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Vie des entreprises

Du devoir d’adaptation à l’employabilité

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.01.2008 | Jean-Emmanuel Ray

Créée par la jurisprudence en 1992, l’obligation de l’employeur d’assurer l’adaptation de ses salariés à l’évolution de leurs emplois a été depuis consacrée par le législateur. Mais que recouvre exactement ce devoir d’adaptation ? Dans plusieurs arrêts récents, la chambre sociale est venue délimiter l’étendue de cette obligation patronale… mais également salariale.

Tenu d’exécuter de bonne foi le contrat de travail, l’employeur a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois. » Rendu au visa de la bonne foi contractuelle, l’arrêt Expovit du 25 février 1992 dépassait déjà le cadre du licenciement économique. Ce « devoir » d’adaptation, obligation juridique à connotation morale et qui s’applique en permanence à tout employeur, ne constituait cependant pas une véritable nouveauté : de nombreux textes conventionnels l’avaient déjà évoqué, l’arrêt rappelant seulement deux idées simples :

1° Pour l’entreprise, appliquer aux personnes ce que tout employeur fait pour ses stocks n’apparaît pas scandaleux, et cette maintenance professionnelle lui est par ailleurs profitable à terme.

2° Pour la société, un salarié dont l’employabilité est assurée pourra plus facilement se reconvertir en cas de rupture de son contrat de travail. Car, comme le note le professeur Jean-Yves Kerbouc’h, « lorsqu’elle n’est pas entretenue, la capacité professionnelle se consume sans que le salarié ne s’en aperçoive immédiatement : c’est à l’occasion d’un licenciement économique qu’il découvrira que sa qualification est devenue obsolète et qu’aucun employeur ne veut s’attacher ses services ».

Créé en 1992, ce devoir jurisprudentiel a été légalisé dix ans plus tard par la loi dite de modernisation sociale de 2002, qui l’a inclus dans la définition même du motif économique, dans une formule délibérément englobante : « Le licenciement économique ne peut intervenir que si tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés et que le reclassement du salarié […] ne peut être réalisé. » Comme l’énonce l’article L. 321-1, en cas de projet de licenciement économique, cette adaptation permanente doit donc se conjuguer avec le reclassement interne : la première peut permettre au salarié concerné de prétendre au second dans un emploi vacant, la bonne foi contractuelle obligeant l’entreprise à adapter les postes vacants au profil des salariés en cause.

Relative à la formation tout au long de la vie, la loi du 4 mai 2004 a reformaté l’article L. 932-2 en L. 930-1, qui décline deux obligations distinctes. Alinéa 1 : « L’employeur a l’obligation d’assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail. » Comme l’a rappelé la chambre sociale dans l’arrêt UIMM du 11 juillet 2007, « les actions qui tendent à favoriser ou permettre l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois entrent dans le champ d’application de l’article L. 930-1. En conséquence, le temps consacré par le salarié à ces actions constitue un temps de travail effectif ». Alinéa 2 : « L’employeur veille au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. » Voilà le double fondement de l’important arrêt du 23 octobre 2007, commenté infra.

Sur le plan collectif, enfin, l’article L. 320-2 impose une négociation triennale en matière de GPEC, avec des mesures d’accompagnement, dont la formation est l’un des outils. Et cette obligation triennale arrive à échéance le… 20 janvier 2008.

Comme le constatait Frédéric Bruggeman, du cabinet Syndex, au forum « Restructurations » le 26 juin 2007 à Bruxelles, « intégrer une évolution technique dans une entreprise n’implique pas seulement de faire évoluer les métiers, l’organisation et les relations managériales ; mais aussi de permettre aux individus de maîtriser les changements de techniques, du contenu de leur travail et de la nature des interactions avec leur environnement. Il s’agit d’expliquer ce qui ne fait pas partie du travail aujourd’hui, mais en fera partie dans trois ans et de (pré)dire ce qui n’en fera plus partie. Mais il faut aussi concevoir des dispositifs qui permettent à chacun de maîtriser les changements qu’il doit opérer ». Encourageant les entreprises à pratiquer une gestion anticipée des compétences et une politique de formation actives, l’obligation d’adaptation n’est pas sans conséquence pour le salarié lui-même.

L’OBLIGATION D’ADAPTATION VUE CÔTÉ SALARIÉ

La bonne foi contractuelle doit inciter le salarié à unir ses efforts à ceux de l’employeur afin de parvenir au résultat souhaité. Ce devoir est donc symétrique, car il constitue un véritable coïnvestissement : ainsi, en l’absence de motif légitime, refuser de participer à une formation de cette nature peut donc constituer une faute (Cass. soc., 5 décembre 2007). Mais l’entreprise n’étant ni un lycée professionnel ni une université, adaptation ne se confond pas avec reconversion, et a fortiori obligation patronale de promotion : « Si l’employeur a l’obligation d’assurer l’adaptation de ses salariés à l’évolution de leurs emplois, au besoin en leur assurant une formation complémentaire, il ne peut lui être imposé d’assurer la formation initiale du salarié » (Cass. soc., 6 décembre 2007, à propos d’une « formation initiale longue et coûteuse »).

Si, en droit, la solution semble limpide, dans les faits, il en va tout autrement :

1° Le simple exécutant qui a été soumis pendant vingt ans à une forte subordination – passivité professionnelle permettant aussi de fixer la main-d’œuvre – connaît une autonomie très relative : pas facile de devenir subitement acteur de sa propre employabilité.

