Création de la section syndicale d’entreprise, contestation des leaders des grandes centrales, évolution forcée du patronat… Mai 68 va durablement chambouler les rapports sociaux.
Imaginez 9 à 12 millions de salariés débrayant, pendant cinq à six semaines, sans qu’aucun mot d’ordre de grève générale n’ait été lancé par les syndicats… L’événement donnerait le vertige. Ce serait pourtant l’exacte reproduction dans la France d’aujourd’hui du « mai ouvrier » de 1968 : longtemps divisés sur le nombre de participants à l’époque, les historiens s’entendent sur une fourchette de 6 à 8 millions. Soit près d’un « travailleur » sur deux. La plus grande grève générale de l’histoire de France. Un moment charnière des Trente Glorieuses. Augmentation de 33 % du salaire minimum interprofessionnel garanti (ancêtre du smic), hausse moyenne de 10 % des salaires… les avancées qui ont découlé de ces événements sont aussi nombreuses qu’historiques. « Je me souviens avoir vu des ouvrières pleurer de joie. La hausse du smig représentait l’équivalent d’un quart de leur salaire », rappelle Jean-Christophe Le Duigou, de la CGT, alors « étudiant salarié » de 19 ans. Mais c’est surtout l’acquisition de nouveaux droits qui restera comme l’acquis majeur de Mai 1968. « C’est la dernière grande mobilisation collective en France qui ait généré un développement de la démocratie sociale et syndicale, dans le secteur nationalisé comme dans les entreprises privées », rappelle Guy Groux, chercheur au Cevipof.
La France comble son retard. La mesure phare reste sans conteste l’extension du droit syndical dans l’entreprise, arrachée de haute lutte par la CFDT lors des discussions de Grenelle, et finalement actée dans la loi du 27 décembre 1968. Elle entérine la liberté de création de sections syndicales d’entreprise, jusqu’alors clandestines. Les syndicats sont autorisés à avoir un local, leurs délégués bénéficient de la même protection que les autres représentants du personnel… Au regard des autres pays européens, la France ne fait, en réalité, que combler un retard. « Les syndicats français ont mis du temps à être reconnus comme des interlocuteurs valables. Légalisés avec la loi de 1884, ils ont dû attendre 1936 pour gagner la reconnaissance du délégué d’atelier, c’est dire… », commente Stéphane Sirot, chercheur au centre d’histoire sociale du XXe siècle à l’université Paris 1. Le progrès restera toutefois « très encadré » : « La loi de décembre 1968 précise bien qu’il n’est pas question de remettre en cause le pouvoir patronal. »
À bas la hiérarchie ! La revendication vaut aussi pour les syndicats. Si les « travailleurs » contestent l’autorité, ils remettent aussi en cause la prédominance des leaders syndicaux. « On apprenait l’insubordination, c’était valable avec nos patrons, nos pères, nos maris, mais aussi… nos collègues syndicalistes », assure Annie, ancienne ouvrière gréviste des établissements Citroën de Javel. L’image du leader cégétiste Georges Séguy hué à Billancourt lorsqu’il vient présenter les résultats des discussions de Grenelle reste ancrée dans les mémoires : le matin même, la CGT de Renault faisait voter la poursuite de la grève… « La contestation des dirigeants syndicaux, par la base des militants et par les non-militants, est un phénomène nouveau. Les syndiqués sont moins disciplinés. D’ailleurs, les directions confédérales ou fédérales s’effacent souvent devant les grévistes, notamment lors des assemblées locales », reprend Guy Groux, qui voit dans cette contestation les prémisses de « nouvelles formes d’implication dans l’engagement collectif », hors affiliation syndicale. Plus tard, l’émergence de coordinations, ou de mouvements réclamant leur autonomie, le montrera. Organisé en catégories professionnelles, le syndicat SUD peut être considéré comme un héritier direct de Mai 1968. Révélateur aussi de ce début de défiance à l’égard des centrales traditionnelles : la vague d’adhésions post-68 se révélera bien inférieure à celle de l’après-1936. « Mai 68 montre les limites de l’institutionnalisation du syndicalisme, qui n’est plus en phase avec le salariat. Les syndicats CGT et FO ne comprennent plus la nouvelle classe ouvrière. Ils vont aux discussions de Grenelle avec des revendications de salaire, alors qu’une partie du monde ouvrier, notamment ceux qui souffrent des cadences, espère une meilleure qualité de vie au travail », note Stéphane Sirot. De quoi expliquer le silence souvent assourdissant des syndicats sur les événements de Mai 68 ? « Ce décalage des centrales avec la compréhension du monde et les attentes du salariat s’est pérennisé », estime le chercheur.
