En quête du meilleur deal en permanence, avec le stress pour carburant et l’argent pour moteur, les traders sont soumis à forte pression. Mais cette caste échappe à la gestion des ressources humaines.
Parfois, la soupape saute. On fait exploser le système. Comme à la Société générale. Combien d’actes hors norme, malveillants ou non, de burnout, d’agressions se cachent derrière le cas de Jérôme Kerviel ? La Société générale a déjà connu des suicides chez ses traders. Le dernier date d’il y a moins d’un an… À 37 ans, Pierre en connaît un rayon sur la pression. Après dix ans passés dans les salles de marché entre Londres et Paris, il n’en pouvait plus. Au point de s’accorder une année sabbatique. Pour souffler mais surtout prendre du recul. « À 27 ans, j’avais gagné beaucoup d’argent, je me prenais pour un golden boy. Jusqu’à ce que je me pose la question : à quoi bon ? » Un coaching plus tard – qui a valeur d’analyse – et le voilà qui envisage une reconversion. Si Pierre, aujourd’hui, continue à travailler dans la finance, il dit avoir retrouvé une vie normale. « J’étais passé par les phénomènes classiques d’évacuation du stress, comme les addictions diverses, la traditionnelle cuite du vendredi soir, le sexe… » Et Jérôme, également ancien trader, de confirmer : « Un trader fait des sacrifices, en temps, en énergie, en tension nerveuse. » Il évoque des cadences infernales. « Et encore, je faisais partie de ceux qui travaillaient peu, de 7 heures à 20 heures tous les jours et souvent le week-end. »
Au quotidien, le trader vit surtout dans le court terme. « Mon unité de temps, c’est la seconde, explique Arthur, trader chez un courtier parisien. Toute la journée je prends en permanence des décisions qui peuvent être fatales et provoquer des pertes. » Pour éviter de plonger, le trader doit alors savoir gérer son back training, ses regrets. « Vous vous refaites constamment le film de la perte et vous ne pouvez pas vous empêcher de penser que vous auriez pu faire autrement. C’est un métier épuisant où le deal parfait n’existe pas, car le marché ne s’arrête jamais. » « Les séquences sont très courtes, avec des moments d’intensité forte, se souvient Pierre. On cherche à faire des coups. Comme un franc-tireur. On vit dans l’immédiateté, constamment rivé sur ce qui se passe à Tokyo, Londres, New York… »
Dans le trading, le stress est toujours pris de façon bénéfique : c’est le carburant. Sans cette adrénaline, le système s’écroulerait », analyse Pierre. Pour beaucoup de traders, rien de plus normal, « c’est la contrepartie aux énormes gains que l’on peut empocher, note Pierre. Si on est mauvais, on dégage. La sanction est immédiate ». De fait, les traders évoluent dans un univers extrêmement libéral. « Les licenciements sont légion, explique ainsi Xavier, ancien responsable de desk dans une grande banque de l’Hexagone. En France, les banques sont prêtes à lâcher de six à vingt-quatre mois de salaire pour se passer des services d’un trader. C’est d’autant plus facile que, jusqu’à 370 000 euros, l’opération est nette d’impôts. »
Pas de prévention. Reste que le deal « stress contre argent » est d’autant plus frelaté que rien n’est prévu pour accompagner l’échec ou le parer. Patrick Légeron, psychiatre, spécialiste du stress au travail, confirme : « Les banques et l’assurance sont des secteurs très en retard en matière de prévention, contrairement, par exemple, à l’industrie. » Chez HSBC comme dans d’autres banques, cette population ne bénéficie pas d’un traitement spécifique. Et la solidarité entre les traders, comme partout, a ses limites. « C’est struggle for life [la lutte pour la vie] », précise Jérôme. « La culture du trading est tribale, virile », observe Thierry Chavel, qui a coaché de nombreux traders. Cela reste d’ailleurs un métier essentiellement masculin. Les motivations ? « L’argent, la compétition, être plus malin que le voisin », répondent-ils en chœur. « L’argent est un moteur, mais pas le seul, tempère Xavier. Même en leur offrant des ponts d’or, il était jusqu’ici très difficile de débaucher les traders de la Générale. Ce sont des gens très attachés à l’excellence et à la réputation de l’équipe pour laquelle ils travaillent. » Aujourd’hui, la grande angoisse des dirigeants de la banque est de voir partir leurs stars pour BNP Paribas, leur grand concurrent.
