ils étaient parfaitement adaptés à cette période de forte croissance économique, où l’analyse du « plus favorable » était par ailleurs facile s’agissant de négociation d’acquisition d’avantages quantitatifs (salaires). Ils ont permis une harmonieuse construction des sources du droit du travail : loi, accord national interprofessionnel, convention de branche, accord d’entreprise, usages, contrat de travail. Plus on descendait dans les sources, plus les avantages montaient pour le salarié, dans une belle hiérarchie des normes reflétant une société où l’autorité ne se discutait guère : les jardins de Le Nôtre vus du château de Versailles.

Et moi, et moi, et moi : en 1967, Dutronc avait anticipé l’individualisation croissante de notre société, où les règles collectives sont de plus en plus mal ressenties (« Il est interdit d’interdire » en 1968, « Je ne m’interdis rien » en 2008). Pourquoi les entreprises auraient-elles échappé à un mouvement aussi général et profond ? Dans ce contexte sociologiquement très porteur, elles ont donc réclamé et obtenu à partir de 1982 toujours plus d’autonomie, et depuis 2008 d’« auto-normie ».

ACTE I/1982 : L’ORDRE PUBLIC DÉROGEABLE

La durée du travail est depuis longtemps le laboratoire expérimental du droit du travail : en ce domaine, depuis 1982, un accord collectif peut « déroger » à la loi. Par ces accords « donnant-donnant », les salariés obtiennent désormais des « contreparties », et non plus exclusivement ces « avantages » caractéristiques de l’ordre public social. Jusque-là, seule était possible – concevable – la dérogation in melius, permettant d’améliorer le sort du salarié. D’où le malaise soulevé en 1982 par les accords dits « dérogatoires » en langage travailliste : ne dérogeant plus in melius à la loi, ils étaient forcément in pejus, bref, globalement défavorables au salarié.

Ce qui est statistiquement et juridiquement faux. Car même si la source du verbe déroger (« perdre les avantages de la noblesse par l’exercice d’une profession incompatible avec elle ») fait penser à déchoir, les choses sont plus simples : l’accord collectif est dérogatoire lorsqu’il est différent de la loi, loi qui doit expressément l’autoriser à déroger. Ainsi, le forfait jours constitue une évidente dérogation : est-il plus, ou moins favorable ? Il n’existe pas de réponse générale et impersonnelle à cette question. Si, en théorie, certains peuvent travailler jusqu’à 13 heures par jour six jours sur sept, les sondages nous indiquent que cette population est la plus satisfaite des 35 heures alors qu’elle n’en bénéficie pas : ces cadres travaillent autant qu’avant, mais ont obtenu une semaine, voire dix jours de RTT.

Depuis 1982, en signant, les syndicats permettent à l’employeur de rendre supplétives certaines dispositions du Code, lui donnant une liberté d’organisation à laquelle il n’aurait même pas rêvé il y a vingt ans (ex. : annualisation façon 2008). Les partenaires sociaux n’étant plus tenus de construire au-dessus du plancher légal, ils ont parfois creusé à côté ou dessous de véritables galeries conventionnelles qui ont remis en cause la stabilité de l’ensemble de l’édifice. Ce tremblement de terre normatif, qui a posé la question de la légitimité et donc de la représentativité réelle des acteurs de cette négociation désormais multifonction, a conduit, tant en ce qui concerne les acteurs que les accords, aux répliques sismiques des lois du 4 mai 2004 puis du 20 août 2008.

ACTE II/2004 : ARTICULATION AU SEIN DU CHAMP CONVENTIONNEL

Depuis la loi du 4 mai 2004 issue de la position commune de juillet 2001, au sein du champ conventionnel le principe hiérarchique a cédé la place à l’articulation : la convention inférieure ne doit plus forcément être plus favorable que le niveau supérieur. Elle peut y déroger, à moins que :

• Le niveau supérieur n’en dispose expressément autrement, à l’instar de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 : « Les parties signataires conviennent qu’il ne peut être dérogé à ces dispositions par accord de branche ou d’entreprise. »

• Le sujet en cause fasse partie des quatre thèmes indérogeables : salaires minima, classifications, garanties collectives en matière de protection sociale complémentaire et mutualisation des fonds de la formation professionnelle, qui représentent l’essentiel des accords de branche. Mais, poursuit l’article L . 2253-3, « dans les autres matières, la convention ou l’accord d’entreprise peut comporter des dispositions dérogeant en tout ou partie à celles qui leur sont applicables en vertu d’une convention ou d’un accord couvrant un champ territorial ou professionnel plus large, sauf si cette convention ou cet accord en dispose autrement ».

Réelle nouveauté pour les négociateurs d’entreprise se voyant ainsi accorder une redoutable liberté, que statistiquement ils n’ont guère mise en œuvre. Mais, jusque-là, pas de rupture radicale pour les juristes : même si, par exemple, le silence de la convention de branche vaut acceptation tacite de déroger par accord d’entreprise, ce dernier reste soumis au niveau supérieur qui peut imposer sa loi : mais il doit le dire expressément. À l’instar des accords dérogatoires par rapport à la loi de 1982, ce sont ici des stipulations différentes, jugées par les partenaires mieux adaptées à l’entreprise en cause, la recherche du « plus favorable » étant vaine. Le maintien du principe de faveur aurait d’ailleurs paralysé toute la logique de la loi du 4 mai 2004 : quid d’un salarié récusant son nouvel accord d’entreprise car le jugeant moins favorable que la convention de branche ?