Un patronat qui entend la leçon. Mai 1968 est aussi un sacré coup de semonce pour le patronat, qui va en tirer les leçons en matière de dialogue social, à l’époque plutôt inexistant. Si, en 1966, Eugène Descamps, secrétaire général de la CFDT, manifeste devant le siège du CNPF, l’ancêtre du Medef, avec Benoît Frachon et Georges Séguy, à la tête de la CGT, « c’est dans le seul but de demander l’ouverture de négociations : il n’existe pas alors de dialogue social », rappelle l’écrivain Patrick Rotman. Réforme des statuts du CNPF et création d’une commission sociale en 1969 : sous l’impulsion de François Ceyrac, son président, le patronat adapte sa structure afin d’engager des négociations collectives. « Il considère qu’il faut afficher un visage plus social. Pour ne plus être dans une posture défensive, il engage une réflexion qui pose les bases des idées du patronat d’aujourd’hui : allégement du droit du travail, priorité à la négociation d’entreprise… », reprend le chercheur Stéphane Sirot. Afin d’améliorer son image, le patronat crée, dans la foulée de 68, un service d’information. L’année suivante, plus de 500 journaux d’entreprise fleurissent.
Il n’empêche, au sein des entreprises, les rapports restent tendus : « Mai 68 a donné lieu à un patronat de combat. Les patrons ont vu des gauchistes entrer dans les entreprises via les sections syndicales autorisées. Ils étaient plus sur leurs gardes que dans un esprit de dialogue », explique Raphaël Garcia, ancien militant CGT chez Usinor. Le changement de culture ne se fait pas du jour au lendemain. Si l’accord sur les classifications dans la métallurgie apparaît comme un progrès social, il est aussi « un moyen de restaurer, en la modernisant, la gouvernance managériale, grâce à l’organisation de carrières ouvrières », explique Éric Pezet, professeur en management à l’IAE de Valenciennes. Accords de 1969 sur la sécurité de l’emploi, de 1970 sur la formation professionnelle, de 1977 sur la mensualisation… Les années 70 voient l’émergence d’un dialogue social tenu avec poigne par l’UIMM. Signe des temps : en 1972, les assises du CNPF, qui ont lieu à Marseille, sont consacrées à l’humanisation du travail… Mais l’esprit de lutte ne s’est pas éteint. Le mai ouvrier a auguré de nouvelles formes de contestation : l’occupation des usines et la séquestration de cadres se font plus systématiques mais la grève reste centrale. Plus pour très longtemps : « Depuis le début des années 80, une grande partie des conflits du travail se déroule sans passer par la grève, voire avec le souci de l’éviter », reprend Guy Groux. En témoignent les dernières études de la Dares qui révèlent à la fois une hausse de la conflictualité globale dans les entreprises et une baisse des grèves classiques… remplacées par des pratiques contestataires : pétition, grève du zèle, etc. « Même dans le secteur public, l’idée de la grève s’use, renchérit Stéphane Sirot. Elle est plus compliquée à organiser pour les syndicats et plus coûteuse pour les salariés. Car les directions acceptent moins de négocier, en sortie de crise, sur les retenues de salaire des grévistes. Se mettre en grève est plus difficile aujourd’hui qu’en 1968. » Un défi supplémentaire pour un syndicalisme en quête de modernité.
Les accords de Grenelle ont été conclus le 27 mai 1968 sans mettre fin au mouvement. À la table des négociations : Georges Pompidou, alors Premier ministre, Jacques Chirac, secrétaire d’État aux Affaires sociales, et Georges Séguy, leader de la CGT.
Pour fixer l’agenda des réformes sociales qu’il a décidé de mettre en œuvre, Nicolas Sarkozy recevait le 19 décembre 2007 à l’hôtel Marigny, à Paris, les dirigeants des organisations syndicales et patronales.
Que représente Mai 68 pour vous ?
J’avais 9 ans, j’habitais Paris, j’ai le souvenir d’une ville chamboulée. Avec des commentaires à la radio inquiétants, où l’on parlait d’« événements ». Mon père faisait grève. La forte dimension du combat social et syndical de 68 a trop souvent tendance à être minorée. Il y a eu 10 millions de grévistes durant cette période. Depuis 1936, cette échelle de mobilisation ne s’était jamais vue et, même après, on n’a plus connu ça. Mai 68, c’est une vraie conquête sociale. Avec des revendications qui ont abouti : toutes les conventions collectives ont été révisées, le smig a été augmenté de plus de 30 %. Ce n’était pas un mouvement spontané, mais le signe d’un mécontentement social très fort, avec une dimension contestataire du pouvoir en place, celui de De Gaulle. Aujourd’hui, la personnalisation des conditions d’exercice du pouvoir peut, peut-être, provoquer des rejets comparables.
Que reste-t-il de ce mouvement à la CGT ? Qu’a-t-on fait de cet héritage ?
Mai 68, c’est la reconnaissance de la section syndicale, la protection des délégués, la mise en place de locaux dédiés, la liberté de diffuser la presse syndicale, etc. C’est aussi un renforcement très net de notre confédération, avec 400 000 nouveaux adhérents en quelques mois, des sections CGT créées dans les entreprises. Mais les libertés syndicales sont sans cesse attaquées, les augmentations de salaire remises en cause régulièrement. L’autre héritage moins glorieux, c’est la caisse noire du patronat. Elle est directement liée aux grèves de 68. C’est bien pour limiter les mouvements de syndicats jugés dangereux que le patronat s’était organisé…
Faut-il regretter Mai 68 ? Des mouvements de ce type peuvent-ils réapparaître en France ?
