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Vie des entreprises

Ces coopératives ouvrières où il fait bon bosser

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.02.2000 | Jacques Trentesaux

Anachroniques, les coopératives ouvrières de production ? Leurs principes de propriété collective, d'égalité et de démocratie sont quelque peu écornés dans la pratique. Mais la hiérarchie resserrée, la cohésion du collectif, la stabilité de l'emploi… y créent un climat particulier. Y compris dans les plus grandes.

Chèque-Déjeuner, Ticket Restaurant, Chèque-Restaurant… À première vue, aucune différence entre ces trois titres de restauration qui occupent respectivement 36 %, 38 % et 20 % d'un marché très juteux. Sauf que Chèque-Déjeuner est une petite société coopérative ouvrière de production (Scop), tandis que Ticket Restaurant a été créé par le géant Accor et Chèque-Restaurant par la Sodexho. En somme, l'histoire revisitée de David et Goliath. « Nous ne sommes ni une secte ni un monde idéal », précise Catherine Coupet, directrice commerciale de Chèque-Déjeuner, PME de 200 salariés qui se bat au quotidien contre les leaders mondiaux de l'hôtellerie et de la restauration. Il faut cependant reconnaître que les Scop, dont les origines puisent aux théories que des socialistes utopiques comme Philippe Buchez ou Louis Blanc ont formulées dans les années 1830, semblent totalement anachroniques dans la bagarre économique actuelle.

Leurs principes de base ? La propriété collective de l'entreprise, le capital – impartageable –, étant réparti majoritairement entre les salariés ; l'égalité de traitement entre les salariés, grâce à la règle « un homme, une voix » (voir encadré page 52) ; la démocratie d'entreprise, avec l'élection du dirigeant par le personnel. Un fonctionnement aux antipodes de l'organisation classique des entreprises. « Les Scop sont des laboratoires sociaux. Elles appliquent les règles du management participatif et inventent un nouveau lien social avec l'entreprise », affirme la Fédération nationale des Scop, convaincue de l'efficacité et de la modernité de ces pratiques.

Ce qui frappe d'emblée dans les Scop, c'est l'absence apparente de hiérarchie. Quand elle circule dans le siège flambant neuf de Chèque-Déjeuner, à Gennevilliers, Catherine Coupet n'oublie pas de saluer l'ensemble de ses collègues. Le tutoiement est de rigueur. En 1997, les salariés, syndiqués à 75 %, ont crédité leur entreprise d'une note flatteuse de 16/20. « Nous sommes quand même un peu les patrons », note Raymond Anne, secrétaire CFDT du comité d'entreprise de L'Union Travaux. Cette entreprise de 650 salariés, implantée à Aulnay-sous-Bois, en région parisienne, est la première Scop de travaux publics en France. Et la concurrente des géants du secteur. Ambiance encore plus particulière chez Acome, plus grosse Scop française avec ses 1 200 salariés, ses cinq – et bientôt six – usines de câblage. Numéro quatre français de la fabrication de câbles derrière, excusez du peu, Alcatel, Pirelli et Sagem, Acome est une véritable institution dans la Manche, où elle s'est installée, en 1942, dans une filature désaffectée de Mortain. Les 1 200 « Acomiens » forment un monde à part, discret et presque secret. « Un jour, l'un de mes amis était persuadé avoir dîné en face du patron d'Acome. En fait, il ne s'agissait que d'un simple ouvrier », raconte Denis Bernard, directeur de la communication d'Acome. « Quand je discute avec d'autres DRH, je me sens en phase sur le plan industriel, mais pas sur le plan des ressources humaines. Chez eux, c'est toujours assez conflictuel. Il y a un aspect lutte des classes qui n'existe pas autant chez nous », renchérit Philippe Garnavault, DRH d'Acome.

Un absentéisme très faible

Indéniablement, la démocratie d'entreprise a du bon. « C'est un facteur d'innovation », insiste Régis Paumier, P-DG d'Acome. C'est également un facteur de cohésion des salariés autour d'un patron d'autant plus apprécié qu'il est en quelque sorte le primus inter pares. Bien qu'ils se soumettent régulièrement aux suffrages du personnel, les patrons de Scop bénéficient d'une grande longévité, appréciable à une époque où les dirigeants salariés sont soumis aux caprices de l'actionnaire. Autres avantages : le taux d'absentéisme est particulièrement faible (1,39 %, hors maternité, pour Chèque-Déjeuner, moins de 3 % pour Acome et L'Union Travaux) et la capacité d'autonomie des ouvriers plus grande. À L'Union Travaux, par exemple, les cadres ne représentent que 9,8 % des effectifs (contre 15 % dans la profession) et les Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise) 22,6 % (contre 28 %).

Revers de la médaille, l'implication des salariés et l'application de règles « démocratiques » dans ces entreprises sont terriblement chronophages. « Il est beaucoup plus facile de donner des ordres que d'expliquer sans arrêt les décisions à tout le monde, comme nous le faisons ici », explique Mireille Dargent, DRH de Chèque-Déjeuner. « Tous les problèmes remontent très rapidement. Du coup, le management intermédiaire a tendance à être squeezé », reconnaît Philippe Garnavault, DRH d'Acome. Récemment, il a dû recevoir toutes affaires cessantes une délégation de salariés… parce qu'il manquait un micro-ondes dans le réfectoire ! Les échanges fréquents d'informations sont également propices au développement de rumeurs. « Le problème se pose surtout quand l'information redescend auprès des salariés », explique Denis Bernard, qui a décidé d'envoyer des comptes rendus écrits directement au domicile des élus du personnel et de lancer, début 1999, un journal interne trimestriel.

Mais les Scop bénéficient en retour d'une grande souplesse dans l'organisation du travail. Bien souvent, il n'est pas indispensable d'en passer par des accords d'entreprise pour contractualiser les us et coutumes. Chèque-Déjeuner, dont l'activité est très cyclique, pratique ainsi des horaires variables sans accord d'annualisation. « Il y a des semaines plus remplies que d'autres. C'est comme ça », explique simplement Mireille Dargent. Quand il n'y a pas de travail à l'atelier, les salariés s'en vont d'eux-mêmes, quelle que soit l'heure et sans poser de questions. Et, en cas de besoin, ils acceptent des rallonges horaires. « L'inspecteur du travail n'a pas vu cette pratique d'un bon œil, poursuit Mireille Dargent. Mais, comme les délégués syndicaux ne trouvaient rien à y redire, il n'a pas insisté. Il avait des cas autrement plus graves à traiter par ailleurs. »

Cette dévotion à l'entreprise est aussi la contrepartie d'une certaine garantie de l'emploi. Dans une charte écrite, les Scop se sont engagées à ne procéder à des licenciements qu'en tout dernier recours. Confrontée à une chute des commandes de France Télécom, Acome a tout de même maintenu son unité de câblage cuivre – toujours en activité – en répartissant le surplus de personnel dans ses autres usines. « Nous gérons les sureffectifs en jouant sur la complémentarité des activités », indique Philippe Garnavault. Placé dans une situation analogue, Alcatel a fait un choix inverse en fermant purement et simplement ses usines de Dinard et des Salles-du-Gardon. Pour équilibrer sa charge de travail, Acome a engagé une diversification, assez osée, vers le BTP. Même souci pour L'Union Travaux, qui joue sur l'« effet grappe pour lisser au mieux l'activité », explique son secrétaire général, Bernard Grenier. Grâce à une politique de rachat assez rare dans l'univers des Scop, l'entreprise maîtrise aujourd'hui de multiples métiers (assainissement, voirie, étanchéité, bétons spéciaux, électricité, etc.).

Le refus de l'emploi précaire

Pas question, non plus, de s'adapter à une activité saisonnière en jouant sur l'emploi précaire. À Chèque-Déjeuner, l'intérim est quasi inexistant et l'entreprise se contente d'une dizaine de CDI à temps partiel pour boucler les fins de mois et de quelques CDD en fin d'année. Chez Acome, les intérimaires ne sont utilisés que dans la perspective d'une embauche ferme. Le taux d'intégration frise d'ailleurs les 93 %. Ce souci de sécurité de l'emploi s'accompagne d'une politique salariale confortable. Globalement, les salaires des ouvriers et des employés des Scop sont supérieurs à ceux de la concurrence. La participation versée aux salariés (45 % du résultat en moyenne) et les accords d'intéressement y contribuent largement. Les cadres, à l'inverse, sont moins bien traités. La hiérarchie des salaires est bien plus réduite dans une Scop que dans une entreprise classique. À Chèque-Déjeuner, par exemple, l'échelle des rémunérations varie seulement de 1 à 4,5.

« L'esprit Scop » n'est guère compatible avec la tendance généralisée à l'individualisation des salaires. « Cela nécessite un travail d'éducation permanent », souligne Mireille Dargent. « La question de la reconnaissance du mérite a été abordée lors d'une réunion du comité d'entreprise. Elle n'est plus taboue », révèle Michel Bretonnier, secrétaire du comité d'entreprise d'Acome. Créé par d'anciens syndicalistes en 1964 et dirigé par un ex-délégué syndical, Chèque-Déjeuner n'échappe pas non plus à cette évolution.

Inutile de dire que le personnel n'a guère envie de partir de ces entreprises où il fait plutôt bon vivre. L'ancienneté moyenne est, par exemple, de neuf ans et cinq mois à Chèque- Déjeuner, de douze ans à L'Union Travaux et de dix-sept ans chez Acome, même si celle-ci s'explique aussi par une promotion interne assez poussée. Quant à la moyenne d'âge des salariés, elle est respectivement de 37, 43 et 41,5 ans. « Le travers, c'est l'endormissement », admet Mireille Dargent, de Chèque-Déjeuner.

Quand elle a restructuré ses ateliers en îlots, Acome a dû affronter une levée de boucliers. « Il y a une sorte de syndrome du bon vieux temps », reconnaît Philippe Garnavault. De même, avant que la direction ne parvienne à ouvrir une usine au Brésil, les négociations ont été très délicates avec le personnel, opposé à cette première délocalisation. La société a su jouer du symbole en envoyant un cariste originaire de Mortain en Amérique du Sud pour piloter le projet. « Cela veut aussi dire qu'Acome est reconnue à l'étranger », fait remarquer Michel Poupon, élu au comité d'entreprise. L'internationalisation de la Scop est désormais mieux acceptée. Des volontaires se sont déjà fait connaître pour la future filiale chinoise.

La direction de Chèque-Déjeuner a également dépensé des trésors d'énergie pour convaincre ses troupes de la nécessité de s'implanter à l'étranger. La seule solution, selon elle, pour contrebalancer la concurrence de la carte à puce sur le traditionnel titre-restaurant et les inévitables réductions d'effectif qu'elle entraînera. Mais le sujet reste sensible, car cette internationalisation a eu pour conséquence directe une baisse de l'intéressement.

Formules séduisantes sur le papier, les Scop restent cependant des entreprises fragiles. Elles souffrent d'un manque criant de fonds propres. De plus, en cas de départ de sociétaires, elles voient leur capital social baisser. Lorsqu'il s'agit de licenciements, cette perte de substance intervient au plus mauvais moment. Et, dans la tourmente, les principes de solidarité et d'égalité ont tendance à voler en éclats. Chèque-Déjeuner, toutefois, a créé pour les salariés en difficulté une caisse de solidarité alimentée par un prélèvement de 3 % sur les bénéfices.

Paradoxalement, la plupart des salariés ont intégré une Scop par hasard. « La réalité est que les gens viennent chez nous pour le travail, pas pour la coopérative », reconnaît Bernard Grenier, de L'Union Travaux. Tous les salariés deviennent obligatoirement sociétaires à Chèque-Déjeuner et chez Acome. Mais pas à L'Union Travaux, qui pratique la règle du volontariat. Moins de la moitié des salariés sont d'ailleurs associés. La preuve que les 30 000 salariés des Scop ne sont pas tous des militants, à commencer par leurs dirigeants. Car, dès que l'entreprise atteint une certaine taille, le statut coopératif peut devenir un handicap. Signe qui ne trompe pas, les filiales que vient de créer Chèque-Déjeuner ne sont pas des Scop !

Un homme, une voix

« Entreprendre autrement ». La force des sociétés coopératives ouvrières de production (Scop) réside dans le parfait contre-pied posé par le statut coopératif au règne dominant de l'actionnaire et du capital.

Dans une Scop, l'assise du pouvoir revient au travail et non au capital puisque au moins 51 % du capital social doit être détenu par les salariés.

En assemblée générale, le principe pivot est « un homme, une voix », quels que soient le montant de la participation au capital ou la position hiérarchique dans l'entreprise. Tout le monde participe aux grandes décisions de l'entreprise, et le P-DG est élu par les salariés sociétaires. Les bénéfices éventuels de la Scop sont distribués en règle générale à 45 % en réserves impartageables pour l'entreprise, à 45 % en participation pour les salariés et à 10 % en rémunération du capital pour les sociétaires. En échange de l'application de cette règle, les Scop bénéficient de certains avantages fiscaux tels que l'exonération de la taxe professionnelle. Après un léger déclin dans les années 80, le mouvement a repris de la vigueur ces dernières années.

Ces 1 500 Scop réalisent 15 milliards de chiffre d'affaires et comptent 30 000 salariés (dont les deux tiers sont sociétaires).

Auteur

  • Jacques Trentesaux