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Vie des entreprises

Il faut sauver le forfait jours

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.12.2007 | Jean-Emmanuel Ray

Ambivalentes 35 heures ! Aujourd’hui taxées d’archaïsme, les lois Aubry ont pourtant fait œuvre de modernité en instaurant le forfait jours pour les cadres et certains salariés autonomes. Ce deal intelligent, et conventionnellement encadré, entre journées à rallonge et jours de repos, risque pourtant d’être un jour ou l’autre remis en cause par les juridictions européennes.

Les lois sur les 35 heures étaient des lois du XIXe siècle, mais aussi du XXIe siècle.

Du XIXe car elles reproduisaient un système datant des Soviets et de l’électricité, oubliant le TGV de 6 h 47 et Internet. Et mettaient en œuvre un slogan malthusien des années 30 (« travailler moins pour travailler tous ») : les chômeurs savent ce qu’il en a finalement été, à l’exception des juristes en droit social.

Mais aussi lois du XXIe siècle, car la ministre a eu le courage de passer outre les idées reçues en créant un système adapté tant au travail qu’au repos de la population spécifique en cause : le forfait jours pour les cadres autonomes.

Comment, en effet, décompter de façon efficace et équitable un temps de travail au bureau, certes, mais aussi de déplacement en train ou en avion, de formation et d’e-learning, d’obligations professionnelles et de répétitifs déjeuners avec les clients, voire de télétravail plus ou moins volontaire au domicile le samedi après-midi ? Rendue nécessaire par l’application des « 35 heures » exigeant un calcul minute par minute, une telle course au décompte d’un temps de plus en plus fragmenté et individualisé, dans des lieux multiples bien différents du périmètre de la forteresse ouvrière aujourd’hui disparue, a semblé vaine à Martine Aubry pour nombre de travailleurs du savoir fonctionnant avec leurs neurones secondés sinon précédés par leurs portables et Internet à haut débit.

Seconde nouveauté : forfait jours de travail, mais aussi de repos. Les neurones ne se reposent pas comme les bras du métallo (un manager déconnecte vraiment le samedi après déjeuner). Plus généralement, ne faut-il pas inverser la problématique et leur garantir un temps de repos lui aussi effectif et minimal (les 24 + 11 = 35 heures de repos hebdomadaire), de vrai repos sans astreinte officieuse via courriel et BlackBerry ?

Car, si dans la logique jours, les cadres autonomes (et depuis la loi du 2 août 2005 certains non-cadres) ne sont donc plus soumis aux articles L. 212-1 (maximum 10 heures par jour) et L. 212-7 (44 heures sur douze semaines), en revanche, les articles L. 220-1 (repos quotidien minimal de 11 heures : « forfait jours » et pas forfait nuit), L. 221-2 (ne pas occuper un salarié plus de six jours par semaine) et L. 221-4 (repos hebdomadaire de 24 heures + 11 heures = 35 heures consécutives au minimum) restent applicables, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel le 29 juillet 2005 et surtout la CJCE le 7 septembre 2006 : « Il importe que l’effet utile des droits conférés aux travailleurs par la directive soit intégralement assuré, ce qui implique l’obligation pour les États de garantir le respect de chacune des prescriptions minimales édictées par cette directive, y compris le droit de bénéficier d’un repos effectif. »