Revoir éclore des mouvements de ce type me semble peu probable. Le taux de syndicalisation était supérieur et les garanties, collectives. Aujourd’hui, les situations salariales sont de plus en plus individualisées. Il faut réfléchir à refédérer un monde du travail disparate. Mai 68 démontre que l’engagement à une échelle interprofessionnelle permet de réelles avancées. À l’heure où certains pensent que le combat syndical doit être relégué à une profession ou par catégorie, c’est bien de le rappeler.
Propos recueillis par F. G.
Que représente Mai 68 pour vous ?
Je me souviens que je ne suis pas allé à l’école pendant plusieurs mois. J’avais 12 ans… Mon frère passait le bac, on se moquait de son diplôme au rabais. J’étais en Lorraine, mon père était un permanent syndical, il était absent. Mais, dans la sidérurgie, il y avait déjà eu une grosse grève en 1967 ; alors, en 1968, c’était bis repetita ! Plus globalement, ce sont les accords de Grenelle et la reconnaissance de la section syndicale. Avant 1968, l’action syndicale devait se faire à l’extérieur de l’entreprise. À l’époque, la CGT était contre la représentation syndicale dans les sociétés. Aujourd’hui, en matière de représentation syndicale, on négocie ensemble. La question de l’égalité entre les hommes et les femmes est d’actualité, mais il faut rappeler que Mai 68 est un moment de liberté important pour les femmes. Hélas ! quarante ans après, 66 % d’entre elles travaillent mais avec, encore, de très fortes inégalités.
Que reste-t-il de ce mouvement à la CFDT ? Qu’a-t-on fait de cet héritage ?
Mai 1968, c’est un mouvement libéral au niveau sociétal et moins au niveau économique. La CFDT était déjà dans ce mouvement d’émancipation ; dans son mode d’organisation, elle se revendiquait déjà comme un mouvement syndical libéral. Elle l’a prouvé ensuite. À chaque fois qu’il y a une crise, elle est capable de se remettre en cause. Même si cela engendre des débats, comme nous l’avons vu sur les retraites, ou sur le marché du travail…
Faut-il regretter Mai 68 ? Des mouvements de ce type peuvent-ils réapparaître en France ?
La CFDT n’a aucune nostalgie, comme elle n’a aucune envie de liquider cet héritage. Peu de militants s’y réfèrent. Je regarde rarement en arrière, même si nous vivons un moment où des éléments semblent similaires. Aujourd’hui, le désir libertaire des jeunes peut nous rappeler Mai 68. Ils veulent s’affranchir, et les inégalités sont fortes en matière d’accession à l’emploi, au logement… Mais l’explosion de 68 était plus culturelle et sociétale que sociale. En 1968, la situation économique était favorable, d’où une augmentation considérable du smig. Aujourd’hui, avec l’important taux de chômage et la mondialisation, de grandes grèves de ce type semblent improbables.
Propos recueillis par F. G.
Que représente Mai 68 pour vous ?
J’avais 15 ans. J’étais lycéen, en seconde, dans le Pas-de-Calais. C’était mon premier mandat. Les copains m’avaient fait confiance, ils m’avaient demandé de les représenter. Je me souviens de prises de parole dans la cour de l’école. Ensuite, je suis resté délégué de classe. Mai 68, c’est avant tout une ouverture à des libertés. Avant 68, j’ai vu des lycéennes se faire démaquiller avec les éponges que l’on utilisait pour nettoyer les tableaux. Il y a eu une vraie libération des mœurs et des femmes à ce moment-là.
Que reste-t-il de ce mouvement à FO ? Qu’a-t-on fait de cet héritage ?
C’est notre organisation qui a lancé la première grève à l’usine Sud Aviation Bouguenais, près de Nantes le 14 mai. L’héritage de 68 concerne plus le domaine du sociétal que du social, me semble-t-il. Bien sûr, la reconnaissance de la section syndicale est un acquis majeur. Mais, quarante ans après, la France est devenue un pays de libertés syndicales théoriques. Le droit syndical n’est pas reconnu dans les petites entreprises. Nous voyons des représentants isolés, « clandestins », obligés d’adhérer à des unions FO locales, et qui ont peur que leur appartenance soit connue dans leurs entreprises. Mais, l’esprit de 68, c’est une France qui essaie d’avoir une couverture minimale pour tout le monde. La France a le taux de syndicalisation parmi les plus faibles du monde, mais plus de 90 % des salariés sont couverts par une convention collective. Ce ne sera plus possible si on privilégie la négociation au niveau de l’entreprise et si on brade l’interprofessionnel ou le niveau des branches.
Faut-il regretter Mai 68 ? Des mouvements de ce type peuvent-ils réapparaître en France ?
Les contextes ont changé.
Je note que les débats de fond n’ont pas lieu. Il n’y a pas de rupture sur la politique économique, sur le service public, les retraites. La grogne est là. Mais l’histoire ne se répète jamais.
Propos recueillis par F. G.