Quelle que soit la banque, les stimulants sont les mêmes. Seuls les montants diffèrent. À Londres, c’est mieux qu’à Paris. La capitale française reste une « petite place », comparée à sa voisine anglo-saxonne. Selon Patricia Bravin, chasseuse de têtes et directrice de FMT Consulting, un cabinet spécialisé dans la finance, les salaires oscillent entre 40 000 et 60 000 euros annuels, selon l’ancienneté du trader. S’y ajoutent des bonus. « Le nerf de la guerre est là, assure Jérôme, puisque vous pouvez alors augmenter votre revenu jusqu’à 200 000 euros. » « Les bonus varient de 5 à 15 % des revenus générés dans l’année, précise Xavier. Surtout, ils sont très souvent, pour ne pas dire toujours, discrétionnaires. Les traders négocient directement leur bonus avec leur chef et donnent une fourchette. Si le management accepte la partie haute, c’est le signe que le trader est bien vu. À l’inverse, un bonus fourchette basse doit être perçu comme un signal d’alarme. »
Avec des salaires pareils, les traders sont devenus des vedettes dans leur petit monde. « On est respecté, on est invité partout, nos frais sont pris en charge. On vit comme des stars avec les mêmes syndromes, avoue Arthur. On a constamment besoin d’être reconnu. » Difficile pour eux de se remettre en question ou de décrocher, même à l’abri du besoin. « Les traders sont des icônes, note Thierry Chavel. On ne peut rien leur dire. Ils sont dans la toute-puissance. » Cette haute opinion d’eux-mêmes rappelle celle des sportifs de haut niveau. D’ailleurs, les transferts se font comme au foot. Après la saison des bonus, en février et mars, c’est le mercato. Les traders se vendent au plus offrant, selon des logiques de mercenaires. À Londres, il arrive que des équipes entières se carapatent chez le concurrent.
Côté management, rien n’est fait pour casser cette logique. Pis, le métier, devenu plus technique à la fin des années 80, a même renforcé le phénomène. D’une part, en industrialisant les salles de marché : chaque trader est désormais seul responsable d’une partie d’un produit financier. D’autre part, en y ajoutant une grosse louche d’élitisme. « Cette population dispose de fortes compétences en mathématiques financières », constate Patricia Bravin, chasseuse de têtes. Les traders, surtout ceux travaillant sur les produits dérivés, les plus complexes, sortent en effet des meilleures écoles d’ingénieurs. « On aime les formations d’ingénieurs teintées de culture financière, confirme Séverine de Cacqueray, responsable des RH de la banque d’investissement et de marchés de HSBC France. Un bon trader doit être résistant au stress. Les matheux sont connus pour être des gens très rationnels, posés. » La banque dispose d’une salle de marché sur les Champs-Élysées où travaillent 260 personnes, dont un bon tiers de traders.
Pour dénicher les meilleurs, les banques usent toutes de la même ficelle : le stage. « C’est un vivier très important. Nous repérons les très bons pour les fidéliser et les recruter dans la foulée. Mais nous n’imposons jamais nos choix aux responsables de la salle de marché », poursuit Séverine de Cacqueray.
De fait, en dehors des recrutements, les ressources humaines traditionnelles sont totalement absentes de la gestion des carrières des traders. Gênés aux entournures, BNP Paribas, Calyon, la Société générale… n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet. « À la Société générale, je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré le service RH au moment du recrutement. Ils ont dû s’en tenir à un coup de tampon », explique Félix, aujourd’hui trader dans une autre banque à Londres.
