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Vie des entreprises

La généreuse SNCM galère face au low cost Corsica Ferries

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.04.2008 | Anne Fairise

Salaires, rythme de travail, conditions d’emploi… le régime des marins de l’ex-compagnie publique est sans commune mesure avec celui de sa rivale. Malgré le tour de vis imposé par son repreneur privé.

La tension monte quai de la Joliette ! À Marseille, les marins et le personnel à terre de la Société nationale Corse Méditerranée attendent avec impatience l’avis de Bruxelles, qui doit se prononcer ce printemps sur les conditions de sa privatisation partielle à l’automne 2005. Blocage du port, détournement d’un ferry, assaut du GIGN : souvenez-vous, la lutte des syndicats, vent debout contre une privatisation totale, avait contraint le gouvernement Villepin à ne se désengager que partiellement et à recapitaliser le transporteur, au bord du naufrage financier. C’est cette aide à la restructuration qui s’est retrouvée sous la loupe des experts européens… à la demande de Corsica Ferries France, le rival low cost fondé en 1968 par le Bastiais Pascal Lota.

La guerre est sans merci entre les deux transporteurs. Dans la récente bataille pour la délégation de service public 2007-2013 sur la desserte maritime de l’île de Beauté, la compagnie corse a engagé au moins six recours, qui ont fini par différer de six mois l’attribution du marché… à sa concurrente SNCM. Le choix des élus corses, en juin 2007, a été vital pour l’ex-compagnie d’État en déficit et pour son repreneur, Veolia Transport, qui avait conditionné son maintien au capital à l’obtention de ce marché public. Et pour cause, la dotation pèse plus de 25 % du chiffre d’affaires. De quoi « engager sereinement la réorganisation », a commenté Gérard Couturier, le président de la SNCM issu de Veolia, qui promet le retour aux bénéfices en 2009. Grâce à une relance commerciale, à l’ouverture de lignes et à la suppression de 400 emplois.

Une flotte disparate. Il y a urgence. Sur la grande bleue, les « jaunes », comme on surnomme les navires de Corsica Ferries France, en référence à leur coque canari, ont remporté depuis 2003 la bataille du trafic passager entre le continent et la Corse. Longtemps cantonnés au trafic entre l’île de Beauté et l’Italie, ces navires sous pavillon italien sont arrivés en masse en 1999 dans la foulée de l’ouverture des transports à la concurrence. Quatre ans après, ils transportaient plus de passagers que les ferries SNCM, battant pavillon français premier registre. Depuis, ils n’ont cessé de gagner des parts de marché (60 % en 2007) et des clients face à l’opérateur historique, né en 1976.

La SNCM est une institution sur la place marseillaise, comme l’atteste la façade classée du siège qui s’ouvre sur un monumental escalier Art déco. Mais, après un quart de siècle sur un marché captif, la compagnie aux navires bleus n’a pas su se mettre en condition d’affronter la concurrence. Malgré un plan de réorganisation en 2001 et une recapitalisation. « C’est une société autarcique n’ayant pas ou peu évolué depuis trente ans : la subvention était assurée, le personnel se sentait protégé par son statut », note un proche du président Couturier. Elle a offert, aussi, un exemple caricatural des carences de l’État gestionnaire. Dans la flotte, pas un navire du même modèle : les bateaux commandés aux chantiers navals, plus chers que le prix du marché, étaient un outil de soutien au made in France. Et la valse des dirigeants (10 en douze ans) n’a pas permis de maintenir un cap.

Pour initier une culture de la rentabilité, la SNCM table sur un accord d’intéressement

5 euros la traversée. La barre est tenue d’une poigne autrement plus ferme chez Corsica Ferries France, qui a déboulé avec les prix les plus bas du marché, jusqu’à 5 euros la traversée, et des navires à grande vitesse. « Nous avons dépoussiéré un marché monopolistique et montrons qu’un modèle alternatif est possible », souligne dans son bureau cosy s’ouvrant sur le port de Bastia Pierre Mattei. Le bouillonnant directeur général, passé par l’Essec, s’est inspiré des low cost de l’aérien. Son maître mot ? La réduction maximale des coûts de gestion. Suppression du billet papier, standardisation des ferries, recherche de ports favorisant l’escale la plus courte et des rotations plus rapides.

La gestion des personnels est à l’avenant. Avec 1 200 marins, officiers et personnels à terre revendiqués, l’équivalent de 800 emplois en équivalent temps plein (ETP) dans cette activité ultrasaisonnière, la filiale du groupe Lota Maritime, coiffée par un holding suisse, employait en 2007… trois fois moins de personnel que sa rivale marseillaise, comptabilisant 2 400 ETP pour 2 719 fiches de paie. Mais, d’ici à la fin 2008, la voilure SNCM sera réduite de 400 ETP, sans licenciements secs, à l’issue d’un plan de suppressions d’emplois. Le premier réellement effectif de son histoire. Préretraites à 56 ans, départs volontaires, reclassements dans le groupe Veolia : ses modalités ont été âprement négociées avant la privatisation, comme le nombre de suppressions d’emplois. « C’était un plan à visée plus politique qu’économique », reconnaît la direction, qui a envoyé aux salariés, début février, les lettres présentant ces mesures, différées pour cause de péripéties judiciaires. « Il n’était pas question de réduire les effectifs tant que l’activité n’était pas garantie avec la délégation de service public pour la desserte de la Corse », rappelle Frédéric Alpozzo, jeune leader de la CGT des marins, majoritaire.

Pour autant, à la SNCM, le modèle ultralight des « jaunes » n’est pas envié. « Nous ne souhaitons ni nous comparer à Corsica Ferries France ni adopter leur mode de gestion », martèle Patrick Huon, nouveau DRH de la SNCM issu de Veolia Propreté… Car, avant la privatisation, les syndicats ont négocié – parmi les conditions de sortie de crise – le maintien du statut du personnel et des navires sous pavillon français premier registre. Loin d’être un détail : les ferries SNCM n’emploient que des équipages français quand les « jaunes » peuvent faire travailler, en vertu du pavillon italien, des marins de toute l’Europe. À condition de respecter le droit social et les salaires minimaux français. « Et nous les respectons, contrairement aux accusations des syndicats SNCM », s’énerve Pierre Mattei, invoquant les multiples contrôles des affaires maritimes « qui n’ont jamais rien trouvé à redire ».

Quinze nationalités. Sur les lignes Corsica Ferries France reliant la Corse, les commandants sont français, italiens ou grecs et les équipages brassent jusqu’à « une quinzaine de nationalités européennes ». Sur le millier de marins employés (3/4 des effectifs totaux), seuls une trentaine sont français. Les salaires, « au minimum des conventions collectives françaises, ce qui n’est pas du dumping », selon la direction, ne tiennent pas la comparaison avec ceux des marins SNCM, jamais affichés sur la place publique. Moyenne : 33 345 euros en 2000 selon la Commission européenne qui constatait un chiffre similaire « chez trois autres armateurs hexagonaux ».

Plus que les fiches de paie, les conditions d’emploi des officiers, marins et personnels hôteliers de la SNCM font la différence, même sous l’ère Veolia. Baisse des effectifs embarqués, augmentation de 171 à 178 du nombre moyen de jours travaillés par an par les officiers et les marins : la révision, fin 2007, de l’accord social des navigants s’apparente pourtant à une minirévolution. Le système d’acquisition des repos, forfaitaire selon les navires, a été revu à la baisse : « Un jour travaillé donne désormais droit, en moyenne, à un jour de repos », note le leader de la CGT des marins. Auparavant, la récupération se faisait sur une échelle presque inversement proportionnelle à celle en vigueur chez les « jaunes ». Où les marins passent deux mois en mer pour un mois à terre… « Globalement, nous allons diminuer les effectifs embarqués, en essayant, entre autres, de mieux mobiliser les CDI sur l’année et de réduire le recours aux CDD », reprend le DRH Patrick Huon qui veut, grâce à l’informatique, mieux planifier l’activité.

Corsica Ferries rémunère ses marins au minimum des conventions collectives

Principale concernée : l’hôtellerie-restauration, service concentrant le gros des troupes embarquées, dont l’organisation a été revue. « Avant, il y avait assez de personnel hôtelier pour refaire toutes les cabines, alors que toutes n’étaient pas occupées », raconte un ancien. Finie, aussi, cette forme de polyvalence qui voyait les cabiniers passer en restauration – prestation payée en heures sup – alors que des CDD s’étaient chargés du nettoyage. Une partie de l’entretien, hier totalement réalisé pendant les escales, sera désormais faite pendant la traversée de retour… Des modifications peu appréciées du Syndicat des travailleurs corses (STC). « Les marins ont mangé leur pain blanc. Le volume de travail va être démesuré », note Alain Mosconi, le leader STC, non signataire de l’accord. Rien de comparable avec Corsica Ferries France : « Tout se fait à bord. Le personnel est polyvalent », souligne un cadre.

Avec deux consultations des salariés en dix-huit mois, la direction de la SNCM tient à associer les salariés au projet de relance. « Les salariés s’étaient résignés à la privatisation. Mais l’amertume était grande », note un bon connaisseur du transporteur. « Veolia a voulu créer un consensus social autour de sa venue », ajoute Maurice Perrin, de la CFE-CGC. Une réussite avec, à chaque fois, une participation d’au moins 70 % et un quasi-plébiscite. 77 % des salariés ont dit « oui » à la nouvelle SNCM mi-2006 et 68,2 % à la réorganisation fin 2007. « Notre message ? Ce sont les salariés qui font évoluer l’entreprise, elle ne pourra pas changer contre leur gré. C’est une manière de les responsabiliser », note le DRH Patrick Huon, ex-grutier et leader CGT du port autonome du Havre passé chez les armateurs privés.

À lui la difficile tâche de nouer contact avec les syndicats, plus habitués à discuter avec l’État qu’avec un DRH. Autre écueil : la présence de 16 sections syndicales, dont une CGT majoritaire et un STC qui revendique la transformation de la SNCM en compagnie régionale corse… et attend son heure, car les départs en préretraite vont éclaircir les rangs cégétistes. Révélateur : la quasi-absence de « coups de planchon » (les grèves dans le jargon local). « La situation économique est fragile. Les syndicats posent les problèmes en amont et laissent plus de temps au dialogue », juge la DRH. Contexte différent chez Corsica Ferries France, qui n’a jamais lutté contre le corporatisme syndical… faute de combattants. Le siège bastiais, PME de 150 salariés, abrite la seule CFDT. Chez les navigants, gérés depuis la filiale de Savone (Italie), trois syndicats italiens sont présents. Mais le low cost maritime ne déplore « aucune grève en quarante ans ». « Le dialogue social fonctionne », reprend Pierre Mattei. À la différence des syndicats SNCM, ceux de Corsica Ferries recherchent peu les caméras. Excepté en juin 2007, où ils ont bloqué, deux heures durant, un ferry marseillais… pour protester contre la grève des salariés SNCM qui, la veille, avaient bloqué le port bastiais.

Plan de départs. À Marseille, les efforts sont concentrés sur la refonte de la SNCM, que Veolia souhaite davantage intégrée, avec une organisation simplifiée. Le plan de départs, initié en février, lance un vaste mouvement de redéploiement interne chez les personnels sédentaires, pléthoriques. Fin 2008, ils ne pèseront plus qu’un tiers des effectifs, contre 40 % avant et… moins de 20 % chez CFF, qui a externalisé une partie des contacts clients dans un centre d’appels en Italie. Pierre Mattei présente volontiers le siège bastiais, et ses 150 commerciaux ou administratifs, comme une task force. « Pour coller au marché du tourisme, il faut une organisation ramassée et flexible », plaide le dirigeant, qui a modulé et annualisé depuis 1999 le temps de travail pour s’ajuster à la saisonnalité de l’activité. La polyvalence est travaillée. Manière, aussi, de suppléer aux faibles évolutions de postes.

À la SNCM, ce n’est pas ce qui manque : un sédentaire sur cinq devrait changer d’emploi d’ici à fin 2008, selon la DRH. Entre les départs et les changements de postes, 400 entretiens étaient prévus en mars. Un bouleversement soutenu par un effort de formation (3,8 % de la masse salariale en 2007). « Les salariés doivent saisir leur chance », s’enthousiasme Patrick Huon. Benchmarks sur les salaires, missions sur l’organisation restitués aux salariés : tout est bon pour ouvrir les esprits. Le service comptable a passé une journée dans un centre Veolia breton utilisant le même matériel informatique… avec une productivité double. Pour initier une culture de la rentabilité, la SNCM table sur un accord d’intéressement. Les centres d’appels de Marseille et de Bastia expérimentent une prime fondée sur la croissance du chiffre d’affaires. Avec succès : elle a permis d’augmenter, en 2007, de 8 % les salaires.

La pratique est inconnue chez le rival low cost, qui soigne sa task force bastiaise classiquement. Augmentations générales au moins équivalentes à l’inflation, primes d’ancienneté, mutuelle… Cette politique sociale explique, pour Pierre Mattei, la réception de « centaines de lettres de candidature par an. Nous sommes aussi une des seules sociétés corses à proposer des emplois qualifiés », reprend le dirigeant, qui veut conduire ses salariés « jusqu’à la retraite » : « Ils sont chassés mais ne partent pas. » Une culture du turnover zéro jusqu’alors partagée à la SNCM !

SNCM

Chiffre d’affaires 2007 : 299 millions d’euros

Nombre de passagers : 815 000 entre le continent et la Corse

Nombre de salariés : 2 400 équivalents temps plein

Corsica Ferries France

Chiffre d’affaires 2007 : 186,5 millions d’euros (provisoire)

Nombre de passagers : 2,35 millions du continent et de l’Italie vers la Corse

Nombre de salariés : 800 équivalents temps plein

Guerres des subventions

Rebelote ! Ce n’est pas la première fois que Corsica Ferries France demande à Bruxelles d’examiner une aide reçue par la SNCM.

En 2003, CFF avait engagé une procédure, jugeant que la recapitalisation du transporteur marseillais (autorisée alors par Bruxelles en contrepartie d’une restructuration) induisait une « distorsion de concurrence ».

« Des contreparties à la recapitalisation, tel le plan de réduction d’effectifs, n’avaient pas été respectées », note Pierre Mattei, directeur général de CFF. Ce que Bruxelles a confirmé… entre les lignes.

Reste qu’en 2004 ses experts, « soucieux de trouver un équilibre entre la protection des intérêts concurrents face à de potentielles distorsions de concurrence et le risque d’aboutir à un monopole (celui de CFF, NDLR) sur la desserte de la Corse à partir de la France continentale », n’avaient pas contesté l’aide reçue par la SNCM. Notons qu’alors Bruxelles avait comparé le niveau d’aides, sociales et fiscales, entre les pavillons et réfuté le fait que le pavillon italien soit plus avantageux ! Côté subventions, la compagnie privée est néanmoins bien servie. Depuis 2002, elle bénéficie de l’« aide au passager social », transporté depuis Nice et Toulon vers la Corse. En 2007, CFF a ainsi reçu… 16,2 millions d’euros, contre 2 millions d’euros à la SNCM !

Côté subventions, CFF n’est pas démuni.

Auteur

  • Anne Fairise