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Politique sociale

L’eldorado irlandais se fait moins accueillant

Politique sociale | publié le : 01.02.2008 | Fanny Guinochet

Le Tigre celtique commence à s’essouffler. Pour les Européens qui affluent, il est moins facile de s’y faire une place. D’autant que le coût de la vie est élevé.

Ici, on le surnomme « Smile », qui veut dire sourire. Antoine Barbançon ne boude pas son plaisir d’être à Dublin. Ce Français de 28 ans est arrivé en juin dernier, avec pour seul bagage un gros sac à dos. Animateur dans une maison de quartier de Montpellier, il s’ennuyait dans son CDI. « En France, toutes les portes étaient fermées. J’ai décidé d’aller en ouvrir d’autres à l’étranger. Je voulais apprendre l’anglais, et Dublin était moins cher que Londres. » Il arpente la ville en long et en large pour déposer des CV. Près de deux mois et plusieurs coups de blues plus tard, les choses se décantent enfin : Antoine Barbançon décroche quelques heures comme « kitchen porteur », un des postes les moins considérés de la restauration. Son anglais s’améliore. Bientôt il est embauché comme serveur dans un luxueux établissement de la ville. « Avec plus de 500 euros net par semaine en moyenne, ici, je gagne bien mieux ma vie qu’en France. »

Ce parcours, ils sont des milliers de Français – 30 000 d’après l’ambassade – à l’effectuer chaque année. « Plus de 80 % des ressortissants présents en Irlande ont moins de 30 ans. Étudiants pour la plupart, ils quittent l’Hexagone afin d’améliorer leurs connaissances linguistiques », assure Béatrice Biger-Abgrall, consule à Dublin. Beaucoup viennent chercher une expérience que la France ne peut leur apporter. En témoigne Julien Haumé, 22 ans, qui, en juin dernier, quittait Laval, BTS de transport et licence de logistique en poche. Faute de mieux, ce jeune homme au visage poupin enchaînait stages et petits jobs en intérim. À Dublin, il trouve un emploi stable de barman, et tant pis si sa formation ne lui est d’aucune utilité : « Les diplômes comptent peu. On regarde ce que tu es capable de faire. Je le vois aux pourboires que je reçois : l’Irlande est riche. L’économie va bien. »

Chômage au plus bas. Fiscalité alléchante pour attirer les investissements étrangers, réduction des dépenses publiques, flexibilité du marché du travail, privatisations, déréglementations : le tournant libéral pris en 1987 par le Tigre celtique a produit des résultats inespérés. Le pays le plus pauvre d’Europe est devenu en l’espace de vingt ans le deuxième plus riche de l’Union européenne en termes de PIB par habitant, derrière le Luxembourg et loin devant la France. Conseiller à la mission économique de Dublin, Marc Debels reconnaît volontiers que l’Irlande a de quoi en faire rêver plus d’un : « À 5,6 % en 2006, la croissance irlandaise est deux fois supérieure à celle de la France. Son chômage, autour de 4,5 %, est un des plus bas d’Europe, et son budget est à l’équilibre. »

Qualifications recherchées. Il n’empêche, « l’Irlande n’est plus l’eldorado du début des années 2000. Ce n’est plus le paradis des petits boulots que l’on décroche sans un mot d’anglais ni aucune formation », prévient Laurent Girard-Claudon, qui a créé il y a sept ans le cabinet de recrutement Approach People. Après les années d’expansion, le chef d’entreprise perçoit un virage : « Le pays monte en gamme. Les entreprises se battent pour garder l’avantage, elles cherchent des profils qualifiés, dans la finance, l’informatique ou la pharmacie… Il y a encore des postes à prendre dans ces secteurs. » Pour le reste, il faut souvent faire preuve de patience, et accepter de passer par un déclassement.

