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Politique sociale

Les dessous de la guerre Aubry-Seillière

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.02.2000 | Jean-Paul Coulange

Déclarée le 10 octobre 1997, la bagarre des 35 heures entre le patronat et le gouvernement se double d'un combat personnel entre le président du Medef et la ministre de l'Emploi. Ernest-Antoine Seillière a compris que le soutien des syndicats, agacés par la rugueuse méthode Aubry, ne lui serait pas inutile.

Jean Gandois en avait rêvé, Ernest-Antoine Seillière l'a fait ! Le repreneur de l'ex-CNPF, qui a toujours affiché une sainte horreur des grand-messes interprofessionnelles, tout en sacralisant la négociation d'entreprise, est – comble du paradoxe – devenu le champion du dialogue social au sommet. Le 3 février, le président du Medef a réussi le tour de force de réunir les cinq grandes confédérations syndicales pour remettre à plat les relations sociales en France. C'est un peu plus de deux ans en arrière qu'il faut chercher l'explication de cette conversion inattendue. Le 10 octobre 1997, Lionel Jospin et Martine Aubry convient les partenaires sociaux à un simulacre de conférence tripartite. Prenant ses interlocuteurs par surprise, le nouveau gouvernement leur signifie que les 35 heures seront imposées par la loi le 1er janvier 2000. Une véritable provocation pour le patronat qui, à peine sorti de l'hôtel Matignon, déterre la hache de guerre.

Dans d'autres pays, comme les Pays-Bas, État, patronat et syndicats auraient conclu pour l'occasion un pacte social, longuement préparé et négocié. Comme l'accord de Wassenaar, en 1982, qui a vu les partenaires sociaux néerlandais échanger réduction du temps de travail contre flexibilité. « En France, les grands rendez-vous tripartites sont des sommets à chaud : Matignon en 1936 et Grenelle en 1968 », rappelle René Mouriaux, de la Fondation nationale des sciences politiques. « Les pactes sociaux ne sont pas dans la tradition française. Nous ne savons pas négocier, c'est-à-dire nous livrer à un exercice où chacun arrive à un équilibre satisfaisant pour tous les intérêts en cause », admet de son côté l'ancien conseiller social d'un Premier ministre de François Mitterrand. L'un des membres de la délégation patronale présente à la conférence d'octobre 1997, Georges Jollès, président de l'Union des industries textiles, en rejette l'entière responsabilité sur l'État. « Depuis cinquante ans, l'État a eu la propension de confisquer les relations sociales, ce qui a entraîné le dépérissement de l'action syndicale. »

L'État sur investit le social

Un interventionnisme tous azimuts que les pouvoirs publics justifient généralement par la faiblesse et l'absence de représentativité des partenaires sociaux. Lesquels passent leur temps à dénoncer l'irruption permanente de l'État dans leur pré carré. Résultat : à défaut de répartition claire des rôles, comme en Allemagne, le tripartisme fonctionne mal en France. Même le paritarisme, où patronat et syndicats sont censés cogérer sans tutelle étatique, n'est pas à l'abri des empiétements intempestifs de l'État. Pour Pierre Guillen, un pilier de l'UIMM qui a présidé la commission sociale de l'ex-CNPF, le phénomène s'est aggravé dans les années 80 : « Le surengagement de l'État dans le domaine social correspond à son désengagement de l'économie. » « Le social, c'est son dernier espace de souveraineté », renchérit Jean-Christophe Le Duigou, de la CGT. Pierre-Louis Rémy, l'actuel délégué interministériel à la Famille, remarque que si la Ve République se caractérise par un exécutif « fort et centralisé », la tendance récente introduit un « zeste de technocratie ».

Dans ce domaine, les deux énarques Juppé et Jospin peuvent être renvoyés dos à dos. Le premier a concocté en quelques semaines, et en tout petit comité, une réforme d'ampleur de la Sécurité sociale, en 1995. Le second a sorti la loi 35 heures de son chapeau, sans crier gare, déchaînant l'ire patronale. « Provoquer la rupture avec l'un des partenaires sociaux dans un processus où la négociation est au cœur se paie cher, après coup », souligne Nicole Notat. Ce n'est pas faute d'avoir été prévenu. Pendant l'été qui suit son arrivée à Matignon, de nombreux visiteurs mettent en garde le chef du gouvernement : « Ne refaites pas l'erreur d'Alain Juppé. N'annoncez pas une loi sur les 35 heures avant d'organiser un grand débat avec les partenaires sociaux », soutient l'un d'entre eux, qui suggère l'idée d'« un Wassenaar, sans discuter des salaires », avec force débats et réunions au sommet.

Au lendemain des élections législatives, les conseillers du Premier ministre, dont Pierre-Alain Muet, l'animateur actuel du Conseil d'analyse économique, planchent d'ailleurs sur un pacte pour l'emploi. C'est pourtant la tactique du passage en force qui sera retenue. Pour Raymond Soubie, ancien conseiller social de Raymond Barre et de Jacques Chirac à Matignon, l'arrivée au Palais-Bourbon d'une jeune génération de parlementaires de gauche a beaucoup pesé dans la stratégie de Lionel Jospin. « Ils avaient envie de légiférer », affirme le P-DG du groupe Altedia. Autrement dit d'en découdre.

À la décharge du gouvernement, pour conclure un pacte, il faut des partenaires sociaux forts. Or, à la veille des élections prud'homales de 1997, le paysage syndical n'est guère reluisant. « Non seulement la crise économique a affaibli le syndicalisme, mais ce syndicalisme est resté idéologique, dans un pays qui se désintéresse de l'idéologie », observe Pierre-Louis Rémy. Au début de l'été 1997, les ténors ont la tête ailleurs. Louis Viannet prépare sa succession. Et Notat muselle son opposition interne. Quant au CNPF, il est animé de querelles intestines. Non seulement l'exercice solitaire du pouvoir auquel se livre Jean Gandois fait beaucoup de vagues, mais sa dialectique de l'entreprise citoyenne et son tropisme pour les grandes négociations sociales suscitent la désapprobation de l'aile dure de l'organisation. En tête de la contestation : les libéraux, qui se sont trouvé un chef de file en la personne de Denis Kessler.

« Le patronat français s'est transformé avec le capitalisme. La seule autorité que les entre prises reconnaissent désormais, c'est le marché ; l'État n'étant plus autre chose qu'un adjuvant. Et le seul lieu de négociation, c'est l'entreprise », constate René Mouriaux. Pierre Guillen rappelle « la réticence des entreprises à l'égard des négociations à caractère professionnel et interprofessionnel ». Le meilleur exemple reste l'accord interprofessionnel d'octobre 1995 sur l'annualisation, qui n'a guère été suivi d'effet. Ministre du Travail dans le gouvernement Juppé, le centriste Jacques Barrot tente d'organiser des forums dans toute la France pour redynamiser la politique contractuelle. En pure perte. « Cet accord Gandois-Notat était une réponse aux besoins de flexibilité des entreprises. Il n'a jamais été appliqué. La conséquence, c'est la loi Robien, puis la loi Aubry, plus dogmatique et plus autoritaire », remarque Laurent Degroote, le président du Centre des jeunes dirigeants.

Gandois est allé à Canossa

Sur un sujet tabou comme les 35 heures, l'ex-CNPF n'a pas voulu faire le moindre cadeau à la gauche revenue aux affaires. Ni laissé la moindre lucarne à Jean Gandois pour négocier. Encadré par deux boutefeux, Didier Pineau-Valencienne, président de la commission sociale du patronat, et Denis Kessler, aux commandes de la commission économique, l'ancien P-DG de Pechiney est allé à Matignon comme à Canossa. Pour Nicole Notat, il est clair que « le patronat a sous-estimé la détermination du gouvernement à vouloir une loi ». Gandois a également mal apprécié la nouvelle stature de Martine Aubry. Quand la fille de Jacques Delors revient au ministère du Travail, sept ans après son premier séjour Rue de Grenelle, c'est avec un poids politique considérablement accru. Franchement sceptique sur l'efficacité de la réduction du temps de travail, comme elle l'a avoué devant 5 000 militants de la CFDT en 1995, elle accepte de porter les 35 heures. Qui seront, elle n'en doute pas, la grande réforme du gouvernement Jospin. Sa préoccupation majeure, depuis deux ans et demi, aura été de faire voter les deux projets de loi par la majorité plurielle. Les partenaires sociaux passant au second plan.