Au sein du champ conventionnel, ce n’est donc plus le principe de faveur qui règle les conflits : sociologiquement, c’est notre nouvelle religion laïque de la proximité (police de/justice de/audience des élections professionnelles, et non des prud’homales d’en haut pour le calcul de la représentativité). Et juridiquement, c’est l’adage « les règles spéciales dérogent aux règles générales »… si l’accord supérieur ne dit rien.

Dans le silence d’une convention de branche signée depuis le 4 mai 2004, un accord d’entreprise peut contenir des stipulations différentes, et donc parfois moins favorables que celles retenues par ce qui était pourtant considéré comme la loi économique et sociale d’une profession. Problème : et si la convention collective de branche n’a pas été renégociée depuis fort longtemps ?

ACTE III/2008 : PRIORITÉ À L’ACCORD D’ENTREPRISE

L’inertie des conventions collectives de branche a depuis longtemps des effets singuliers : malgré les efforts de Gérard Larcher entre 2005 et 2007, deux sur trois continuent ainsi à avoir des minima d’embauche inférieurs au smic : l’ordre public social fait alors le job. Mais la non-renégociation sur longue période de ces conventions, sur le temps de travail en particulier, a paralysé de facto les efforts de flexibilité débridée faits par le législateur depuis 2003.

D’où, pour celles signées après la loi du 4 mai 2004, la possibilité de laisser la bride sur le cou aux accords d’entreprise. Mais pour celles datant de 1982, ou des 35 heures des années 1998-2002 ? À défaut de renégociation, il fallait leur forcer la main. D’où, côté pile, le très prudent article 17 de la position commune : « Des accords d’entreprise conclus avec des organisations syndicales représentatives et ayant recueilli la majorité absolue des voix aux élections peuvent dès à présent, à titre expérimental, préciser l’ensemble des conditions qui seront mises en œuvre pour dépasser le contingent conventionnel d’heures supplémentaires prévu par un accord de branche antérieur à la loi du 4 mai 2004. » D’où, côté face, la seconde partie de la loi du 20 août 2008 sur la réforme du temps de travail, ce cavalier politique estival qui a tant fâché Bernard Thibault et François Chérèque ayant dû subir les sarcasmes des trois petites confédérations non signataires. Mais qui a reçu le 7 août 2008 l’onction du Conseil constitutionnel : « Le législateur ayant entendu modifier l’articulation entre les différentes conventions collectives pour développer la négociation d’entreprise en matière d’heures supplémentaires, il s’ensuit que […] ces dispositions […] s’appliquent immédiatement et permettent la négociation d’accords d’entreprise nonobstant l’existence éventuelle de clauses contraires dans des accords de branche » (sur l’ensemble de ce thème, voir le chapitre « Hiérarchie, articulation, autonomie » dans l’ouvrage de Gilles Bélier et d’Henri-José Legrand la Négociation collective après la loi du 20 août 2008 : nouveaux acteurs, nouveaux accords, éd. Liaisons, janvier 2009).

Rupture, donc, avec la loi du 20 août 2008, et non plus simple élargissement des dérogations. Car il ne s’agit plus, pour l’accord d’entreprise, de déroger à la convention collective de branche : il s’agit d’une véritable autonomie, cet accord de proximité pouvant s’y opposer frontalement. La loi de 2008 a donc carrément inversé la problématique habituelle en posant un nouveau principe : sur les trois sujets en cause (pour l’instant), l’accord d’entreprise est prioritaire, la branche intervenant « à défaut ».

Cette autonomie normative accrue du niveau de l’entreprise se retrouve certes partout en Europe. Mais il n’est pas évident que les PME trouvent leur compte dans ces possibilités de dumping social au sein d’un même secteur. Et lorsque tout le droit de la durée du travail sera devenu dérogeable, on s’apercevra peut-être qu’une société civilisée exige un minimum de synchronie macrosociale et de concordance des temps microsociale. Et qu’une telle contractualisation aboutit certes à l’individualisation souhaitée des entreprises (les contrôles de l’Inspection du travail se raréfiant encore davantage), mais aussi à une redoutable complexification, y compris entre établissements d’une même entreprise.

FLASH
Demain, la dérogation par le contrat de travail ?

La plus modeste des sources du droit du travail, le contrat de travail, reste entièrement soumis à l’ordre public social (art. L . 2254-1) : ni renonciation ni dérogation à aucune des sources supérieures. Ainsi, la chambre sociale a, le 22 octobre 2008, ramené la zone géographique de l’interdiction contractuelle d’une clause de non-concurrence aux limites nettement plus étroites fixées par la convention collective. Mais après la dérogation à la loi de 1982, la dérogation au niveau conventionnel supérieur avec la loi du 4 mai 2004, l’ultime dérogation montre le bout de son nez : la possibilité de déroger par contrat individuel à des normes conventionnelles, voire légales – l’opt-out à l’anglaise – semble avoir de beaux jours devant elle. Cette soustraction aux règles collectives est déjà largement présente dans notre droit. Depuis la loi du 31 mars 2005, le salarié volontaire peut effectuer des « heures choisies » au-delà du contingent conventionnel. Et, depuis celle du 20 août 2008, il peut négocier de gré à gré son forfait hebdomadaire. Solution plus drastique très à la mode en Europe, l’évitement global du droit du travail avec le refus du contrat de travail : travailleurs indépendants, parasubordonnés (voir le rapport Antonmattei-Sciberras de novembre 2008) ou auto-entrepreneurs promis à un bel avenir en ces temps de crise (loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray