Le stress a fait son entrée dans le Code du travail : l’employeur doit veiller à la santé physique et mentale des salariés. Et, en vertu de la jurisprudence, cette obligation est de résultat. Toute la difficulté va donc être de différencier le management ordinaire de ses dérives, source de tensions nerveuses excessives. Un sujet sur lequel la chambre sociale se montre très sourcilleuse.
État accompagné de plaintes ou dysfonctionnements physiques, psychologiques ou sociaux résultant du fait que les individus se sentent inaptes à combler un écart avec les exigences ou les attentes les concernant. » Nos partenaires sociaux, qui négocient sur le stress au travail jusqu’au 2 juillet prochain, ont du pain sur la planche car, malgré leur échec sur la pénibilité, ils doivent aboutir : l’accord-cadre européen du 8 octobre 2004 précité ayant dû être transcrit en novembre 2007, ils sont déjà en retard. Ils pourraient en profiter pour transposer également l’accord sur le harcèlement et la violence au travail du 26 avril 2007, voulant « accroître la prise de conscience et la connaissance par les employeurs, les salariés et les institutions représentatives du personnel du harcèlement et de la violence au travail, et leur permettre d’identifier, prévenir, gérer le problème du harcèlement et de la violence au travail ». Dans l’intérêt commun : arrêts maladie, médicaments, perte de productivité… Le BIT évalue le coût global du stress à 3 % du PIB des pays industrialisés, soit environ 60 milliards d’euros pour la France. Selon la Cnam, il serait la cause d’un quart des arrêts de travail de deux à quatre mois. Et, selon l’étude faite sur trois sites de PSA fin 2007, 28 % des femmes y seraient « hyperstressées » (stress représentant par son intensité un risque pour la santé de l’individu) contre 18 % des hommes, les cadres (15 %) étant nettement moins stressés que les ouvriers (23 %).
« Insensé : qui n’est pas sensé, qui a perdu le sens » (Littré). Deux mois après la remise du très psychologisant rapport Nasse-Légeron sur les risques psychosociaux au travail demandé par Xavier Bertrand à la suite de suicides chez Renault, EDF ou Peugeot, le « stress » est omniprésent dans la presse, mais désormais aussi dans la jurisprudence.
Comment pourrait-il en être autrement lorsque le commun des mortels voit un jeune trader français faire joujou avec 50 milliards d’euros et un de ses collègues se voir attribuer un bonus annuel équivalant à 1 million de smics mensuels ? Des entreprises garantir le lundi le maintien de sites mais indiquer le mardi que la mondialisation les oblige finalement à les fermer ? Et quand le siège monde réclame + 20 % chaque année mais que la filiale ne fait que 18 % et qu’un PSE est annoncé ? Comment ignorer que le client roi que nous sommes génère forcément en amont des salariés serfs (les flux tendus ne font pas des salariés détendus : comme en électricité, une trop forte intensité entraîne des « pétages » de plombs) ? Que le « au rapport ! » de l’adjudant-chef s’est mué en reportings permanents et très chronophages au détriment de l’écoute des collaborateurs ? Que le salarié autoresponsabilisé se voit demander une implication subjective toujours plus grande ? Que la lente submersion par des centaines de courriels pleins d’injonctions souvent paradoxales sur un ton bref, sinon cassant, voit des managers se noyer lentement alors qu’ils les éclusent aussi la nuit et le week-end ? Que l’individualisation des rémunérations et la chasse aux temps morts post 35 heures ont souvent tué les collectifs de travail, dont le mal-être d’hier s’exprimait par une bonne vieille grève sur les conditions de travail : les « grèves froides » individuelles d’aujourd’hui (absentéisme, somatisation…) sont autrement plus difficiles à gérer. Sans oublier une vie personnelle, de couple ou familiale, souvent fort chahutée. « C’est quoi, un adulte ? » Réponse de l’enfant : « Une grande personne qui n’a jamais le temps. » « L’homme insensé vainement se consume » (Racine).
Mais, à l’évidence, il ne faut pas non plus tomber, y compris chez les juges, dans le tout-psychologique et la victimisation généralisée : excellents boucs émissaires, les entreprises ont les poches profondes (cf. l’évolution de la faute inexcusable). Rappeler aussi que le mineur de Germinal ou le métallo de Simone Weil connaissaient des conditions de travail et des risques d’accidents autrement plus stressants que les ingénieurs de Renault. Et, enfin, que le marché du stress est très prometteur.
Le passage de « l’hygiène-sécurité » de notre droit du travail d’hier, construit sur l’industrie lourde et l’accident de travail immédiatement et visiblement lésionnel, à la « santé physique et mentale des travailleurs » (cf. art. L. 4121-1 nouveau) en pleine explosion du secteur tertiaire asservi au client mérite réflexion. Car autant on voit bien comment éviter que la loi de la pesanteur ne provoque des hernies ou des chutes, autant les conséquences psychologiques d’une « charge de travail » excessive sont difficiles à mesurer, et surtout fonction de chaque individu, avec son propre équilibre personnel et familial, mais aussi fonction de son environnement dans l’entreprise. « Plus la communauté est fortement intégrée, plus elle a de vertus préservatrices » : dans le Suicide, Émile Durkheim associait déjà facteurs psychologiques liés à la personne prise isolément et facteurs sociaux, l’organisation sociale autour de l’individu.
