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Politique sociale

Les agents de l'ANPE courent d'une priorité à l'autre

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.02.2000 | Anne Fairise

Offrir un « nouveau départ » à 850 000 chômeurs de longue durée ou en voie d'exclusion, améliorer la collecte des offres, assurer l'accueil immédiat dans les agences locales, poursuivre la démarche qualité : l'empilement des missions confiées à l'ANPE se traduit par une surcharge de travail pour les agents. Ce qui ne va pas sans heurt…

De mémoire de syndicaliste, on avait rarement connu cela. Il a suffi que les agents de l'agence nationale pour l'emploi de l'Hérault votent la grève le 12 octobre dernier pour que, le lendemain, leurs collègues du Gard débrayent à leur tour et que ceux des Pyrénées-Orientales leur emboîtent le pas le surlendemain. Mais ce n'est pas seulement l'extension rapide du mouvement à toute une région qui a étonné, c'est aussi la détermination des agents.

Les syndicats de l'agence de Montpellier, d'où est parti le mouvement (CFDT, FO, CGT, CGC et même SUD), auraient préféré différer cette grève de quelques jours, histoire de « mieux s'y préparer ». Mais la base n'a pas voulu en démordre. Les grévistes ont même décidé d'occuper, nuit et jour, la direction régionale du Languedoc-Roussillon jusqu'à ce que leurs revendications – des renforts immédiats – soient prises en compte. Et ils ne se sont pas contentés des 49 postes décrochés (dont 17 immédiatement) après trois jours de conflit ; ils sont allés jusqu'à négocier la répartition même des effectifs. Une radicalisation rarement connue jusqu'alors. « Le malaise est profond », estime François Evrard, délégué CGT et directeur adjoint de l'agence de Montpellier. « Les agents craquent face à la multiplication des missions, chacune assortie d'objectifs. Ils ne savent plus où donner de la tête. La dernière mission, le programme « nouveaux départs », a fait monter la tension d'un cran : on s'engage dans la prise en charge personnalisée des demandeurs d'emploi les plus en difficulté, mais les moyens ne suivent pas. »

Un malaise circonscrit au Languedoc-Roussillon, région connue pour être pauvrement dotée en postes ? Pas seulement. Fin novembre, les agents de la Gironde ont débrayé également trois jours. FO et la CGT ont enfin appelé l'ensemble du personnel à faire grève le 1er février dernier. Là encore, le manque de personnel est incriminé : recevoir en entretien les demandeurs d'emploi dans le cadre du programme nouveaux départs, agréer les chômeurs orientés vers les structures d'insertion par l'économique conformément à la loi de lutte contre l'exclusion, traiter les offres de CES aujourd'hui systématiquement déposées, animer les relations avec les partenaires… les tâches ne cessent de s'accumuler, au grand dam des agents.

Impossible de ralentir le rythme

Que l'amoncellement de mesures puisse être mal vécu sur le terrain, la direction générale de l'ANPE ne le nie pas. « Les grands indicateurs de malaise social, comme le nombre de journées de grève ou l'absentéisme, n'ont pas été au rouge en 1999. Au contraire : comparé aux années précédentes, ils enregistrent une baisse. Mais il est vrai que l'importante charge de travail a généré des tensions, particulièrement en fin d'année dernière », explique Pierre Giorgini, directeur adjoint chargé des ressources humaines. Logique : c'est dans les derniers mois de l'année que se détermine la tenue ou non des objectifs. Et il faut bien suivre le rythme imposé par le cahier des charges du troisième contrat de progrès (1999-2003) signé entre l'Agence et l'État. Pas d'alternative. « Si vous n'avez pas le pouvoir de l'arrêter ou de le ralentir, il faut savoir monter dans le train quand il passe », constatait au moment des grèves Michel Bernard, le directeur général de l'ANPE, dans le bimensuel Ligne directe, réservé aux cadres de la maison. En annonçant également que toutes les marges de manœuvre seraient utilisées pour « soulager » le réseau des agences.

C'est la montée en charge du Plan national pour l'emploi, adopté en mai 1998 à la suite du sommet européen de Luxembourg et mis en œuvre dès l'automne suivant, qui a provoqué ce surcroît de travail. L'objectif assigné aux 17 000 agents pour la seule année 1999 ? Rien de moins qu'offrir un nouveau départ vers l'emploi à 850 000 chômeurs de longue durée ou en voie d'exclusion. L'objectif qualitatif n'est pas moindre, puisqu'il revient aux conseillers, au terme d'un entretien approfondi, de leur proposer un appui à l'emploi, une formation, une orientation vers des mesures spécifiques ou bien un suivi pendant trois mois, avec des rendez-vous réguliers.

Au chapitre des moyens, le ministère de l'Emploi a annoncé le recrutement de 2 500 personnes – étalé sur cinq ans à raison de 500 personnes par an. Soit une augmentation de 16,6 % des effectifs entre 1998 et 2002, rappelle l'Agence. Insuffisant, au gré des syndicats de la maison. Unanimes, ils rappellent qu'un rapport d'étape de Marie-Thérèse Join-Lambert sur le contrat de progrès (1994-1998), rédigé en 1997, chiffrait à l'époque le sous-effectif de l'ANPE à 1 500 postes, au minimum. « Les renforts d'aujourd'hui ne font, en fait, que compenser partiellement un sous-effectif déjà ancien. Mais la charge de travail, elle, continue d'augmenter », commente Noël Daucé, responsable national de la branche CFDT ANPE. Quant à Jean Montéro, secrétaire général FO ANPE, il note : « Le ministère annonce 500 recrutements annuels, mais seuls 250 nouveaux postes en équivalent temps plein sont budgétés. Il y a 250 recrutements en avril et autant en septembre. Encore faut-il ajouter le temps de formation. Les effectifs n'arrivent qu'au compte-gouttes. »

Le programme nouveaux départs devait être sous-traité à hauteur de 45 %. Plus d'un an après son lancement, c'est loin d'être le cas. « Nous avons eu clairement un problème de montée en charge et surestimé notre capacité à créer rapidement un réseau de prestataires de qualité », reconnaît Pierre Giorgini, le directeur des ressources humaines de l'Agence. Selon lui, le cap des 45 % devrait être atteint en 2000-2001. C'est-à-dire la troisième et la quatrième année du programme…

Pour assurer le programme nouveaux départs, les conseillers de l'ANPE ont dû lever le pied sur d'autres missions. Pas facile, avec le flux des demandeurs d'emploi que les agents reçoivent en « service immédiat » depuis le début des années 90. Un flux qui ne ralentit guère, malgré la décrue du chômage. Et puis les agents ne peuvent pas faire l'impasse sur la chasse aux offres d'emploi : l'impulsion donnée en 1994 par Michel Bon a porté ses fruits. Le nombre d'offres d'emploi recueillies est passé de 1,1 million en 1993 à 2,8 millions en 1998 et atteindra bientôt 3 millions. C'est l'objectif, en tout cas, du présent contrat de progrès. Enfin, il n'est pas question de sacrifier la démarche qualité dans laquelle sont engagées les agences. Une démarche qui devait être bouclée fin 1999.

Entretiens réduits à 30 minutes

À la petite agence d'Herblay (Val-d'Oise), c'est le recueil des offres d'emploi auprès des entreprises qui a pâti des nouvelles priorités. « Les conseillers ne se rendent plus en entreprise depuis juillet pour se concentrer sur le programme nouveaux départs. C'est clair, du côté des entreprises, il nous sera difficile de tenir nos objectifs », explique Philippe Barriol, conseiller adjoint dans cette petite agence de neuf salariés. À l'agence de Montereau-Fault-Yonne (Seine-et-Marne), située en zone rurale, on cherche par tous les moyens à « augmenter la productivité ». « Le compte est vite fait : pour recevoir les 750 personnes prévues par le programme nouveaux départs, nos effectifs n'ont été augmenté que d'une personne », commente Patrick Malcuy, conseiller dans cette agence de 14 personnes.

La crainte des agents de l'ANPE est que la qualité du service en pâtisse, affectant la durée des entretiens approfondis menés avec les chômeurs en difficulté. « Jusqu'à présent, nous avons réussi à maintenir un temps d'entretien de quarante-cinq minutes, qui nous paraît le minimum. Mais il y a la pression constante de l'encadrement pour le respect des objectifs saisonniés et annuels. Dans d'autres unités, ils sont déjà descendus à trente minutes d'entretien. Autrement, ils ne seraient pas rentrés dans leurs quotas », reprend Patrick Malcuy. Certaines agences en sont venues à organiser des réunions collectives d'information des chômeurs avant de les orienter vers des entretiens approfondis. « Beaucoup de demandeurs d'emploi ne venaient pas. Cette pratique peut expliquer la hausse de certains taux de radiation », commente Pascal Riffard, conseiller mobile à l'agence d'Évry.