ÉTROIT CONTRÔLE DU JUGE JUDICIAIRE

Peut-on fréquenter quotidiennement des cadres dirigeants sortis du droit de la durée du travail et être soi-même benoîtement aux 35 heures hebdo ? La direction du prestigieux Golf Blue Green avait sans doute pensé que la lutte des classes n’était guère favorable à la pédagogie : un moniteur ayant une autonomie totale dans l’emploi de son club et de ses balles devait donc être en forfait jours, prévu dans sa convention collective et par son contrat de travail. Est-il besoin de préciser que la chambre sociale, sur un moyen relevé d’office, a répondu le 31 octobre 2007 « qu’un régime de forfait en jours ne peut être appliqué qu’aux cadres dont la durée du travail ne peut pas être prédéterminée (version d’avant 2003) et qui disposent d’une autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps ; dans ce cas, le cadre doit bénéficier d’une grande liberté dans l’organisation de son travail à l’intérieur du forfait en jours. Or l’emploi du temps du salarié était déterminé par la direction et le supérieur hiérarchique de l’intéressé, lesquels définissaient le planning de ses interventions auprès des clients, le salarié ne disposant pas du libre choix de ses repos hebdomadaires ; ne disposant d’aucune liberté dans l’organisation de son travail, M. X. n’était pas susceptible de relever du régime du forfait en jours ».

Après la loi du 17 janvier 2003 ayant déjà voulu contrer une jurisprudence méfiante en supprimant deux critères sur trois (seule reste « l’autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps »), la prestigieuse qualification FS–P + B + R de l’arrêt du 31 octobre semble indiquer que la Cour ne s’est pas contentée de faire de l’histoire du droit : sa solution vaut pour des faits postérieurs à 2003. Mais son arrêt pose une fois de plus la question des pouvoirs du juge face à une convention collective dûment signée, ayant ici expressément prévu que telle catégorie de cadres pouvait relever du forfait jours.

Si, comme dans l’arrêt du 13 décembre 2006, la convention elle-même ne prévoit pas, conformément à la loi, « les modalités de suivi de l’organisation du travail des salariés, de l’amplitude de leurs journées d’activité et de la charge de travail qui en résulte », le forfait jours est certes illégal. Car, comme le remarquait le conseiller Gosselin dans son rapport, « les situations d’abus sont le plus souvent liées à la fixation d’objectifs et/ou de délais irréalistes se traduisant par un nombre réduit de jours effectivement pris, la fréquence et l’importance des violations des règles relatives au repos entre deux journées de travail, la fréquence de la prolongation de la journée de travail au domicile du salarié attestée par toutes les enquêtes menées sur le temps de travail des cadres et rendue possible par le développement des technologies, et qui aboutissent à un empiétement sur leur vie personnelle et une forte intensification du travail, qui peuvent être source de souffrance au travail et de dégradation de l’état de santé ».

Et c’est là qu’apparaît l’importance du fondement du droit de la durée du travail : en droit français comme communautaire, c’est, pour l’essentiel, au titre de la santé-sécurité. Le juge social, qui manifestement n’aime guère l’exception forfait jours pourtant très appréciée du législateur, peut à ce titre écarter des stipulations ayant pourtant l’assentiment des partenaires sociaux : globalement, si manifestement les personnels visés ne disposent d’aucune autonomie (Cass. soc., 5 avril 2006), mais aussi au cas par cas, au nom du principe de réalité. Annulation à effet rétroactif plongeant l’entreprise dans un cauchemar éveillé : rattrapage des heures désormais supplémentaires sur cinq ans ? Remboursement des jours de repos ? Dépassement rétroactivement fautif des maxima journaliers ?

IL FAUT SAUVER LE SOLDAT FORFAIT JOURS

Première forfaitisation du temps (et pas seulement de la rémunération comme pour les forfaits avec référence horaire), cette novation franco-française est très attrayante pour les entreprises, mais aussi pour les cadres pouvant ainsi réellement profiter d’un minimum de jours de RTT : c’est d’ailleurs la seule population très satisfaite des 35 heures… alors qu’elle n’en bénéficie pas. Mais, poussée à l’extrême, comme le fait de façon germinalesque la CFE-CGC s’étant réjouie de la censure Blue Green du 31 octobre, cette solution innovante pourrait en théorie se traduire par un doublement des horaires : du principe des 35 heures à 24 heures – 11 heures de repos = 13 heures x 6 jours ouvrables, soit 78 heures de labeur. La CEDH, en application de la Charte sociale européenne, et peut-être demain la CJCE (calcul horaire écarté, maximum de 48 heures hebdomadaires pas toujours respecté alors qu’il ne s’agit pas des cadres supérieurs prévus dans l’exception) pourraient un jour prochain remettre en cause notre forfait jours : ainsi de son avertissement adressé à l’Angleterre le 7 septembre 2006 : « En appliquant aux travailleurs dont une partie du temps de travail n’est pas mesurée ou prédéterminée ou peut être déterminée par le travailleur lui-même la dérogation prévue à l’article 17 de la directive 93/104 et en n’adoptant pas les mesures nécessaires à la mise en œuvre des droits au repos journalier et hebdomadaire des travailleurs, le Royaume-Uni a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 17 de cette directive. »