Issu du droit communautaire, l’article L. 230-2, devenu L. 4121-1, met à la charge de l’employeur l’obligation de veiller à la santé physique et mentale des salariés. Et, depuis les arrêts amiante du 28 février 2002, cette obligation désormais très générale de sécurité est devenue de résultat. Or interdire à un fumeur de continuer à fumer dans un bureau commun, obliger un salarié du BTP à porter casque et gants de sécurité est une chose ; veiller à ce que chaque manager, lui-même soumis à des objectifs à la limite du réalisable, ne « mette pas la pression » sur ses collaborateurs en est une autre. Stress et subordination : vaste question.
Comme l’a rappelé l’arrêt du 18 décembre 2007 à propos d’une préparatrice en pharmacie enceinte licenciée en raison de son refus d’exécuter des travaux impliquant la manipulation de produits cytostatiques : « Un travailleur ne peut être affecté à des travaux l’exposant à un agent cancérogène, mutagène ou toxique pour la reproduction que s’il a fait l’objet d’un examen préalable par le médecin du travail et si la fiche d’aptitude atteste qu’il ne présente pas de contre-indication médicale à ces travaux. Ne constitue donc pas une faute le refus du salarié d’effectuer une tâche à l’accomplissement de laquelle il ne peut être affecté dès lors que l’employeur n’a pas exécuté ses obligations pour assurer la protection de la santé au travail. » La santé affecte autant le pouvoir disciplinaire que le pouvoir de direction.
« L’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs. Dans l’exercice de son pouvoir de direction, il lui est interdit de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé (donc aussi mentale) et la sécurité des salariés. » Certes rendu dans une affaire visant un établissement classé Seveso, où le CHSCT avait désigné un expert avant d’émettre un avis négatif, le CE ayant suivi, l’arrêt Snecma du 5 mars 2008 restera dans les mémoires comme une mutation génétique de l’obligation de sécurité de résultat, créée à l’origine pour faciliter la réparation des accidents du travail. D’une part, c’est un syndicat qui a obtenu, en référé et en l’absence de toute violation d’une obligation particulière de sécurité, de danger grave et imminent, de « risque grave » ou encore « sérieux d’atteinte à l’intégrité physique », bref en amont, la suspension de la note de service mettant en place la nouvelle organisation. D’autre part, s’il semble raisonnable d’interdire au chef d’entreprise « de prendre des mesures qui auraient pour objet de compromettre la santé des salariés », lui interdire de prendre des mesures « qui auraient pour effet de compromettre la santé physique et mentale des salariés » mérite plus ample examen.
Certes, le 13 février 2008, la même chambre sociale avait censuré un arrêt de la cour de Pau ayant absous un VRP licencié pour faute grave : il avait refusé d’utiliser le téléphone mobile fourni par l’entreprise, déclarant attendre l’avis de l’expert. « La désignation d’un expert par le CHSCT ne suspend pas l’exécution de la décision prise par l’employeur jusqu’au dépôt du rapport d’expertise, et n’autorise pas le salarié à refuser de l’exécuter. »
Mais quelle mesure patronale n’aura jamais pour effet de générer du stress, et donc éventuellement de porter atteinte à la santé mentale ? On se souvient avec émotion de l’arrêt Groupe Mornay du 28 novembre 2007, où de simples entretiens d’évaluation avaient dû être soumis au CHSCT car « les modalités et les enjeux de l’entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail ». En droit de la Sécurité sociale, la seconde chambre civile avait également jugé le 1er juillet 2003 que le stress généré par un entretien d’évaluation pouvait être reconnu comme accident du travail : en l’espèce, la dépression nerveuse d’un salarié apparue deux jours après un entretien annuel au cours duquel lui avait été annoncé qu’il serait rétrogradé.
Alors, demain, un projet de PSE ou de mobilité individuelle entraînant stress familial et insomnies, a fortiori la convocation à un entretien préalable de licenciement…
À l’instar de la loi dite « de modernisation sociale » de janvier 2002 voulant contrôler le pouvoir de direction grâce au nouveau délit de harcèlement moral, la chambre sociale semble donc partir en guerre contre certaines pratiques managériales ne pouvant être juridiquement qualifiées de harcèlement mais source de tensions nerveuses à la fois excessives et déplacées pour les salariés. Entreprise légitime, si elle reste raisonnable : la vie n’a jamais été un long fleuve tranquille, et il faut se jouer la comédie pour oublier la tragédie.
« Ces très nombreuses notes de service visant manifestement à mobiliser les troupes en leur indiquant les priorités de travail de l’instant, qui se veulent drôles, n’en constituent pas moins de véritables menaces pour les salariés. Si elles semblent parfois considérées par l’employeur, voire par certains de ses salariés, comme une méthode de management moderne, elles n’en constituent pas moins, vu leur caractère répétitif, une forme de harcèlement moral à la fois collectif et individuel de nature à entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité, voire à la santé physique ou mentale des salariés. » Cette notion de harcèlement moral « collectif et individuel » découverte par l’arrêt de la cour de Paris du 11 octobre 2007 montre la difficulté de l’analyse en ce domaine où personne (médecin du travail, CHSCT, DS) n’est vraiment tout à fait à l’aise. « Lorsqu’un problème de stress au travail est identifié, une action doit être entreprise pour le prévenir, l’éliminer ou le réduire. La responsabilité de déterminer les mesures appropriées incombe à l’employeur.
Ces mesures seront mises en œuvre avec la participation et la collaboration des travailleurs et/ou de leurs représentants », nous dit l’accord européen. Lors de la conférence tripartite sur les conditions de travail du 4 octobre 2007, le ministre a renvoyé à la négociation des partenaires sociaux le rôle, le mandat et la formation des membres du CHSCT.