2° Le risque d’obsolescence de leurs connaissances saute aux yeux des cadres, qui bénéficient d’ailleurs de l’essentiel de l’effort de formation. Mais, pour nombre d’agents d’exécution autour de la cinquantaine, évoquer la nécessité d’une « formation » leur rappelle mauvais souvenirs d’enfance et difficultés scolaires. D’où la nécessité pratique et humaine d’évoquer plutôt une professionnalisation les renvoyant à leur expertise actuelle, en ne se limitant pas à la formation continue stricto sensu : polyvalence, tutorat…

3° Parler de politique de formation et a fortiori de GPEC à un patron de PME dont le carnet de commandes se remplit en cours de mois le fait sourire : ici comme ailleurs, la situation des salariés des grandes entreprises disposant d’importants services RH excellemment formés est nettement plus enviable, l’absence à leur poste des formés étant une question depuis longtemps résolue.

LA DOUBLE FACE DE L’OBLIGATION

Deux salariées avec une ancienneté de douze et vingt-quatre ans sont licenciées pour motif économique en 2001 : n’ayant bénéficié que d’un stage de formation de trois jours en tout et pour tout, elles assignent l’employeur en justice pour un classique défaut de cause réelle et sérieuse. Mais évoquent aussi un préjudice distinct dû au manquement patronal à l’obligation d’adaptation : indemnisation accordée par les juges du fond. Pourvoi en cassation du chef d’entreprise leur reprochant « de l’avoir condamné à dommages-intérêts à raison du manquement à une obligation de formation sans dire en quoi il aurait omis de respecter un quelconque devoir de formation qui lui aurait précisément incombé, autre que l’obligation d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi déjà sanctionné par dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ». Réponse de la chambre sociale : « Au regard de l’obligation pour l’employeur d’assurer l’adaptation des salariées à leur poste de travail et de veiller au maintien de leur capacité à occuper un emploi, ces constatations établissaient un manquement de l’employeur dans l’exécution du contrat de travail entraînant un préjudice distinct de celui résultant de sa rupture » (Cass. soc., 23 octobre 2007).

À l’instar de l’obligation de reclassement interne de la première partie du plan de sauvegarde de l’emploi, et subsidiairement externe dans la seconde, l’obligation d’adaptation, qui elle aussi ne connaît aucun seuil particulier, a donc deux buts complémentaires :

1° Maintien de l’employabilité interne pendant l’exécution du contrat, en assurant au salarié la possibilité d’évoluer avec son poste de travail : « moderniser sans exclure » prend alors tout son sens.

2° Mais aussi maintien de l’employabilité externe : s’il se trouve demain sur le marché du travail, le salarié est-il compétent pour postuler à un emploi équivalent ?

La sanction de cette double obligation est constituée par des dommages-intérêts pouvant, le cas échéant, et comme le précise l’arrêt, s’ajouter au défaut de cause réelle et sérieuse : ce qui doit encourager l’entreprise à garder des preuves de ses efforts, qui ne se limitent pas à des sessions de formation.

LA NÉGOCIATION INTERPROFESSIONNELLE SUR LA MODERNISATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

Alors que le bilan de compétences ne concerne que 40 000 personnes par an, les partenaires sociaux ont travaillé fin 2007 sur un outil permettant à un salarié d’entretenir ses compétences et de faire le point régulièrement sur celles-ci. Dans un nouvel article consacré au « développement des compétences des salariés », le projet d’accord interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail et la sécurisation des parcours professionnels évoque un « relevé de compétences », les syndicats demandant que tout salarié puisse profiter de cette prestation à périodicité régulière, au minimum tous les cinq ans.

L’accord du groupe Thomson du 24 octobre 2007 a par exemple anticipé ce texte en prévoyant que tout collaborateur bénéficie d’une action de formation, d’un bilan de compétences ou d’une VAE au moins tous les trois ans : si ce n’est pas le cas, un entretien avec sa hiérarchie permettra de comprendre pourquoi et de faire le point.

Ce large devoir d’adaptation n’est pas sans conséquences sur le plan de formation de l’entreprise, sur la GPEC, mais aussi sur la politique de recrutement : l’aptitude au changement devient un critère déterminant et son appréciation ne se limite pas à des tests purement techniques.

Connaissez-vous la différence entre la science et la technologie ? « La science, c’est ce que les parents veulent apprendre aux enfants ; la technologie, c’est ce que les enfants tentent d’apprendre à leurs parents » (Michel Serres).

FLASH
Devoir d’adaptation et licenciement

Licenciement personel : depuis 2002, de multiples arrêts ne permettent à l’employeur de licencier pour insuffisance professionnelle (non fautive) que si celle-ci est imputable au salarié : il ne doit pas s’agir d’objectifs irréalisables, ni d’un défaut d’exécution du devoir d’adaptation (ex. : maîtrise de l’anglais ou de l’informatique).

A fortiori s’expose à un défaut de cause réelle et sérieuse l’employeur licenciant pour ce motif un collaborateur qu’il avait affecté à un poste surqualifié. Ainsi, dans l’arrêt du 29 novembre 2007 où une salarié embauchée comme assistante comptabilité mais affectée à un poste nettement supérieur à ses compétences est licenciée un an plus tard pour insuffisance professionnelle : « La formation personnalisée d’une quinzaine de jours dispensée à la salariée était insuffisante pour lui permettre d’exercer les fonctions d’unique comptable de l’entreprise qui lui étaient en réalité imparties, l’employeur ayant voulu en réalité faire l’économie d’un poste de comptable. »

Le licenciement économique fondé sur les « mutations technologiques » citées à l’article L. 321-1 doit aussi être manié avec moult précautions : car, à moins de demander à un conducteur de Fenwick de s’occuper de la fusée Ariane, le devoir d’adaptation trouve alors toute sa portée.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray