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Politique sociale

Les professions libérales ont mangé leur pain blanc

Politique sociale | publié le : 01.03.2008 | Valérie Devillechabrolle

Entre rapport Attali, injonctions de Bruxelles et évolutions sociétales, les avocats, médecins et autres professions réglementées voient leurs positions sérieusement ébranlées.

Quel est le point commun entre un notaire, un avocat, un architecte, un géomètre, un médecin, un commissaire aux comptes et un administrateur judiciaire ? Ils sont tous dans le collimateur. Dernière charge en règle contre ces professions libérales réglementées, celle de la commission Attali qui prône justement la suppression d’un certain nombre de « réglementations obsolètes » (voir encadré, page 36). Si quelques professions, comme les vétérinaires et les avoués, se sont immédiatement dressées sur leurs ergots pour dénoncer « les affirmations erronées et caricaturales » d’un rapport qui, de leur point de vue, méconnaît leurs spécificités, d’autres, et en particulier les notaires, ont préféré se retrancher derrière « leur mission de service public ». Alors que toutes se prenaient à espérer que la tempête médiatique suscitée par la commission Attali s’essoufflerait rapidement, à l’instar de toutes les velléités de réforme qui l’avaient précédée depuis la publication en 1960 du rapport Armand-Rueff, François Fillon a douché ces espérances, le 1er février, en indiquant que « l’ouverture des professions réglementées devra aboutir après concertation en 2008 ».

Les quelque 560 000 professionnels libéraux réglementés ont de fait longtemps constitué un monde à part. Regroupant des secteurs aussi variés que les professionnels de santé, les métiers du droit et certaines expertises techniques ou économiques, ces catégories se distinguent en effet des autres travailleurs indépendants, rappelle la commission Attali, « par des mécanismes de protection mis en place depuis parfois plusieurs siècles pour garantir au consommateur la qualité des services fournis par ces professionnels, mais aussi pour réduire la concurrence dans les activités concernées ».

Des protections qui ont, poursuit la Commission, « créé progressivement de véritables rentes ». Néanmoins, le revenu moyen des professions libérales a diminué pour la première fois en 2005, selon l’Acoss. « L’idée d’une profession libérale nantie et indépendante n’est plus vraie », abonde Loïc Geslin, membre coordinateur du Comité de liaison interordres (Clio), l’instance de concertation qui rassemble les différents ordres régissant les règles déontologiques de ces professions. De fait, l’étau se resserre autour des professions libérales réglementées. Quatre grands facteurs pèsent dans ce sens.

1. LES MENACES DE BRUXELLES

Depuis qu’en 2004 la Commission européenne s’est fixé pour objectif de « faire disparaître les restrictions réglementaires anticoncurrentielles des professions réglementées », le rouleau compresseur est en marche. Les notaires le savent bien. « Ils sont toujours attentifs au moindre projet européen », explique Dominique Garde, membre du bureau du Conseil supérieur du notariat. Leur principale crainte ? « Que, à force d’être répétés, les arguments d’influence libérale anglo-saxonne de la Commission européenne finissent par convaincre et portent un coup fatal à un principe notarial qu’elle ne reconnaît pas… » Mais ils ne sont pas les seuls à se trouver dans le viseur. Avec l’adoption, en 2005, de la directive relative à la reconnaissance automatique des qualifications, transposée in extremis en France, nombre de professions ont déjà dû adapter leurs règles de diplôme ou d’expérience requise pour permettre l’inscription de praticiens originaires d’états membres, à l’instar des architectes cet automne. Au risque toutefois de devoir accepter qu’à un vétérinaire ne soit pas formé de la même façon en Belgique qu’en France …, regrette Alain Vaconsin, président de l’Union nationale des professions libérales (UNAPL). Mais les professions réglementées se méfient surtout des conditions de la transposition, d’ici à décembre 2009, de la directive « services », si édulcorée soit-elle. « Alors que la concurrence de médecins étrangers réalisant de la chirurgie esthétique à prix bradés commence déjà à se faire sentir, nous redoutons les effets d’une libéralisation à outrance qui irait à l’encontre de la protection des consommateurs », plaide l’avocat Daniel-Julien Noël, président de la Chambre nationale des professions libérales (CNPL), majoritaire au sein des professions. Une commission de concertation interministérielle réunissant l’ensemble des professions concernées a d’ailleurs été installée sous l’égide du ministère des PME afin de passer au peigne fin les conditions de cette transposition.

De son côté, Bruxelles maintient la pression sur les professions libérales avec le lancement en 2007 de deux procédures d’infraction contre l’état français. L’une concerne la réglementation limitant à 25 % la détention de parts du capital des laboratoires de biologie médicale par un non-biologiste, l’autre le monopole d’officine détenu par les pharmaciens. Si, pour l’heure, la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, ancienne pharmacienne elle-même, soutient les recours déposés par ces deux professions, « la dynamique visant à ouvrir le capital de toutes les professions réglementées est en marche, constate Martial Olivier-Koehret, président de l’Union nationale des médecins libéraux (UNML). Au risque de voir l’indépendance des professionnels être remise en cause par les nouveaux propriétaires ». Et de citer le cas des cliniques privées, initialement détenues par des professionnels de santé, devenues aujourd’hui la propriété de fonds de pension.

2. LA PRESSION DES CONSOMMATEURS
Le projet de mise en accès libre en 2008 des médicaments à prescription facultative ramène les pharmaciens à un statut de commerçants

Pendant longtemps, les professions libérales se sont cru « indéniables », comme le résume Alain Vaconsin, sur la foi de leur diplôme initial et de l’adhésion obligatoire à un ordre garant du respect des règles déontologiques. « Sous l’influence grandissante d’un consumérisme à l’anglo-saxonne, cette fiabilité présumée est de plus en plus remise en cause », constate le président de l’UNAPL. Les professions médicales hospitalières en savent quelque chose, comme en témoignent la croissance soutenue du nombre de réclamations déposées à leur encontre (+ 54 % en dix ans, selon le panorama annuel publié en décembre par la Société hospitalière d’assurances mutuelles, l’un des principaux acteurs en matière de responsabilité civile médicale), le quadruplement en dix ans des décisions judiciaires rendues ou encore la hausse du coût moyen des condamnations prononcées (multiplié par deux depuis 2002).

Sans aller jusque-là, les autres professions libérales ont de plus en plus le sentiment d’être banalisées, voire d’être « prises pour de simples distributeurs automatiques », constate aussi Loïc Geslin, du Clio, qui garde un souvenir cuisant de la façon dont les experts-comptables se sont fait agresser fin novembre par leurs clients lors de la mise en œuvre de la loi Tepa : « Ils se moquaient bien de la complexité de cette loi ou encore de l’indisponibilité de certaines informations : ils voulaient juste en profiter de suite et pour un prix du bulletin de salaire constant », se souvient cet expert-comptable bordelais. Dans le même ordre d’idée, les pharmaciens digèrent mal la proposition de Roselyne Bachelot de mettre dès 2008 les médicaments à prescription facultative en accès libre. Ce qui les renvoie plus à leur statut de commerçants qu’à celui de professionnels de santé.

3. LA BAISSE DES DÉPENSES PUBLIQUES

Les avocats sont vent debout ! Et la situation paraît si préoccupante que le Conseil national des barreaux (CNB) n’a pas hésité à faire appel à une société de gestion de crise. À six mois près, Rachida Dati, la garde des Sceaux, et Éric Woerth, le ministre du Budget et, à ce titre, rapporteur général de la révision des politiques publiques, viennent en effet de leur asséner deux coups de massue. D’abord, le lancement en juin de la réforme de la carte judiciaire qui va entraîner la disparition d’ici à 2010 de quelque 330 des 1 190 juridictions existantes ; ensuite, l’annonce, en décembre, de la déjudiciarisation de certains contentieux qui pourrait entraîner le transfert du règlement des divorces par consentement mutuel du juge au notaire. Si, comme le rappelle Dominique Garde, du Conseil supérieur du notariat, « ces deux réformes sont dictées par le souci de réaliser des économies d’échelle », les conséquences sur les avocats n’en sont pas moins réelles : « En l’espace de deux réformes, le cabinet de certains avocats pourrait devenir invendable, avec une perte de chiffre d’affaires estimée à plus de 40 % ! Sans parler de ceux qui avaient acheté le leur à crédit », s’inquiéte Marie-Aimée Peyron, membre du bureau du CNB.

Ces réductions de dépenses publiques engendrent une concurrence accrue entre les professions réglementées. Le torchon brûle entre les notaires et les avocats au sujet de la réforme du divorce par consentement mutuel. Tandis que les premiers mettent en avant leur qualité de « magistrats de l’amiable » pour justifier leur légitimité à traiter de ces questions, les seconds estiment que les notaires « poussent le bouchon trop loin ». Sous l’impact de ces restrictions budgétaires, « certaines professions voient enfin leur indépendance économique de plus en plus écornée », remarque Daniel-Julien Noël, le président de la CNPL. Les avocats sont ainsi réduits à négocier des mesures d’accompagnement à la mobilité forcée imposée dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire. Quant aux médecins, s’ils ont échappé l’automne dernier à une proposition de réforme restreignant leur liberté d’installation, ils n’en ont pas moins dû négocier âprement la rémunération des gardes du week-end, des ponts et des jours fériés… à l’instar de simples salariés sous astreinte !