Il est donc souhaitable de profiter de la révision en cours de la directive sur le temps de travail pour donner droit de cité à notre forfait jours, lequel n’a pas démérité.

• Ce forfait nécessite d’abord un double accord :

– accord collectif, mettant les syndicats en position de force tant le système est intéressant pour l’entreprise en termes de simplification de tous ordres. Et elle aurait tort de se montrer trop en retrait par rapport à ses principaux concurrents en termes de RTT : quand la pression fiscale reste élevée et le temps un bien rare, les meilleurs salariés en poste, mais aussi les meilleur(e)s diplômé(e)s des meilleures écoles font désormais du benchmarking RTT ;

– mais également accord individuel (« l’employeur ne peut appliquer au salarié, qui refuse de signer l’avenant individuel prévu à l’article L. 212-15-3, ladite convention » : Cass. soc., 30 mai 2006).

• La contrepartie en jours de repos semble constituer la moins mauvaise solution afin de lui permettre de récupérer.

• Sans doute la vraie question est-elle sa charge de travail, dont la loi indique que l’accord collectif doit obligatoirement se préoccuper. Avec les facilités qu’offrent les TIC en particulier, cette notion nouvelle et qui fait tant de bruit en ces temps de médiatisation de suicides sur le lieu de travail – « suicide militant » voulant attirer l’attention de la direction – intéresse visiblement la jurisprudence qui tient compte du travail commandé : ainsi du dossier très urgent remis le vendredi à 17 heures pour le lundi matin, considéré par la Cour de cassation comme du travail effectif même s’il est accompli à la maison.

Et le temps de travail des juges ? « Étant seul face à sa conscience pour apprécier les conditions strictement nécessaires à l’élaboration de sa décision, nulle autorité ne saurait être comptable du temps que le juge consacre à son activité juridictionnelle », a répondu la cour de Chambéry le 12 septembre 2007. Quelle autonomie !

FLASH
Temps de trajet

Eu égard à l’article L. 212-4 du Code du travail sur le temps de déplacement professionnel, l’arrêt du 20 décembre 2006 va réjouir les DRH. Une cadre souvent en déplacement à l’étranger prétendait que devant rester loin de son domicile et de sa famille, elle était en permanence à disposition de son employeur. Pour la chambre sociale, les juges du fond devaient : 1. « Rechercher si les déplacements de la salariée ne dépassaient pas en durée le temps normal du déplacement entre le domicile et le lieu de travail habituel, qu’il lui appartenait de déterminer. » 2. « Vérifier si, lors de ses déplacements à l’étranger et hors des périodes où elle exerçait ses fonctions, Mme Y. ne jouissait pas d’une entière autonomie, l’éloignement de son domicile en France ne permettant pas, à lui seul, de déduire qu’elle était en permanence à la disposition de l’employeur et qu’elle ne pouvait vaquer à des occupations personnelles. » On appréciera l’humour de la chambre sociale, invitant à vérifier que le collaborateur n’a pas passé plus de temps pour se rendre en avion à l’étranger qu’à son bureau habituel : aujourd’hui, les seules formalités d’embarquement et de police dans un aéroport sont d’une durée bien supérieure. Mais, en termes de respect des durées maximales de travail, et surtout des temps de repos, un choix inverse était-il possible ? Il est en tout cas vivement déconseillé d’imposer des dîners d’affaires tardifs à Berlin, et a fortiori des petits déjeuners matinaux à Tokyo.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray