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Enquête

Violences au travail

Enquête | publié le : 01.11.2007 | Fanny Guinochet

Les empoignades sont encore rares mais, à coups de propos humiliants, blagues déplacées, casse de matériel, la violence n’en est pas moins là. Et extrême quand elle se retourne contre soi.

William Leymergie, le « sympa » présentateur de « Télématin » mis à pied après avoir molesté un chroniqueur. Fin septembre, l’animateur de France Télévisions aurait insulté et « tenté d’étrangler » un collaborateur. Quelques jours auparavant, dans les beaux quartiers de la capitale, une serveuse d’un restaurant japonais menaçait d’un couteau sa patronne. Elle n’avait pas supporté l’annonce de son licenciement. Au début de l’été, à Mérignac, en Gironde, un quadragénaire tentait de poignarder un jeune collègue sur le parking du McDonald’s où ils étaient tous deux employés. L’aîné reprochait au nouveau venu de se vanter de ses diplômes et de donner son avis sur la répartition des tâches et la gestion du travail.

L’entreprise serait-elle devenue une vaste foire d’empoigne ? « Sur le lieu de travail, les incidents avec usage de la force restent peu fréquents », modère Patrick Légeron, auteur du Stress au travail (éditions Odile Jacob, 2003). À la tête du cabinet de conseil Stimulus, ce psychiatre l’assure : « L’entreprise est un monde normé, policé, qui ne tolère pas les débordements. » Pour une raison bien simple : quand elle survient, la violence physique est rapidement sanctionnée. Baptiste confirme : lorsqu’il était vacataire chez Schlumberger, ce jeune ingénieur a été témoin d’une altercation. « C’était l’été. C’était calme. Le responsable d’unité a fait une remarque sur notre flegme. Un collègue a maugréé des insultes. Le ton est monté. Le collègue a mis son poing dans la figure du chef. » Le lendemain, Baptiste est convoqué par la DRH pour raconter sa version des faits. « J’étais ennuyé car d’habitude ce collègue était calme. Ce jour-là, il a craqué : il faut dire que le responsable d’unité était derrière son dos en permanence. » La sentence est tombée, sans appel : licenciement sur-le-champ.

Les mots plus blessants que les poings. Inspecteur du travail en Isère, Michel Hautdidier s’alarme davantage de la montée des violences d’ordre psychologique. « Les bagarres et les franches insultes ont disparu. En revanche, les propos humiliants progressent. Les agressions sont plus sournoises et insidieuses. » Aujourd’hui, on blesse avec des mots. Fréquentes, par exemple, les remarques du genre « tu es nul », « tu ne vaux rien » ou « tu n’y arriveras jamais », proférées en public, pour faire plus mal encore. Assistante dans un musée d’art contemporain, Michèle, 52 ans, encaisse les brimades du conservateur. « En réunion, il se tourne vers moi et lance : “Le pois chiche n’a toujours pas d’idées ?” » Michèle a beau demander à son responsable d’arrêter, il continue. Personne n’ose s’interposer, car toute l’équipe est logée à la même enseigne : « Moi, il me dit d’arrêter de regarder la télé pour ne pas devenir plus bête que je ne suis déjà ! » confirme une collègue. « Jamais il ne franchit la ligne jaune en nous insultant ouvertement, car il s’exposerait à des sanctions. Il hurle, claque les portes, jette les dossiers à la figure. C’est insupportable. »

Consultant dans une grande société informatique, Pierre a vu un de ses collègues piétiner son BlackBerry après que le directeur lui a notifié son licenciement. Plutôt que de casser la figure à son manager, il s’en est pris à ce qu’il avait sous la main.

Dérapages verbaux. En cinq années passées dans un commissariat d’Ile-de-France, Vanessa a dû supporter, elle aussi, les dérapages de ses supérieurs. « J’entends tous les jours des phrases comme : “Quel est l’abruti qui n’a pas rempli le dossier ?” » L’insulte se fait toujours sous couvert de généralités. » Et les propos racistes fusent. « Peu importe que des collègues beurs ou blacks soient présents. C’est tombé dans la normalité », se désole la jeune femme, qui a bien essayé de signaler ces dérives à sa hiérarchie. Peine perdue. Elle s’est vite vu cataloguer comme la « coincée de service ». « La plaisanterie a parfois bon dos », commente Philippe Lechevalier, médecin du travail à Nantes. Et de citer ce cas où il a dû intervenir. « Sur un mode humoristique, un chef multipliait les propos sexistes à l’égard de ses assistantes. Ça n’avait l’air de rien, ces petites blagues déplacées, mais c’était dégradant. » La direction a fini par gérer le problème par une mutation.

Enseignant à HEC et coach, Thierry Chavel pointe la disparition des précautions oratoires dans l’entreprise : « Sous prétexte que l’on travaille dans l’urgence, que les codes ont changé avec le mail, ou encore sous couvert de tutoiement pseudo amical, la relation à l’autre s’est brutalisée. Dans les bureaux, la courtoisie s’évapore, les incivilités se multiplient… » Docteur en psychologie et responsable de service chez Psya, un cabinet spécialisé dans la prévention et la gestion des risques psychosociaux, Patrick Charrier met en cause une forme de communication volontairement confuse : « Avant, les choses se disaient en face, quitte à générer de bons coups de gueule. L’abcès était crevé et on passait à autre chose. Aujourd’hui, la communication en entreprise se déshumanise. » La plupart des appels que Psya reçoit sont le fait de salariés désarçonnés par des signaux incohérents de l’entreprise. « L’histoire du cadre bien noté à qui le manager ne dit rien mais qui se retrouve du jour au lendemain mis à pied, placardisé ou éjecté n’est pas une anecdote. Le sentiment de trahison est bien plus violent qu’un coup de poing », assure Patrick Charrier. Et, plus on monte dans la hiérarchie, « plus ça snipe, renchérit Teodor Limann, cadre sup dans une grande entreprise et auteur de Morts de peur : la vie de bureau (éditions Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2007). Dans les hautes sphères, on considère que les gens sont suffisamment bien payés et cuirassés pour encaisser cette violence ».

Des objets exutoires. Consultant dans une grande entreprise d’informatique, Pierre a ainsi vu un collègue jeter au sol et piétiner son BlackBerry après que le directeur lui a notifié son licenciement. « Il était dans une rage folle. Personne n’avait eu le courage de lui dire que son poste était supprimé alors que la décision était actée depuis longtemps. Plutôt que de casser la figure au manager, il s’en est pris à ce qu’il avait sous la main. » Les objets deviennent alors des exutoires.

Un moyen classique de s’en prendre à autrui consiste d’ailleurs à endommager l’outil de travail. « Déglinguer le casier du voisin, abîmer sa palette est une façon de mettre mal le collègue face à la hiérarchie », déplore Dorothée Ramaut, auteur de Journal d’un médecin du travail (éditions du Cherche midi, 2006), qui dit observer fréquemment ces phénomènes de dégradation. Après avoir demandé à un salarié de porter la tenue réglementaire, un manager d’une PME spécialisée dans le conditionnement alimentaire a retrouvé sa voiture abîmée, les pneus crevés. « Je l’ai pris comme un avertissement. J’ai cherché un autre emploi. » Cadre dans une collectivité territoriale du sud de la France, Sylvaine a reçu des courriers anonymes dans son casier. « Ces lettres d’insulte sont arrivées après des altercations avec une secrétaire à qui j’avais demandé d’être à l’heure. » Pour éviter l’escalade, elle a choisi d’en parler à son supérieur qui, par mail, a rendu public l’incident à tout le service. Sylvaine a, de son côté, porté plainte. « Cela a été radical. Le corbeau a dû avoir peur de se faire attraper. »

La loi du silence. À en croire Dorothée Ramaut, ce cas est exemplaire. « En général, il faut beaucoup de temps pour que les gens sortent du silence. » Afin d’éviter les remontrances, les salariés agressés prennent sur eux. « Et pour cause, ils s’exposent à ne pas être pris en compte par les managers qui risquent eux-mêmes d’être pris en défaut. On leur reprochera de ne pas savoir tenir leurs équipes », poursuit-elle. « Les collègues qui se mêlent des histoires sont mis au ban. Personne n’est prêt à témoigner », confirme Michel Ayache, représentant CFE-CGC dans un établissement de recherche océanographique et témoin de violences.

Un silence entretenu par la crainte de perdre son emploi. Quand les managers ne jouent pas ouvertement sur ce levier. « Je vais te virer », « tu auras bien du mal à retrouver un job », aime répéter le P-DG d’une société de menuiserie à Christine, cadre commerciale près de Niort. « Dans un bassin d’emploi sinistré, ces paroles ont un impact considérable. À 52 ans, je sais que je ne retrouverai pas de boulot. Mes collègues ferment les yeux pour les mêmes raisons. » En découle un fort sentiment d’isolement. D’autant que, faute de temps et de moyens, les managers de proximité ont du mal à remplir leur rôle d’écoute et de filtre. Les capacités d’interposition n’existent plus. « Les moments conviviaux, ceux où l’équipe se soudait, ont disparu », regrette Yves Grasset, qui anime VTE (Violence, Travail, Environnement), une scop stéphanoise spécialisée dans la prévention de la violence. Quant aux DRH, « elles ne savent pas faire face à des situations conflictuelles et se cantonnent à une gestion disciplinaire. Prévention, régulation, médiation sont totalement absentes », ajoute-t-il.

La violence faite à soi-même. Là où la défense collective se fait rare, les salariés se tournent vers des formes de riposte individuelles. La première est souvent l’arrêt de travail. « La violence que l’entreprise ne veut pas gérer se retrouve dans la sphère privée. Aujourd’hui les salariés craquent à la maison », observe Gilles Verrier, ancien DRH de Pierre Fabre et de Décathlon, à présent directeur général du cabinet Identité RH. Enseignant-chercheur en médecine du travail à Lyon, Philippe Davezies s’en inquiète : « Ce n’est un scoop pour personne, mais la consommation de psychotropes en France est considérable. » Le médecin va plus loin : « Tournée contre soi, cette exaspération et cette fatigue se manifestent sous la forme de comportements pathogènes et, à terme, de maladie physique et mentale. La forme la plus dramatique de ce retournement de la violence contre soi est évidemment le suicide. » La répétition de ces drames sur les lieux de travail au cours des derniers mois semble lui donner raison.

Des docteurs en souffrance au travail très sollicités

Trois mois, c’est le temps qu’il faut pour décrocher un rendez-vous à l’unité de souffrance au travail de Pierre-Bénite (près de Lyon) du docteur Davezies. Même affluence à la consultation de l’hôpital Fernand-Widal à Paris. Dans ces services spécialisés, ceux qui souffrent du boulot viennent chercher du réconfort. Orientée par son médecin du travail, Marie-Christine est venue chaque semaine pendant six mois à l’unité de Garches (Hauts-de-Seine) : « Mon chef m’avait détruite psychologiquement. Ici, j’ai retrouvé confiance en moi. » Cette ingénieure de 53 ans sait gré à ces professionnels de l’avoir accompagnée, « par un travail de rééducation comportementale, pour sortir de la posture de victime et prendre de la distance ». Jusqu’à être capable de trouver un autre emploi. À la tête d’une petite cellule financée par la Fnath, à Paris, Marie Pascual, médecin, dénonce une gestion de la souffrance fondée sur les seuls arrêts de travail, travers de bon nombre de ses confrères. « La plupart de ceux qui consultent ne sont ni fous ni malades. Ils ont une difficulté conjoncturelle avec leur environnement de travail. Nous essayons de maintenir le lien avec l’emploi. »

La première consultation de santé au travail a été ouverte en 1995 par la psychanalyste Marie Pezé à l’hôpital Max-Fourestier de Nanterre. Depuis, une vingtaine de consultations ont vu le jour en France, souvent au sein de services hospitaliers de pathologies professionnelles. « La solution n’est pas de multiplier ces unités. Nous ne devons pas être des échappatoires. Il faut plutôt repenser les organisations du travail », prévient Alexandra Schobinger, psychologue.

Auteur

  • Fanny Guinochet