Démultiplier les concours

Surtout, le programme a fait émerger des problèmes de formation. « Certains agents se sentent désemparés face à l'entretien approfondi. Ils n'ont plus l'habitude d'en faire ou n'y ont pas été formés. Le programme nouveaux départs fait rebasculer l'intervention du service public de l'emploi vers les publics précarisés. Très bien. Mais cela déstabilise les agents, focalisés depuis plusieurs années sur la collecte des offres d'emploi et la gestion du flux », note Noël Daucé, pour la CFDT ANPE. Ce virage à 180 degrés est d'autant plus mal vécu par les agents que leur technique d'entretien s'est un peu perdue. La polyvalence exigée d'eux depuis le début des années 90 et les impératifs du service immédiat ont modifié leur métier. La frontière entre les conseillers professionnels, tournés vers les demandeurs d'emploi, et les prospecteurs-placiers, spécialisés dans la recherche des offres, a été abolie pour laisser place au corps des conseillers. « L'Agence est engagée depuis plusieurs années dans une logique de changement fort qui se traduit par des tensions et, parfois, des crises d'identité professionnelle. En même temps, les agents ont fait preuve d'une formidable capacité d'adaptation », commente Pierre Giorgini, le DRH.

Dès les premiers mouvements sociaux, la direction générale a réagi. Pour pallier le manque de formation à l'entretien approfondi, elle a dégagé 14 millions de francs dès cette année. Soit l'équivalent de 40 % du budget annuel de formation. Elle a décidé de mettre le turbo sur le problème de la vacance des postes. Objectif ? Faire chuter le taux, en un an, de 3,5 % à 1,5 %. De quoi gagner quelque 300 postes de travail. Pour cela, la direction compte anticiper au maximum le remplacement des départs et organiser, en lieu et place du recrutement national, des concours déconcentrés régionalement. Les organisations syndicales comme le ministère de tutelle ont donné leur accord.

À défaut de pouvoir moduler le rythme des mesures gouvernementales, l'ANPE a accordé un trimestre supplémentaire aux agences pour boucler la démarche qualité. Ce qui va donner un peu de mou au réseau. Michel Bernard, le directeur général de l'ANPE, le constatait à l'automne : « La situation de tension nécessite que nous ne chargions pas plus la barque. » Un « nous » qui inclut sans doute les autorités de tutelle.

Attachés à leur métier, malgré la pression

Avant même la mise en œuvre du Plan national d'action pour l'emploi (PNAE), les indicateurs sur l'intensification du travail n'étaient pas loin de virer au rouge. Tel est l'enseignement qu'on peut tirer de la récente enquête « La santé au travail des agents de l'ANPE », réalisée en 1998 par le Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Creapt) à la demande de l'ANPE et remise en mai dernier. Nervosité, fatigue, troubles du sommeil : ces symptômes sont plus présents au sein du personnel de l'ANPE que dans la population salariée en général, notent les chercheurs Anne-Françoise Molinié et Serge Volkoff. Surtout, l'étude pointe la pression constante, le manque de marge de manœuvre du personnel et sa difficulté à s'aménager des espaces de respiration. Le Creapt juge « préoccupant le manque d'espace pour s'installer » ressenti très souvent ou assez souvent par 52 % des agents interrogés. De la même manière, ils sont 72 % à juger que « l'espace garantit mal la confidentialité » pour les conversations entre collègues comme dans le face-à-face avec les demandeurs d'emploi. Au manque d'espace s'ajoute le manque de temps : 69 % des agents déclarent « traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin », 88 % être « souvent interrompus dans [leur] travail » et 92 % être « obligés de faire plusieurs choses à la fois ». Comment résistent-ils à ces contraintes ? Le collectif de travail, les collaborations ou la formation les y aident. Mais cette dernière n'est jugée « suffisante et bien adaptée » que par la moitié des agents. Une critique que le Creapt associe au sentiment que « tout bouge dans le travail et [qu'] on ne maîtrise pas bien, faute de recul et de temps de réflexion , les changements incessants ». Ce qui ressort, in fine, est l'attachement des agents de l'ANPE à leur métier, majoritairement qualifié de varié et d'utile. Pour l'instant, ils ne se manifestent que par de petits arrêts de travail. Mais on ne note pas chez eux d'absentéisme long.

Auteur

  • Anne Fairise