« Martine a cessé d'écouter », regrette un proche qui attribue cette situation à « un ministère immense, un rang de numéro deux du gouvernement » et à « sa popularité ». Il s'étonne toutefois qu'elle n'ait pas davantage cherché à « faire passer des relais, à utiliser ses réseaux ». « Ni elle ni son cabinet ne savent établir de contacts. Vous allez plus facilement à Matignon que Rue de Grenelle », se plaint un cadre de Force ouvrière. « Qu'on ne dise pas qu'on n'a pas discuté pour les 35 heures », rétorque le cabinet d'Aubry. Explication – sévère – d'un bon observateur du microcosme social : « Elle n'a pas de compassion pour les médiocres. Et elle considère que les leaders syndicaux actuels n'ont pas l'envergure intellectuelle de leurs prédécesseurs. »

Le label antipatronal d'Aubry

Indulgente, Nicole Notat met ce comportement sur le compte d'une « série de contraintes, de l'urgence, du rythme infernal adopté par le gouvernement ». « Martine était très CFDT, très deuxième gauche », rappelle pourtant Bernard Brunhes. Dans Le Choix d'agir, qu'elle écrit après la déroute de 1993, elle explique que « le plus grand échec de la gauche est peut-être d'avoir affaibli, sans le vouloir (mais est-ce une excuse ?), le tissu de la démocratie que sont les associations et les syndicats ». Mais, visiblement, elle n'en a rien retenu. « Elle est très société civile quand elle n'est pas en situation », ironise la patronne de la CFDT, qui, depuis juin 1997, s'est souvent insurgée avec les autres leaders syndicaux contre la méthode Aubry. Par exemple lorsqu'ils découvrent que le second projet de loi sur les 35 heures remet en cause les règles de représentativité syndicale. « Cela nous est tombé sur le poil sans même qu'on ait pu en discuter », avoue Notat.

C'est bien simple, les incidents de frontières n'ont pas cessé. Quelques mois après son retour au Travail, l'ensemble des syndicats accuse Aubry de vouloir passer en force sur le dossier de la réforme des cotisations patronales. Ce n'est que sur la demande expresse de Matignon qu'elle reçoit les organisations syndicales à la rentrée 1998. La tension monte d'un cran l'été suivant, lorsqu'elle décide de mettre à contribution l'Unedic pour financer les aides sur les 35 heures. Un sacrilège : le régime d'assurance chômage est considéré par les partenaires sociaux comme le parangon du paritarisme. Nicole Notat s'emporte alors contre « des décisions qui tombent abruptement d'en haut ». Sur le fond, l'entourage d'Aubry ne manque pas d'arguments : « En cinq ans, l'État a mis 35 milliards de francs dans l'assurance chômage. Pourquoi devrait-il toujours être là quand ça va mal et n'aurait-il jamais sa part quand ça va bien ? »

Mais l'affaire de l'Unedic fait des ravages, en créant l'unité des partenaires sociaux sur le dos du gouvernement. Dans son bras de fer contre Aubry, le Medef s'est trouvé des alliés. « Le basculement s'est produit au moment où Martine a voulu ponctionner l'Unedic, estime Pierre Guillen. Le patronat s'est rendu compte qu'il avait l'appui des syndicats. » Jusqu'alors, c'est plutôt la ministre de l'Emploi qui tirait profit de son duel avec Ernest-Antoine Seillière. Après la conférence d'octobre 1997, l'équipe Jospin n'avait pas cherché à recoller les morceaux avec le CNPF. À commencer par Martine Aubry, qui faisait le distinguo entre le patronat et les patrons, avec lesquels, grâce notamment à son passage à la direction générale de Pechiney, elle entretenait de bonnes relations. Son « label antipatronal » – l'expression est d'un leader cégétiste – lui convient à merveille.

Conséquence, le vieux CNPF s'est relifté en décembre 1998 en Medef, après la démission de Gandois et l'arrivée du baron Seillière. Les caciques de l'Avenue Pierre-Ier-de-Serbie, défenseurs acharnés du dialogue social, les Jollès, Boisson ou Dermagne sont relégués au second plan, au profit des libéraux, emmenés par le tandem Seillière-Kessler. L'honorable organisation patronale s'est muée en machine de guerre : campagne d'affichage contre les 35 heures, envoi de pétitions Rue de Grenelle, démonstration de force porte de Versailles le 4 octobre 1999, le Medef n'a pas hésité à livrer bataille sur la place publique. Son leader s'en prenant nommément au chef du gouvernement et à sa ministre du Travail. Au point d'apparaître, pendant l'examen de la première loi Aubry, comme la force supplétive d'une opposition défaillante.

En coulisse, Ernest-Antoine Seillière pèse de tout son poids pour freiner les négociations sur la réduction du temps de travail et torpiller la première loi 35 heures. Quitte, aujourd'hui, à défendre mordicus les quelque 127 accords de branche conclus après le vote de la loi de juin 1998. « L'organisation patronale a porté au blanc ce qui était au rouge. Il aurait mieux valu laisser refroidir le métal », estime Pierre Guillen. Ce qui aurait permis aux fédérations de négocier des aménagements aux lois 35 heures, comme le patronat du transport routier en a obtenu depuis. Mais le président du Medef a voulu, en vain, arracher une capitulation. À défaut, il a eu la satisfaction de voir Martine Aubry faire machine arrière à toute vapeur en fin d'année dernière, lorsqu'elle a écrit au Medef pour demander à être reçue par le conseil exécutif avant l'assemblée générale du 18 janvier, qui devait décider du départ de la Sécu. « Le paritarisme est pris en otage par les 35 heures. On n'a pas voulu rompre. Politiquement, c'eût été une erreur », reconnaît-on Rue de Grenelle.

Le patronat s'est vengé d'avoir perdu la bataille des 35 heures en prenant des mesures de rétorsion sur la convention Arpe, sur l'Unedic, sur la réforme en gestation de la formation professionnelle. Et sur l'assurance maladie. Mais Martine Aubry n'a rien fait pour calmer le jeu. En snobant le plan d'économies de 62 milliards présenté par le directeur général de la Cnam, Gilles Johanet, chaudement approuvé par la majorité de gestion CFDT-Medef. « À la Cnam, le Medef n'a pas applaudi aux mesures d'économies sur les radiologues, les biologistes, les cardiologues, les ophtalmologistes… Et, dans le plan stratégique adopté par les partenaires sociaux, rien ou presque n'était de leur ressort », s'offusque un membre de l'entourage d'Aubry. 30 milliards, soit la moitié des économies promises, concernaient l'hôpital, de la compétence de l'État. Mais le ministère a, lui, retoqué les 300 millions d'économies décidées par la Cnam sur les cures thermales.

Reste qu'à l'heure du bilan le président du Medef peut être content de lui. « S'ils se prennent au jeu, on n'aura pas perdu notre temps, estime Jacques Barrot. Face à l'interventionnisme excessif des socialistes de 1997, on peut espérer un renouveau du contractuel. » Selon lui, « il faut que, dans ce pays, la négociation sociale soit la première source de droit, le gouvernement et le Parlement n'assurant que ce qui relève de l'ordre public social ». Un partage des rôles qui n'a été clarifié « ni sous Juppé ni sous Jospin », observe Raymond Soubie. La relance de la politique contractuelle ne peut pas déplaire à Martine Aubry. Mais l'idée que ce soit le président du Medef qui en retire le bénéfice lui est probablement insupportable !

L'indispensable Nicole

« Heureusement, il y a Notat ! » Ce cri du cœur d'un ancien ministre du Travail pour la secrétaire générale de la CFDT n'a rien d'illégitime. Car Nicole Notat a souvent été utile pour renouer les fils du dialogue social au cours des dernières années. En mars 1998, alors que patronat et gouvernement sont en pleine guerre froide, elle écrit à Ernest- Antoine Seillière pour lui proposer de négocier sur l'assurance maladie et l'exclusion. C'est après son intervention auprès de Matignon que Martine Aubry reçoit les partenaires sociaux en septembre 1998 afin de discuter de la réforme des cotisations patronales.

Le numéro un de la CFDT a clairement tendu la main à Louis Viannet puis à Bernard Thibault pour favoriser l'évolution de la CGT vers un syndicalisme de négociation. Même si cette tactique lui a servi pour sa réélection, sans bavure, avec plus de 73 % des voix au dernier congrès de Lille.

Favorable à la réforme des retraites, à la maîtrise des dépenses de santé, à la réduction négociée du temps de travail, la CFDT a mis ses déclarations en conformité avec ses actes. Elle a accepté la présidence de la Cnam, ce qui n'est pas une sinécure. Et elle a joué loyalement le jeu des lois 35 heures, organisant notamment un grand meeting à Charléty, après le vote de la première loi, pour pousser ses militants à la négociation. Mais elle n'a épargné ni les coups de gueule à l'équipe Jospin ni les mises en garde au patronat.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange