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Politique sociale

Les travailleurs chinois découvrent la lutte des classes

Politique sociale | publié le : 01.11.2008 | Émilie Torgemen

Turnover élevé, actions en justice, émeutes… Les salariés du Guangdong sont de moins en moins dociles. Faute de syndicats dignes de ce nom, ils s’appuient sur des structures souvent clandestines.

Une vraie bataille. Uniformes contre uniformes, policiers contre ouvriers. Le 6 mars, à l’usine Casio de Panyu, dans la province du Guangdong, l’émeute s’est déclenchée quand la police a voulu disperser les quelque 3 000 salariés massés devant l’usine. Les coups ont fusé, il y aurait eu une vingtaine de blessés. La veille, l’entreprise avait annoncé une baisse de 20 % des salaires, sans aucune forme de négociation possible. « Des incidents comme celui-là, il s’en produit un par jour à Shenzhen, explique Liu Kaiming, directeur de l’Institut d’observation contemporaine (ICO). Certains ouvriers n’hésitent plus à traîner les employeurs devant la justice. » Depuis 2005, dans ce véritable laboratoire social du sud de la Chine, nombre de travailleurs, lassés d’être exploités, démissionnent. Les manufactures de jouets, de textile ou de petit électroménager qui ont fait le succès de l’« usine du monde » ont du mal à embaucher. Cette situation avantage les travailleurs du Guangdong qui sont les premiers à manifester. « Les jeunes générations de travailleurs savent aussi mieux diffuser leur révolte par les portables ou même Internet », explique Staphany Wong, de l’IHLO, le bureau hongkongais de l’International Trade Union.

C’est sûrement ce « vote avec les pieds » qui a décidé le gouvernement de Shenzhen à augmenter les salaires minimaux de 14 % chaque année jusqu’en 2012. Mais pas de quoi crier victoire. Les employeurs ont beau s’alarmer de la pénurie de main-d’œuvre et des exigences de la nouvelle classe laborieuse, ils n’en deviennent pas plus accommodants. Mille usines auraient déjà fermé, souvent pour délocaliser plus à l’ouest, dans des régions où la main-d’œuvre est moins chère et plus docile.

Faible progression du droit du travail. Avec la nouvelle loi du travail entrée en vigueur le 1er janvier, les négociations collectives sont théoriquement renforcées. « Dans les faits, la situation dépend surtout du poids du syndicat dans chaque entreprise », note Zheng Aiqing, professeur de droit social à l’Université du peuple de Pékin. Le gouvernement encourage la négociation, notamment sur les questions salariales, depuis plusieurs années, mais beaucoup d’entreprises chinoises n’ont pas de syndicat capable de faire face à la direction, voire aucune instance du tout. « Le gros problème auquel le gouvernement ne s’est pas encore attaqué est celui de la représentation en Chine. Beaucoup de syndicats ne sont que des syndicats de papier », assure Zheng Aiqing. Frédéric Vaissaire, responsable RH d’une société franco-belge à Shanghai, confirme : « Dans notre entreprise de 200 personnes nous avons bien consulté notre syndicat pour les modifications du règlement intérieur. Il a tout validé. Si l’on compare au modèle français, les syndicats ici sont plus proches des comités d’entreprise et s’occupent essentiellement des voyages et du dîner annuel. La loi n’y a rien changé. » Malgré le débat public qui a précédé ce texte et qui a permis aux travailleurs de prendre conscience de leurs droits, les employeurs multiplient déjà les moyens de contourner la loi, constate Staphany Wong, de l’IHLO. Beaucoup de salariés ont bien signé un contrat, mais en anglais… La Haute Cour du Guangdong a publié un document encourageant une lecture de la loi favorable aux employeurs. Les ouvriers qui réclament leurs arriérés de salaires doivent par exemple fournir un contrat de travail alors que c’est justement chez les travailleurs sans contrat que l’on trouve le plus d’impayés.

Quant aux conditions de travail, elles ne s’améliorent guère. À une heure de route de Shenzhen, dans le district de Bao’an, avec ses ruelles crasseuses et ses centaines d’ateliers, Yang Ruijun, 20 ans, coud des chaussures dans l’usine Hantai pour des marques internationales comme Wal-Mart. Il empoche 130 euros par mois si son patron ne lui inflige aucune amende. Ses heures supplémentaires – vingt heures par mois en moyenne – ne sont presque jamais payées. Dans l’atelier, les travailleurs respirent les vapeurs toxiques des colorants, à peine protégés par un masque à usage unique renouvelé une fois par semaine seulement. Le dortoir, une enfilade de chambres de 30 mètres carrés où les travailleurs s’entassent à huit, n’est pas sûr. « Comparé aux usines voisines, ce n’est pas mal », assure pourtant le jeune homme.

Plus loin, quatre ouvriers discutent. Un client a prévu une visite de leur usine et les plus remuants des ouvriers ont été priés de rester chez eux. La direction a distribué une feuille au personnel avec des questions-réponses à apprendre par cœur. Salaire, heures travaillées, congés, tout est faux. Ces quatre fortes têtes veulent jouer dans les règles. Ils projettent de créer un syndicat pour représenter les travailleurs affiliés à l’ACFTU, la fédération syndicale chinoise, seule organisation autorisée et courroie de transmission du Parti. Yin Jianmin, leader de ce petit groupe, a déjà tenté l’expérience dans sa précédente usine, ce qui lui a coûté sa place. « C’est classique, assure Staphany Wong. Intimidation, corruption, tout est permis pour empêcher que les syndicalistes ne défendent les travailleurs. » Pour eux, pas question de tabler sur le congrès représentatif des travailleurs ressuscité par la nouvelle loi du travail. « Ce n’est pas une nouveauté. Les comités de travailleurs ont été instaurés par une loi de 1988, rappelle Zheng Aiqing. Mais elle est très rarement utilisée. »

Pékin ne souhaite guère que les travailleurs s’organisent hors de la tutelle du Parti

À 170 kilomètres de Shenzhen, à Kaiping, les employés de l’usine Caida Zhiyicheng, où sont confectionnés des survêtements de sport, bénéficient déjà de ce type de CE à la chinoise depuis 2004. Le manager est ravi d’avoir un interlocuteur « non politique » avec lequel discuter. « On ne peut pas dire que la terre soit devenue le ciel et le ciel la terre, mais on se sent bien dans cette usine et le turnover y est très faible », explique Zhang Yicheng, qui y travaille depuis huit ans. À Kaiping, les employés élisent leurs représentants (un par unité de travail de 25 personnes) une fois par an. Le comité se réunit ensuite chaque mois. Cet été, il a notamment obtenu de décaler les horaires de travail pour éviter les grosses chaleurs. Mais cette initiative ne vient pas des travailleurs eux-mêmes, c’est une ONG qui développe des standards de responsabilité sociale, la Social Accountability International, qui a suggéré au patron de dialoguer avec ses équipes.

Ce modèle de CE, toutefois, n’a pas fait école. Les comités de travailleurs, encore exceptionnels, sont dans une situation précaire. S’ils venaient à se généraliser, il n’est pas sûr que Pékin laisserait faire. Le régime n’a pas ratifié les conventions 87 et 98 de l’Organisation internationale du travail, respectivement sur la liberté syndicale et les négociations collectives, et ne souhaite guère que les travailleurs s’organisent hors de la tutelle du Parti.

À défaut d’autres outils pour faire valoir leurs droits, les travailleurs se tournent de plus en plus souvent vers des ONG. Les conflits sont fréquemment des litiges personnels, mais la multiplication de ces structures laisse entrevoir un mouvement d’entraide, comme un premier pas vers des actions plus concertées. Yang Jianshen a rejoint l’une de ces ONG après avoir perdu deux doigts dans une presse. Son patron lui conseillait l’amputation de la main plutôt que de tenter l’intervention chirurgicale, trop coûteuse, qui a finalement permis de sauver ses autres doigts. « Cet épisode m’a ouvert les yeux », explique-t-il. Elles seraient, au total, une cinquantaine d’ONG à soutenir les travailleurs dans la région de Shenzhen. Difficile de les chiffrer, les autorités ne délivrant qu’au compte-gouttes le statut d’« organisation sociale ». Certaines de ces associations s’enregistrent comme entreprises individuelles, mais au prix de lourdes taxes ; beaucoup opèrent donc clandestinement à leurs risques et périls. Ces petites structures n’ont pas le droit de collecter de l’argent, même si elles peuvent recevoir des dons. Un flou juridique qui permet de les traîner très facilement en justice pour levée illégale de fonds. Défendre les doits des travailleurs reste un exercice périlleux en Chine.

Les noms des travailleurs et membres des ONG ont été modifiés.

Bientôt le droit de grève ?

Le gouvernement de Shenzhen pourrait bien briser un tabou chinois et autoriser la grève. Le droit de grève a été retiré de la Constitution en 1982 au motif que le système politique avait « éradiqué les problèmes entre les prolétaires et les propriétaires d’entreprise» . La loi ne le prévoit pas non plus. Le mot grève, ba gong, a même disparu au profit de l’arrêt de travail, ting gong, ou de la grève du zèle, dai gong. Selon l’article 27 de la Constitution, les syndicats ont l’obligation de « contribuer au rétablissement de la production et d’aider l’entreprise ou l’institution à prendre les mesures voulues pour la reprise du travail et le rétablissement de l’ordre dans les meilleurs délais ». Or, en avril, Wang Tong Xin, le vice-président du syndicat de Shenzhen, publiait un étonnant argumentaire progrève, expliquant que mieux valait l’autoriser et la réglementer plutôt que de laisser se multiplier les explosions de colère. En juin, le gouvernement local soumettait un projet de directive à l’avis du public via les journaux. Selon son article 47, les syndicats d’entreprise devraient représenter les travailleurs et, grande nouveauté, négocier avec la direction. La directive est pour l’heure entre les mains du gouvernement de Shenzhen. E. T.

Auteur

  • Émilie Torgemen