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Idées

Faut-il craindre une nouvelle vague de délocalisations ?

Idées | DÉBAT | publié le : 01.10.2008 |

Secteur stratégique pour l'économie française, l'industrie automobile s'est engagée, comme l'aéronautique, dans un vaste mouvement de réimplantation de ses activités hors de l'Hexagone. La France est-elle en train de connaître une seconde étape dans les délocalisations, qui concernerait aussi la recherche et le développement ? Les réponses du directeur général de l'Ires, d'un économiste du Sessi et d'un professeur à l'École supérieure des mines de Paris. Jean-Louis Levet

Jean-Louis Levet Économiste, directeur général de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

Oui, le processus de délocalisation des activités de production (mais aussi de R & D, de services, etc.) en cours, et qui n'est pas récent, est en train de s'accélérer. Depuis le début des années 2000 a succédé, après le dogme de la société postindustrielle dans les années 80, puis celui de la nouvelle économie dans les années 90, la mode du « tout délocalisable au moindre coût » ; et ce quels que soient le secteur ou le type d'activité. Une mode imposée par les acteurs de la finance qui ont une conception de l'entreprise réduite à un actif financier ; mais aussi fortement encouragée en amont par les grands donneurs d'ordres et, en aval, par la grande distribution.

Cette mode prend du plomb dans l'aile ; les entreprises découvrent la réalité cachée des coûts de la délocalisation : problèmes de formation de la main-d'œuvre, du suivi sur place de la qualité du produit… Cependant, des facteurs puissants poussent à de nouvelles délocalisations : intensification de la concurrence des pays émergents, baisse des marges bénéficiaires sur les productions dans la zone euro due au coût des matières premières, à l'appréciation de l'euro, à la faiblesse de la croissance européenne. Derrière ces délocalisations, nous trouvons en fait une réalité beaucoup plus grave, une désindustrialisation qui s'approfondit : recul de l'activité industrielle, investissement direct net très négatif, demande des ménages affaiblie durablement par le niveau des prix de l'immobilier et la hausse des coûts de financement des banques liée à la faillite d'une planète finance irresponsable.

Or, sans industrie ni services qui lui sont liés, pas de prospérité : elle conditionne l'essentiel des gains de productivité, réalise 80 % de la R & D, la moitié de l'investissement des entreprises. Sans elle, donc, impossible de nous orienter vers un modèle de développement durable. Il est plus que temps qu'au niveau national et surtout européen soient réalisés de vrais choix : une stratégie de développement des territoires fondée sur un pacte avec l'État et de maîtrise de la concurrence fiscale et sociale au sein de l'Europe ; une approche alternative de la gouvernance d'entreprise ; une régulation de la finance au service de l'économie ; une politique industrielle destinée à répondre aux enjeux européens de souveraineté et aux besoins du futur. Bref, passer d'une logique d'adaptation permanente au détriment du travail à une logique d'anticipation collective fondée sur la négociation sociale.

Nicolas Riedinger Chef du bureau des études structurelles au Sessi.

La localisation des activités semble obéir à des logiques de plus en plus complexes. En témoignent les implantations récentes du secteur automobile dans les nouveaux États membres, qui visent non seulement à réduire les coûts salariaux – objectif traditionnel des délocalisations –, mais aussi à se rapprocher de marchés en forte croissance. Ces deux motifs ont aussi été invoqués par les dirigeants d'EADS à l'occasion de l'annonce du plan Power8+.

Si cette complexité croissante rend fragile tout exercice prospectif, une analyse économétrique menée par le Service des études et des statistiques industrielles éclaire néanmoins utilement sur les déterminants des délocalisations récentes. Elle souligne le rôle central de la capacité des entreprises à rester compétitives sur le territoire national. Les délocalisations touchent en effet davantage les entreprises mal-en-point (alors que les plus performantes réussissent à s'implanter à l'étranger sans réduire en contrepartie leur activité nationale). Les stratégies fondées sur l'amélioration continue des compétences des salariés et sur la qualité des produits apparaissent particulièrement efficaces pour maintenir l'activité en France. Des exemples de relocalisation montrent d'ailleurs que l'importance du facteur « qualité » a pu être sous-estimée par certaines entreprises ayant choisi de délocaliser une partie de leur activité.

La nationalité de l'actionnariat joue aussi, les groupes français semblant plus réticents à délocaliser depuis la France que les groupes étrangers. L'augmentation du nombre de délocalisations qu'on peut donc attendre de l'accroissement de l'implantation étrangère au sein de l'industrie française devrait cependant rester modeste. La responsabilité du cours de l'euro, placé au centre du débat par des dirigeants d'entreprises du secteur aéronautique, n'est pas avérée dans la période 2003-2005. Mais, à la fin de cette période, l'euro n'avait pas encore atteint les niveaux connus depuis et il peut y avoir un effet de seuil.

Au-delà de ces facteurs, la variable déterminante pourrait être le coût du transport. Celui-ci est fortement lié au prix du pétrole, poussé à la hausse par la raréfaction de la ressource, à laquelle une action publique internationale pourrait ajouter le coût des dommages environnementaux causés par son usage. Les centres de production pourraient donc se rapprocher des lieux de consommation, par un renversement de la tendance historique de spécialisation internationale.

Gilles Le Blanc Professeur d'économie à Mines ParisTech.

Avec l'abaissement des coûts du transport, des tarifs douaniers et la séparation du processus de production, c'est la caractéristique la plus immuable de la vie d'une entreprise qui se trouve radicalement remise en cause : son lien à un territoire et l'implantation géographique de ses activités. L'entreprise peut décider de substituer une production à l'étranger à une production réalisée en France. Cette délocalisation présente deux caractéristiques : d'une part, la préférence donnée à la production sur place sur la stratégie traditionnelle d'exportations ; d'autre part, la substitution d'une main-d'œuvre locale par une main-d'œuvre à l'étranger, à rebours de la dynamique industrielle historique de substitution du travail par du capital via l'automatisation et la mécanisation. S'agit-il de tendances pérennes ou bien d'une étape transitoire ? Il semble que la mode des délocalisations comme preuve de bonne gestion touche à sa fin. Avec l'augmentation des salaires dans les pays émergents, l'argument du coût de la main-d'œuvre ne peut à lui seul justifier ces décisions, sauf à se lancer dans une course absurde à la pauvreté. On observe d'ailleurs des mouvements de relocalisation pour des raisons de qualité et de délais : Atol, qui a rapatrié de Chine sa ligne de lunettes Ushuaïa auprès d'Oxibis, un lunetier jurassien ; ou Kindy, dans le marché très concurrentiel de la chaussette, qui relocalise en France sa gamme technique produite en Turquie et en Italie.

Plus qu'un processus inéluctable, les délocalisations traduisent la recherche par les entreprises d'un nouvel équilibre géographique entre l'envie d'être proche des marchés croissants et un fonctionnement efficace de leurs trois fonctions – R & D, production et mise sur le marché. Entre diabolisation et abandon fataliste, il conviendrait de définir les critères permettant d'identifier les délocalisations posant de sérieux problèmes pour notre économie. Dans cette optique, les mouvements en cours concernant les centres de R & D, de conception et de design sont particulièrement inquiétants. Une fois les usines parties, la tentation est grande de vouloir rapprocher les activités de développement. Seule la mise en évidence d'une innovation plus efficace et dynamique au sein des clusters localisés sur nos territoires peut contrecarrer ce processus. Cette menace devrait inciter à des initiatives volontaristes des pouvoirs publics, idéalement coordonnées à l'échelle européenne.