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Débat

La seconde loi sur les 35 heures laisse-t-elle suffisamment de place à la négociation ?

Débat | publié le : 01.02.2000 |

Douze chapitres et trente-sept articles. La loi Aubry II ne se caractérise pas par sa sveltesse. Et elle va parfois très loin dans le détail. La nouvelle rédaction de l'article L. 212-4 du Code du travail précise ainsi le statut des temps de pause, de restauration, d'habillage et de déshabillage des salariés. Quelle marge de manœuvre reste-t-il aux négociateurs d'entreprise ? La réponse de trois consultants experts du temps de travail.

« Des discussions calquées sur la loi risquent d'aboutir à une jurisprudence abondante. »

ALAIN COFFINEAU Directeur associé du groupe BPI.

La seconde loi sur les 35 heures, adoptée par le Parlement le 15 décembre 1999, fait très souvent référence à la négociation de conventions ou d'accords collectifs. Compte tenu de la longueur du texte (12 chapitres et 37 articles), de sa densité, de son niveau de détail pour certains articles et de sa complexité, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la place réelle laissée à la négociation. Il est vrai que la loi est d'un abord difficile pour différentes raisons. D'un côté, la teneur de certains articles modifie considérablement les références juridiques antérieures (temps de travail des cadres, consultation du personnel). Sur d'autres sujets, la complication tient autant aux dispositions arrêtées qu'au régime transitoire projeté (exemple des heures supplémentaires). Quant à des thèmes comme celui de la modulation, des confusions peuvent apparaître entre le raisonnement en durée horaire annuelle, en jours de repos, ou en nombre de jours annuels, pour les cadres. Toutefois, il faut se souvenir que cet article remplace l'important arsenal juridique antérieur des modulations de type 1, 2 et 3.

Pour répondre à cette question de la contradiction entre l'« encadrement » important de la loi et les marges de manœuvre de négociation, examinons les accords signés à la suite de la promulgation de la première loi. Deux constats principaux peuvent être faits. Tout d'abord, on voit que le contenu des négociations, tout en se référant aux dispositions législatives, a dépassé très souvent ce contexte. En effet, les préoccupations économiques ont été très présentes dans les débats. Dès lors, une grande partie des discussions a porté, d'une part, sur les conditions d'organisation permettant d'améliorer la productivité et la flexibilité de l'entreprise et, d'autre part, sur les conditions salariales du passage aux 35 heures, deux thèmes ne relevant pas ou peu du texte de loi.

De plus, si le second sujet était « habituel » pour les partenaires de la négociation, le premier a permis d'aborder des domaines d'organisation dépassant la seule durée annuelle modulée.

Le second constat porte sur le processus de négociation qui ne s'est pas seulement déroulé sur le « tapis vert » entre directions et organisations syndicales. Des pratiques ont émergé, pratiques de communication, de consultation, de concertation, d'expérimentation, qui ont impliqué chaque salarié et chaque membre du personnel d'encadrement dans des démarches nouvelles de dialogue social.

Ces tendances observées lors des négociations de la première loi vont-elles se prolonger à partir du texte de la seconde ?

Deux hypothèses sont possibles qui vont probablement cohabiter. Soit les partenaires de l'entreprise mettent à profit l'année 2000 pour enclencher des démarches proches de celles évoquées précédemment. Certaines sociétés se sont déjà engagées dans cette voie qui paraît compatible avec le texte de loi. Soit les négociations se calquent très étroitement sur les articles de loi dans des approches strictement limitées dans le temps. Le risque sera alors important que ces discussions soient très « encadrées », donnent lieu à des exégèses sans fin et constituent le prélude à une jurisprudence abondante.

« L'esprit dans lequel le texte se négocie bloque l'échange de réelles contreparties. »

STÉPHANIE SAVEL Associée du cabinet Aznar, Savel, Gauthier Conseil.

Que reste-t-il à négocier pour passer aux 35 heures maintenant que les 20 décrets d'application de la seconde loi Aubry sont publiés ? Peu de chose en réalité car, si le texte apporte des nouveautés décisives, l'esprit dans lequel il se négocie bloque l'échange de réelles contreparties.

Il faut se féliciter que soit enfin précisé le calcul annuel du temps de travail, qui dans de nombreux accords aboutissait à des résultats très disparates et amenait à négocier calculette à la main. La tentative de moralisation du temps partiel « contraint » et l'encadrement du temps partiel choisi sont aussi les bienvenus. Il y a désormais place pour une vraie discussion sur ce thème. La panoplie des modalités possibles pour réduire le temps de travail enrichit, elle aussi, considérablement la teneur des échanges. Nos voisins européens nous envieront certainement la pluriannualisation du temps de travail et sa gestion sur la vie permise par le compte épargne temps. La prise en compte des réalités du temps de travail des cadres ouvre, avec les cadres « autonomes », la voie à une réflexion approfondie sur les pratiques et les comportements. Les nouvelles règles introduites pour l'obtention des allégements de charges en cas de signature d'un accord par des syndicats minoritaires peuvent redessiner le dialogue social dans les entreprises françaises.

Mais l'observation des négociations en cours fait planer le doute : la loi sur les 35 heures, ses quelque 37 articles et, plus encore, le jeu des acteurs politiques et sociaux perturbent les règles de la négociation équilibrée dont Martine Aubry vante en public les mérites.

Quelques-uns des articles introduits par les amendements des députés sont révélateurs de l'état d'esprit dans lequel la réduction du temps de travail est « négociée ». Selon l'opinion la plus répandue, les 35 heures conduiraient (c'est le comble !) à une telle détérioration des conditions de travail (flexibilité, intensification, stress…) qu'une réduction de 10 % ne suffit plus : désormais, si l'on veut aménager ce temps réduit (et sortir de ce que Gérard Filoche appelle l'équilibre « réclamé légitimement depuis un siècle par le mouvement social »), il faut accorder de nouvelles compensations !

Dans le même temps, tout le monde s'attend à bénéficier, avec les 35 heures, de vingt-trois jours de congés supplémentaires (c'est-à-dire de la dixième semaine de congés payés ! Jospin faisant mieux encore que le Front populaire…). Lorsque l'entreprise propose une autre modalité, les menaces fusent et les salariés descendent dans la rue. D'autant plus qu'avec le retour de la croissance cette dixième semaine de congés doit naturellement être obtenue sans effort financier de la part de ceux qui sont si fiers de lutter ainsi contre le chômage de masse. Le gouvernement insiste sur l'ouverture du champ de la négociation à de nouveaux sujets. C'est incontestable. Mais les « négociateurs » n'utilisent plus qu'une seule variable d'échange : le non-emploi, salariés et employeurs faisant presque toujours le choix de l'augmentation du pouvoir d'achat et de la productivité.

« Le texte ne peut pas être considéré comme un support à l'innovation sociale. »

JEAN-FRANÇOIS CARRARA Responsable du domaine RH chez Algoe Consultants.

Incontestablement, la loi des 35 heures est un monument multifacette qui combine sobriété et complexité. Les premiers observateurs du texte définitif n'ont pas été longs à découvrir ses excès, ses faiblesses et ses manques. Les commentaires de ceux qui ont assisté à la naissance du nouveau-né sont à la mesure des espoirs et des combats qu'elle a suscités depuis deux ans. Peut-être conviendrait-il mieux de rechercher une ligne médiane en se dirigeant vers une analyse bannissant l'avis global et disqualifiant.

Ainsi, la plupart des entreprises resteront-elles désarmées devant l'épineux « passage » concernant le calcul et le coût des heures supplémentaires, mais applaudiront des deux mains à la simplification des systèmes de modulation. Disons que ce qui était simple se complique et que ce qui était compliqué se simplifie. La loi, dont on aurait pu penser qu'elle fût d'abord encadrante, c'est-à-dire qu'elle définisse les « interdits absolus » et renvoie par la suite au contractuel, s'est nourrie en partie des négociations de branche et d'entreprise, entraînant cette particularité du texte à osciller entre le trop précis et le trop flou.

L'erreur, malgré tout, serait de remettre en question la totalité d'une approche originale qui a eu le mérite de tenter une mise en relation préalable entre l'entreprise et le législateur. Mais la démarche adoptée, similaire à un processus expérimental, a peut-être sous-estimé l'« épreuve du fait » et surestimé la théorie. Pouvait-il en être autrement ? Les prochains mois seront, de ce point de vue, riches d'enseignement, car la presque totalité des entreprises aura à assimiler et à mettre en œuvre cette nouvelle législation.

Trois chemins sont possibles, dont deux n'échapperont pas à la négociation : celui de l'application directe de la loi (35 heures hebdomadaires), qui sera, à n'en pas douter, rarement retenu ; celui de la déclinaison d'un accord de branche, quand un tel accord existe ; enfin, celui de la négociation interne. C'est cette dernière voie qui devrait être la plus empruntée, celle qui permet l'utilisation de la loi la plus proche des caractéristiques de l'entreprise. Mais c'est bien là que le bât blesse. Hormis le sérieux de la négociation, conséquence directe de la qualité du dialogue social préexistant, les dirigeants et les syndicalistes auront à se positionner sur les manques ou les excès de cette loi, mais aussi sur l'interprétation ou l'adaptation de certaines modalités. Le texte, de ce point de vue, ne peut pas être soupçonné de se substituer totalement à la négociation. Il ne peut pas non plus être considéré comme un support à l'innovation sociale.

Les négociateurs devront, à l'image de la loi, adapter leurs réflexions et leurs comportements en se transformant tour à tour en « exécutants rigides » de certains articles (temps partiel, heures supplémentaires, durées maximales), en interprètes avertis (temps de travail des cadres), en créatifs (compte épargne temps et formation), voire en équilibristes (non-cadres itinérants). On a dit souvent qu'une contrainte pouvait toujours être transformée en opportunité. La volonté de chaque entreprise de se lancer dans cette réflexion associant compétitivité, salariés et… emploi en démontrera sûrement la justesse.