Grégory Prouvost en sait quelque chose. Il y a un an, ce jeune homme était encore auditeur dans une multinationale de la Défense. « Je gagnais 42 000 euros par an mais je n’apprenais plus rien, et mon chef s’en foutait. J’ai démissionné. » En Irlande, Grégory a dû recommencer au bas de l’échelle : « Quand je suis arrivé, j’ai pris un boulot que je n’aurais jamais accepté en France : comptable fournisseur. Toute la journée je saisissais des factures. » Pari réussi : Grégory Prouvost est aujourd’hui contrôleur de gestion dans une grande entreprise irlandaise. Totalement bilingue, il émarge à plus de 65 000 euros par an et rêve déjà d’autres horizons en Asie ou en Afrique du Sud. « Je sais que cette expérience se vendra à l’international. » Et tant pis si, les jours de pluie, sa famille et ses amis lui manquent. Tant pis, aussi, s’il lui faut partager son appartement avec un Allemand, expatrié comme lui. Car le miracle irlandais a son revers. « Le logement est le principal problème. Les constructions sont de mauvaise qualité, avec beaucoup d’humidité. Surtout, c’est très cher. » Chercheuse à Services, Industrial, Professional and Technical Union (le syndicat majoritaire des salariés), Lorraine Mulligan confirme : « Les prix de l’immobilier ont flambé, ce qui a obligé les ménages à s’endetter lourdement. Et ce n’est pas la hausse des salaires de 5 % en moyenne par an qui parvient à compenser l’inflation. Le pouvoir d’achat stagne. » Lorraine Mulligan regrette que le fossé se creuse entre les plus riches et les plus pauvres et que « l’Irlande [devienne] un pays très inégalitaire ».

Pour les Français fraîchement débarqués, le rêve irlandais peut vite en prendre un coup. Faute de logements accessibles, la vie en auberge de jeunesse pendant plusieurs semaines est un passage obligé. « À 20 euros en moyenne la nuit dans des dortoirs de 25 personnes, ça représente vite un joli budget », commente Malik, 27 ans, qui dit en avoir eu « ras-le-bol des douches collectives, des ronflements, des matelas miteux ». Surtout, il peste contre les conditions d’hygiène déplorables. Au point qu’il a attrapé la gale en septembre dernier. « Il y avait une épidémie. Résultat : 50 euros de médecin et un traitement draconien à la clé ! » Aujourd’hui, Malik coule des jours heureux avec sa petite copine Meyriem qui l’a rejoint. Tous deux ont réussi à s’installer dans un appartement : « 1 400 euros pour un beau meublé en duplex au centre-ville. »

Le coût de la vie est élevé à Dublin. Après quatre mois en gîte collectif, Antoine Barbançon a lui aussi fini par trouver un logement. Pour 300 euros par mois, il loue une minuscule chambre dans une maison à l’extérieur de la ville : « Je vis en colocation avec quatre Polonais. À Dublin, ils sont partout. On voit éclore des agences immobilières ou des cabinets d’emploi uniquement pour eux. »

Autre déconvenue, les infrastructures n’ont pas suivi. « Le réseau de transport est réduit alors que le parc automobile a beaucoup augmenté. Il n’y a pas de métro. Et les trois lignes de tramways sont insuffisantes. La ville est le théâtre d’embouteillages monstres », regrette Ghislain Le Chatelier, manager chez Google. Sans compter la pénurie d’hôpitaux, de crèches, d’écoles… Dans ce pays à la natalité la plus forte d’Europe (avec près de deux enfants par femme), les listes d’attente s’allongent dans les maternités. Et bien que deux fois supérieur à la moyenne européenne, le taux d’investissement en infrastructures publiques (5,4 % du PIB en 2007) ne suffit pas à combler le retard structurel.

Amazon et EBay ralentissent leur développement et Dell a gelé ses embauches

D’autant que, depuis dix ans, l’Irlande a fait le pari d’attirer les étrangers. D’après le recensement de 2006, ils représentent un dixième de la population, forte de 4,2 millions d’habitants. Si les plus nombreux sont britanniques, la communauté asiatique a fortement augmenté depuis 2002, et les Européens de l’Est arrivés depuis l’élargissement de l’UE en 2004 sont estimés à plus de 200 000. « Selon une enquête menée début 2007, près d’un immigré sur deux voudrait rester en Irlande aussi longtemps que possible, et un sur cinq souhaiterait s’y installer définitivement », note Bryan Fanning, chercheur sur l’immigration à l’université de Dublin. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

Dans ce contexte, desréactionsde racisme apparaissent. « Cela ne touche pas les Français, c’est surtout dirigé vers les immigrés des pays de l’Est. Ce mouvement va de pair avec l’essoufflement de l’économie et les quelques tensions qui apparaissent sur le marché du travail », assure la chercheuse Lorraine Mulligan. Et pour cause : en dix ans, entre 1995 et 2005, le coût du travail a augmenté de 35 %, contre 10 % dans la zone euro. L’activité n’est plus tirée par les exportations comme par le passé. De moins en moins concurrentielle, l’Irlande tente alors de maintenir les multinationales dans l’île. « Aujourd’hui, les Irlandais craignent les délocalisations. Il ne se passe pas une réunion sans que ne soit évoquée la possibilité d’un transfert de l’activité en Bulgarie », note Grégory Prouvost. Déjà, des call centers regardent vers l’Europe de l’Est ou le Maghreb, quand les magnats du numérique comme Amazon et EBay, qui se bousculaient pour installer leurs quartiers généraux européens, ralentissent leur développement. Dell a par exemple gelé ses embauches.

« L’économie irlandaise a joué la carte de l’ouverture sur le monde. Revers de la médaille : elle est très vulnérable aux facteurs externes, surtout en provenance des États-Unis, note Marc Debels, à la mission économique. Le pays craint notamment que la crise des subprimes ne l’atteigne. À moins que la bulle immobilière n’éclate. » Déjà, les experts tablent sur un ralentissement de la croissance, autour de 3,7 % en 2008. Si l’Irlande offre encore de belles perspectives, il ne faut pas tarder à les saisir.

La population irlandaise est en pleine croissance

NOMBRE D’HABITANTS

2006 . . . . . 4,2 millions

2020* . . 5 millions

2030* . . 6 millions

* Projection

L’immigration est en partie responsable de cette croissance

PART DES IMMIGRÉS

2002 . . . . . 5,8 %

2006 . . . . . 9,5 %

“L’Irlande a opté pour le dialogue social”
Laura Dagg, chargée de recherche à la Fondation pour l’innovation politique.

Le miracle économique Irlandais a-t-il un revers ?

Le gouvernement n’a pas suffisamment investi dans les structures. Les hôpitaux sont débordés. En ce moment, le dépistage du cancer connaît une polémique. Des bilans de santé se sont révélés faux. Les Irlandais pestent de ne pas bénéficier de soins corrects alors que les résultats économiques sont aussi florissants. Il n’y a pas non plus une culture de la solidarité aussi poussée qu’en France. Pour les plus démunis, il existe bien un filet social, avec un équivalent de la CMU, des aides au logement… mais, pour les classes moyennes, la situation se corse. Elles doivent recourir aux assurances privées, qui sont très chères. Le système de santé fonctionne à deux vitesses.

L’Irlande continue-t-elle de jouer la carte de l’immigration massive ?

L’Irlande manquait cruellement de main-d’œuvre dans l’agriculture, le gardiennage, le ménage. L’arrivée des Polonais, prêts à prendre presque n’importe quel travail, n’a pas posé problème, au contraire. Les travailleurs de l’Est acceptent des emplois peu qualifiés, mal payés. Ils s’insèrent bien, sont catholiques. Jusqu’à présent, il s’agissait surtout d’une immigration masculine. Mais, depuis peu, des familles entières viennent s’installer. Ils ne parlent pas l’anglais… Quand une classe compte un tiers d’enfants immigrés, forcément, cela devient plus délicat. D’autant que le gouvernement n’a pas prévu de cours de langue. Il est un peu débordé. Les Français, eux, continuent d’occuper des postes plus qualifiés.

Les conditions d’emploi sont-elles toujours aussi avantageuses ?

L’Irlande a su attirer les entreprises étrangères via un faible impôt sur les sociétés (12 %), un marché du travail flexible ainsi qu’un bon climat social. En Irlande, les entreprises ont l’habitude de suivre les décisions syndicales. Si les employeurs ne prennent pas en compte les accords, ils risquent de se retrouver devant la Labour Court. Ce qui est très mal perçu. Le taux de syndicalisation avoisine 30 %. Et le pacte social est bien établi, notamment depuis la loi sur la modernisation du dialogue social de 2006, qui a redistribué les rôles de l’État et des partenaires sociaux. Le concept de « partenaire » a été élargi à la société civile. Des associations participent désormais aux négociations. De fait, les décisions qui en découlent ont gagné en légitimité. La culture de la grande grève comme en France n’existe pas. L’Irlande est souvent comparée au Royaume-Uni mais, en réalité, elle a choisi le schéma inverse. Là où le gouvernement Thatcher cassait les mouvements, l’Irlande a opté pour le dialogue social.

Auteur

  • Fanny Guinochet

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