Les ressources humaines n’ont en effet pas leur mot à dire, elles s’en tiennent à composer. « On entre dans le trading par cooptation, on grimpe par un système de parrainage. Il y a une consanguinité qui fait peur. En France, dans les salles de marché, c’est l’élitisme poussé à l’extrême », confirme Thami Kabbaj, ancien trader et auteur de Psychologie des grands traders (voir encadré). « Les RH ne gèrent pas cette population en direct. Elles sont dépassées par les sommes en jeu », poursuit Xavier.
Sur le terrain, c’est le management direct qui se coltine la gestion des stars de la finance. « Les managers qui s’occupent des traders sont souvent d’anciens traders eux-mêmes, note Thierry Chavel. Impossible d’avoir alors la moindre distance, on est plutôt dans une logique de défense corporatiste, de clubs. La gestion des ressources humaines n’est pas non plus une fonction valorisée dans ce milieu. On gagne moins d’argent en manageant qu’en restant opérationnel. » C’est un des rares métiers où l’on tire plus de bénéfices à courir qu’à faire courir les autres. « Pour être respecté, reconnu, il faut ramener de l’argent, ajoute Arthur. Du coup, les chefs ont tendance à délaisser le rôle de manager. » Ainsi, à la Société générale, seul un « G8 » de cadors de la finance pilotait l’activité et aucun middle management n’était présent pour chapeauter les traders. Cette déficience n’a jamais alerté personne : la seule évaluation qui tienne, pour un pur trader, n’est pas celle des entretiens annuels des salariés lambda mais celle du marché.
Lever le pied. Alors, après l’affaire Kerviel, doit-on s’attendre à des changements dans la façon de gérer les traders ? « Probablement, répond Patrick Légeron. Poser des garde-fous serait bénéfique. On a évoqué l’obligation de prendre des vacances, c’est le minimum. » La Société générale vient de faire appel à Technologia, un cabinet d’expertise spécialisé auprès des CE et des CHSCT, pour mener un audit. Et Patrick Légeron de conclure : « Ne pas encourager ce surinvestissement est une responsabilité de l’entreprise, veiller au respect des temps de récupération, proposer des moments réguliers d’écoute, des coachings… » À bon entendeur.
Thami Kabbaj, auteur de Psychologie des grands traders (éditions Eyrolles), ancien trader, professeur agrégé d’économie.
Qu’est-ce qui fait courir un trader ?
L’argent. Dans la finance, les salaires sont sans commune mesure avec ceux de l’industrie. Il n’y a pas de concurrence possible.
La reconnaissance sociale et le prestige jouent également. Les traders sont aussi animés par la passion du métier. Ils aiment l’adrénaline, l’excitation de la salle de marché. Il faut être concentré, c’est un environnement stressant.
Le stress est-il pris en compte ?
Aux États-Unis, des salles de marché ont engagé des actions de prévention, recruté des psychologues pour suivre l’état émotionnel des traders, leur proposer un travail d’autocritique… C’est un changement culturel, car il y a presque une arrogance à imaginer que cette population – « la crème de la crème » – puisse avoir besoin d’aide. À Londres, rien n’est encore fait, et à Paris, on en est encore très loin.
Dans les écoles, on commence à évoquer les incidences de la psychologie sur les marchés, mais ce n’est pas suffisant. D’autant que les ingénieurs et les mathématiciens ne sont pas portés sur ces questions.
Vers qui le trader peut-il se tourner pour trouver de l’aide ?
Dans les salles de marché, la solidarité est forcément limitée. L’esprit de compétition règne. L’objectif est d’avoir un gros bonus. Les ego sont importants, on cherche à briller. Le seul jugement qui vaille est l’évaluation de la performance. Le trader peut partager ses gains, mais il va rarement jusqu’à avouer ses pertes. La perte est douloureuse, il ne va pas communiquer dessus.
Propos recueillis par F. G.