4. LA CONCURRENCE DU SALARIAT

Depuis la création, en 2006, de l’ordre national des infirmiers, les professions réglementées sont composées de davantage de… salariés et de fonctionnaires que de travailleurs indépendants. Une tendance de fond qui vient d’ailleurs de se traduire par un mouvement de protestation inhabituel : celui lancé en janvier par les kinésithérapeutes salariés de l’AP-HP contre l’adhésion obligatoire à leur ordre. De fait, confirme Martial Olivier-Koehret, « la concurrence du salariat est réelle ». D’un côté, les professionnels, à forte dominante féminine, y aspirent de plus en plus car cela leur garantit un certain confort dans la gestion de leur temps de travail et de leur rémunération, tout en leur donnant de la visibilité sur leur retraite. De l’autre, les opportunités d’exercer en tant que salarié se multiplient. Conséquence, parmi les étudiants médecins généralistes, seul un sur trois finit par visser sa plaque. À côté de ces vrais salariés, le nombre de faux salariés augmente aussi, sous l’effet de la multiplication, ces cinq dernières années, des statuts permettant de transformer un cabinet en société d’exercice libéral. Au risque d’engendrer une certaine confusion entre statut juridique et statut social et fiscal. C’est ainsi que le Conseil d’État vient, en novembre, de rappeler à l’ordre la Caisse autonome de retraite des médecins, l’obligeant à se contenter de cotisations prélevées sur les salaires, sans toucher aux dividendes dégagés par ces sociétés.

Enfin, le mythe du professionnel libéral isolé est également battu en brèche par la nécessité de se regrouper. « Quand bien même 80 % des avocats exercent encore en solo vers le judiciaire de masse, on s’aperçoit que les barreaux qui se développent se structurent autour de regroupements d’équipes dédiées à des pans spécialisés du droit, comme le droit des entreprises, le droit public ou encore le droit de la Sécurité sociale », constate Paul-Albert Iweins, le président du CNB, qui assure actuellement fournir de gros efforts de formation pour accélérer cette migration. Idem dans la santé où, selon Martial Olivier-Koehret, « commencent à émerger des centaines de maisons de santé, animées dans un esprit plus entrepreneurial et constituées d’équipes pluridisciplinaires ». « Encore faut-il que ces nouveaux acteurs aient les moyens de se développer et d’innover grâce à une réglementation débarrassée de ses résurgences corporatistes », estime Francis Kramarz, professeur à l’école polytechnique. Les pouvoirs publics auront-ils, cette fois, le courage d’aller jusque-là ?

Les propositions chocs de la commission Attali

Pas question de « maintenir la perception que certains secteurs restent durablement abrités alors que d’autres doivent s’adapter ». Animée de cette philosophie et sous réserve d’« adapter les réformes nécessaires aux spécificités des professions de santé ou délégataires de services publics », la commission Attali préconise tout d’abord de transposer « sans délai » la directive « services ». Elle propose aussi de supprimer le numerus clausus de certaines professions (pharmaciens, vétérinaires, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, administrateurs et mandataires judiciaires, huissiers de justice), « sauf s’il est nécessaire pour garantir l’intérêt des consommateurs », tout en maintenant un contrôle de la compétence des professionnels et en garantissant la transparence des possibilités de validation des acquis. Estimant nécessaire d’interdire aux ordres la possibilité de fixer des tarifs minima, elle invite aussi à « limiter les monopoles », à l’instar de celui des pharmaciens qui serait circonscrit « aux seuls médicaments prescrits sur ordonnance ». Elle préconise aussi de dissocier la propriété du capital des cabinets ou des officines et leur exploitation.

La commission Attali insiste aussi sur l’« urgence » à réformer les professions juridiques réglementées avec l’objectif de « permettre à la place de Paris de devenir un lieu de référence juridique et d’exporter plus facilement le droit français ». Dans cette perspective, elle propose déjà de supprimer les avoués près les cours d’appel et les greffiers des tribunaux de commerce, dont « la valeur ajoutée est de plus en plus difficile à justifier ».

Elle préconise également « d’accroître massivement le nombre des offices notariaux et de mettre fin à l’organisation administrée de l’offre », de « remplacer les tarifs réglementés par des tarifs plafonds » et d’autoriser le rapprochement des études notariales et des cabinets d’avocat. Elle appelle enfin à la forte concentration des cabinets d’avocat, d’experts-comptables et de commissaires aux comptes pour faire face aux majors anglo-saxonnes, sous réserve de permettre à des tiers d’investir pour détenir jusqu’à 49 % du capital et des droits de vote.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle