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Enquête

Regards critiques sur un film choc

Enquête | publié le : 01.12.2007 | Anne Fairise, Sandrine Foulon

Avec j’ai (très) mal au travail, jean-michel carré signe une chronique noire des conditions de travail aujourd’hui. un historien, un syndicaliste et un expert des rh réagissent à chaud.

Jean-Michel Carré brosse un portrait très dur de la souffrance au travail. Partagez-vous son constat ?

Gilles Verrier. À l’issue de cette projection, je ne me suis pas senti à l’aise. Il ne fait aucun doute que la souffrance au travail va croissant. Mais aborder le travail sous ce seul angle est réducteur : il peut être aussi source d’épanouissement. Cette démarche n’aide pas à entrer dans le sujet ni à trouver d’alternative.

Laurent Quintreau. On oublie dans ce film que le travail est indissociable de l’émancipation de l’individu : ici, les hommes ne sont que prédateurs ou victimes. Il n’y a pas de place pour les autres.

Nicolas Hatzfeld. Je suis en colère contre ce documentaire. Assimiler l’entreprise à la dictature est problématique, mais cela se discute. Car il s’agit effectivement de la mise en œuvre d’un pouvoir dans un système relativement clos. Par contre, la comparer au nazisme, comme le fait ici le psychiatre Christophe Dejours, et dresser un parallèle entre les managers zélés et l’acharnement d’Eichmann à faire arriver les trains à l’heure est inacceptable. C’est manquer de respect à tous ceux qui ont vécu cette période. Il faut résister et combattre ce type de discours selon lequel l’entreprise, et la société à son service, est embarquée dans une logique de démolition de l’humanité.

Sommes-nous entrés, comme le suggère le film, dans une nouvelle ère de l’organisation du travail ?

Nicolas Hatzfeld. L’un des spécialistes, le politologue Paul Ariès, nous explique que le processus de déshumanisation est en marche. Il cite trois âges de l’organisation du travail : le taylorisme – travaille et tais-toi ! – suivi du fordisme – travaille, tais-toi et consomme ! – puis de l’époque actuelle, caractérisée par une apparente absence de hiérarchie et le tutoiement, où la violence a toute sa place. Cette historicisation ne tient pas. En France, taylorisme et fordisme ont été contemporains. Et le premier n’a pas disparu. Quant au tutoiement, il existait autrefois.

Laurent Quintreau. Le problème majeur du film, c’est la représentation qu’il donne des salariés. Aucun ne prend de recul face à son travail. On aurait envie d’entendre un autre discours très présent en entreprise : mon boulot, je le fais bien mais ne m’en demandez pas plus.

La réalité de l’entreprise vous semble-t-elle fidèlement représentée ?

Nicolas Hatzfeld. Il y a ceux qui parlent sur le travail et ceux qui parlent du travail. Comme l’ourdisseuse qui évoque sa difficulté à vivre son nouvel emploi. Mais ces travailleurs n’ont pas beaucoup la parole. C’est dommage, leur propos est beaucoup plus nuancé que celui des spécialistes, psychanalystes, avocats, économistes qui dissertent sur l’entreprise. C’est un film hyperbavard sur le travail où l’on parle, au final, assez peu du travail. Pourtant, il y a des scènes très fortes. Celle où une jeune téléopératrice est filmée en entretien d’évaluation avec son supérieur hiérarchique. C’est à la fois banal et très violent.

Laurent Quintreau. Certains constats sont très justes : la compression du temps de travail, l’augmentation des contrôles… Mais la réalité est partielle. Prenez la figure du syndicaliste. Il est fataliste, expliquant que les salariés ne jouent plus collectif et n’ont plus envie qu’on les défende. Ce n’est pas faux mais le syndicalisme évolue. Au niveau international, la Confédération syndicale internationale se bat pour que les droits des salariés chinois soient les mêmes que les nôtres. C’est une manière de lutter contre ce « capitalisme pur » que le film agite comme un épouvantail.

Gilles Verrier. Du côté du DRH, ce n’est guère mieux. Il est absent mais invariablement évoqué comme un coupeur de têtes. Ce n’est pas la seule réalité du métier.

Faut-il multiplier les approches pour rendre compte de l’entreprise ?

Nicolas Hatzfeld. Certainement. Les caricatures ont du bon. Faire rire interroge le système. Mais ici, le discours est dogmatique et verrouillé à coups de chiffres. Il y a de bons détournements de pub, mais le collage des scènes et des interviews ne laisse pas respirer.

Gilles Verrier. Les films donnant une vision équilibrée du travail sont souvent ceux où l’entreprise n’est pas la figure centrale. Et il s’agit généralement d’une PME, comme dans Ma petite entreprise, de Pierre Jolivet. Mais il faut croire qu’il y a un marché pour les films et les livres qui poussent la critique à son paroxysme. Charger la mule est devenu l’assurance de faire un tabac. Bonjour paresse de Corinne Maier dépasse de 100 fois le tirage moyen de n’importe quel ouvrage sur le management.

Ce film reflète-t-il notre époque ?

Gilles Verrier. Cette production est, en tout cas, symbolique de notre histoire. Elle reste sur le bras de fer entre l’économique et le social. Elle illustre aussi l’opposition entre les deux camps censés parler de l’entreprise : les organisations syndicales et le patronat. Dans tous les autres pays européens, les positions sont moins dogmatiques. En France, nous restons sur le marketing de la contestation.

Nicolas Hatzfeld. Surtout, le film déplace les clivages. Ici, le camp du rejet ne conteste pas seulement la façon de travailler aujourd’hui, il récuse l’activité travail et tous ceux qui trouvent de la dignité dans leur métier. Continuer à en trouver, c’est se placer du côté des collabos.

Laurent Quintreau. Le travail fourmille d’injustices, mais la tentation de tout réprouver est facile. Le discours anticroissance renaît. Cette vision est péremptoire. Un soupçon d’incertitude n’aurait pas été de trop.

LAURENT QUINTREAU

Syndicaliste CFDT et auteur du roman Marge brute (éditions Denoël) qui raconte un conseil d’administration.

“Ici, les hommes ne sont que prédateurs ou victimes.”

NICOLAS HATZFELD

Historien du travail et des techniques industrielles à l’université d’Évry-Val d’Essonne, spécialiste de l’industrie automobile.

“C’est un film hyperbavard sur le travail où l’on parle, au final, assez peu du travail.”

GILLES VERRIER

Ex-DRH, il dirige son cabinet de conseil Identité RH et vient de publier Réinventer les RH (éditions Dunod).

“En France, nous restons sur le marketing de la contestation.”

La défense de l'auteur

Tant mieux si mon film fait réagir les DRH, les syndicalistes et les salariés ! C’était l’objectif : que chacun s’interroge sur l’importance, aujourd’hui, des souffrances au travail. Personne ne peut nier qu’elles augmentent. Après, le débat est ouvert. C’est de choix de société dont on parle ». Une semaine après la sortie, fin octobre, de J’ai (très) mal au travail, Jean-Michel Carré ne cachait pas sa satisfaction : pas un débat à l’issue d’une projection qui se déroule devant une salle vide. Au contraire, ils « durent tous au moins deux heures et sont passionnés ». Comme celui organisé par Liaisons sociales. Reste que, dans les salles obscures, « la majorité des spectateurs considèrent que le film est en deçà de la réalité », note le cinéaste engagé qui, pour expliquer pourquoi le travail est devenu source de peurs et de pathologies graves, interroge dans son film nombre de spécialistes, managers, salariés et un syndicaliste. A son « grand regret », peu d’entreprises ont accepté de s’exprimer. « Dommage ! Il ne s’agissait pas de dénoncer mais d’essayer de comprendre », reprend l’auteur qui a voulu « être le plus objectif possible ». Le DVD de ce dernier volet de sa trilogie sur le travail, entamée en 2000, sera dans les bacs début 2008.

Auteur

  • Anne Fairise, Sandrine Foulon