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Enquête

Chine : les écueils du management à l'occidentale

Enquête | publié le : 01.06.2007 | Anne-Cécile Geoffroy

Attirées par une main-d'œuvre à bas coût et un marché colossal, les entreprises occidentales ne cessent de se ruer sur la Chine. Mais si les perspectives de profit sont prometteuses, les difficultés de management sont légion. Faute de saisir les différences culturelles et les nouvelles aspirations d'une société en pleine ébullition.

De Shanghai à Hongkong, tout le long de la côte est de la Chine, c'est la même carte postale. Des buildings flambant neufs qui poussent comme des champignons. « Les villes changent à une vitesse incroyable, raconte Jean-Pierre Legros, directeur de projet de Torque Technology Group, un département de l'équipementier automobile britannique GKN. À Shanghai, c'est une tour de 500 mètres de haut qui sort de terre. Et cela en à peine deux ans ! » Jean-Pierre Legros a posé ses valises à Shanghai il y a trois ans. « Pour rien au monde je ne reviendrais travailler en France. Le contraste entre la morosité économique de l'Europe et la vitalité incroyable de la Chine est saisissant. » Avec des taux de croissance de l'ordre de 10 % annuels dans certaines provinces, notamment celles de la côte est, où se sont installées toutes les entreprises occidentales, la Chine explose tous les records économiques.

Les déconvenues de Danone. Reste qu'alléchées par des coûts de main-d'œuvre ultralight et concentrées sur l'acquisition de marchés, les entreprises occidentales ont parfaitement ignoré les différences culturelles entre l'Occident et la Chine. Danone l'a appris à ses dépens. Wahaha, son partenaire en Chine depuis 1996, a fini par développer ses propres produits sous la marque Wahaha en dépit de ses accords avec Danone. Alcatel a dû revendre ses parts à son partenaire TCL avec une moins-value de 90 % en un an. Même punition pour Microsoft, qui a perdu des millions de dollars. A contrario, H-P, qui a pris soin de bien préparer son entrée sur le marché chinois, est aujourd'hui numéro deux derrière le champion national Lenovo. « Mais, en général, six mois après la création d'une joint-venture (JV), il faut s'attendre que l'associé chinois crée une entreprise concurrente de l'autre côté de la route. La majorité des JV ne tiennent pas leurs promesses. Première cause de cette contre-performance, la sous-estimation des aspects culturels et humains », constate Marc Raynaud, cofondateur du cabinet Inter Cultural Management (ICM) et grand connaisseur de la Chine.

Surtout, les groupes occidentaux n'ont pas su prendre en compte l'évolution de la société chinoise et les aspirations des salariés dans ce contexte économique galopant. « Quand les Occidentaux arrivent avec des visions stratégiques à long terme, les Chinois sont à l'affût de l'opportunité du jour favorisée par cette croissance folle », traduit Marc Raynaud. Antoine Zhang, actuel vice-président chargé des ressources humaines d'Areva en Chine, partage cette analyse. Avant d'être recruté par le groupe énergétique, il a participé activement à la négociation entre le fabricant de téléviseurs chinois TCL et Thomson pour créer une joint-venture. « En trois ans, TCL a changé trois fois de DG. Pour les Chinois, rien de plus normal. À Paris, les managers français étaient très inquiets. Ils jugeaient ce partenariat trop instable. » Une instabilité que les Occidentaux retrouvent dans les contrats commerciaux signés avec les Chinois. « Rien n'est jamais acquis, tout se négocie tout le temps. Un contrat conclu la veille peut être remis en question le lendemain parce que les circonstances ont changé aux yeux des Chinois », décrypte Jean-Pierre Legros.

Dans cette société en ébullition, les Occidentaux et leurs modèles de management sont vite soumis à rude épreuve. Éric Hernandes rentre tout juste de Shanghai. En 2004, il est parti pour l'empire du Milieu monter une cellule achat pour Volvo. « J'ai découvert une pénurie de main-d'œuvre qualifiée, difficile à maîtriser au quotidien. Le turnover est complètement débridé. À Shanghai, il atteint des sommets et s'établit à 33 % par an. Concrètement, cela signifie que tous les trois ans, vous renouvelez entièrement votre équipe. Je passais un temps fou à fidéliser les salariés mais aussi à recruter ceux des concurrents. »

Un véritable âge d'or. Sur le marché du travail chinois, les managers expérimentés, rompus aux méthodes de management occidentales, sont encore rares. « Aujourd'hui, 74 % des cadres disponibles ont moins de cinq ans d'expérience et seuls 6 % en ont plus de dix », explique Antoine Zhang, chez Areva. De fait, les cadres chinois à la carrière internationale vivent en ce moment un véritable âge d'or, et des profils comme celui d'Antoine Zhang, formés en France, se monnaient au prix fort. Bruno Lhopiteau, directeur général de Siveco, un cabinet de conseil spécialisé dans l'amélioration des systèmes de maintenance industrielle, n'a pas pu échapper à ce phénomène de surenchère salariale. « Je repère des jeunes à la sortie de l'université, je les forme à mes méthodes et je m'arrange pour qu'ils n'aillent pas voir ailleurs au bout de deux ans », assure-t-il. Ainsi, il n'hésite pas à augmenter ses ingénieurs les plus prometteurs tous les trois mois. Rémunérés 300 euros mensuels, ces débutants peuvent espérer gagner 2 000 euros par mois cinq ans après.

Responsable marketing chez STMicroelectronics à Shanghai, Laurent Le Morvan peste contre les grilles de salaires worldwide de sa société. « Au siège, ils ont parfois du mal à comprendre à quel point les salariés chinois sont volatils. Nous avons besoin d'arguments sonnants et trébuchants pour les fidéliser. » Mais l'argument du salaire est loin de suffire. « Ici, les salariés sont plus fidèles à un individu qu'à une entreprise, ajoute d'emblée Laurent Le Morvan. J'essaie donc de développer des relations de proximité avec mes collaborateurs, je passe du temps à les former, à leur donner des clés pour trouver des solutions à leurs dossiers. » Pour Antoine Zhang, « les Chinois sont avides de formation et il faut jouer sur cet appétit afin de les garder ». Arrivé il y a moins d'un an chez Areva, le dirigeant a déjà organisé des people reviews dans l'ensemble des sites du groupe en Chine pour y repérer des talents. « Nous proposons aux hauts potentiels des programmes de formation qui se déroulent en Asie, en Europe, aux États-Unis. Le turnover est à 9,9 %. » Chez Siveco, Bruno Lhopiteau utilise aussi d'autres signaux pour fidéliser ses ingénieurs. « Les Chinois ont un vrai désir d'enrichissement, mais ils sont aussi soucieux de prendre des responsabilités rapidement. »

Dans l'esprit des Occidentaux, responsabilité ne signifie pas obligatoirement être chef. Or la notion de hiérarchie est capitale en Chine. Résultat, les organisations matricielles des sociétés occidentales passent mal auprès des salariés qui n'arrivent pas à se situer dans l'échelle hiérarchique. Chez Siveco, Bruno Lhopiteau tente tout de même de mettre en place une organisation plate avec deux niveaux de hiérarchie. « Pour mes collaborateurs, cela signifie qu'ils doivent prendre plus d'initiatives et travailler en équipe sur des projets. Ils ont du mal à l'accepter, reconnaît ce dirigeant. Car prendre des initiatives signifie faire des erreurs, donc perdre la face. » Une chose impensable en Chine.

Nos collaborateurs chinois prennent peu d'initiatives au travail », confirme Jean-Pierre Legros. En mai dernier, il a profité de la « semaine d'or » en Chine, l'une des trois semaines de vacances imposées, pour faire un aller-retour en France et dénicher des procédures de contrôle de production écrites. « Les Anglais sont conceptuels. Jamais vous ne trouverez une procédure écrite dans leur organisation. Or les Chinois ont besoin d'un cadre précis. Si le nouveau directeur de production n'a pas ces éléments, il est perdu. » Et l'enjeu est de taille. Torque Technology installe une usine pour le secteur automobile près de Shanghai qui doit ouvrir en novembre prochain. « Nous ouvrons aussi une usine d'engrenages dans la province du Jiangsu, à 200 kilomètres de Shanghai, où nous aurons les mêmes procédures. »

Le client n'est pas roi. Même constat sur une notion comme le service aux clients, chère aux entreprises occidentales. « Au restaurant, dans un musée, il faut vraiment se mettre à genoux pour que quelqu'un s'occupe de vous. Au travail, c'est pareil », raconte Alain Seyeux, directeur général d'Ensival-Moret, une PME française de 180 salariés installée à Shanghai et spécialisée dans la fabrication de pompes industrielles pour la chimie et la pétrochimie. « J'ai beaucoup de mal à faire comprendre à mes techniciens qui dépannent une pompe chez un client qu'il faut aller au bout de la réparation, même s'il est 16 h 30 et qu'ils ont théoriquement fini leur journée. » Adeptes du reporting, les sociétés occidentales ont toutes les difficultés à faire remonter des informations qui reflètent la réalité de leurs activités en Chine. « Bien souvent, les managers locaux pensent que le plus important est d'avoir remporté un contrat commercial. Ils ne comprennent pas qu'Areva souhaite aussi savoir dans quelles conditions vous l'avez gagné, précise Antoine Zhang. Or il est primordial que les valeurs d'Areva soient respectées. Et, dans un pays où la corruption est importante, nous n'avons pas le droit à l'erreur. »

Signe que ces différences culturelles commencent, malgré tout, à être prises en compte, « les demandes de séminaire de management interculturel explosent depuis deux ans, affirme Christopher Cripps, responsable des relations internationales pour Grenoble École de management. Et cela tant du côté des entreprises occidentales que de celui des entreprises chinoises qui développent des relations avec l'Occident et ont besoin de comprendre comment nous fonctionnons ». Pour contourner ces différences culturelles, les entreprises occidentales misent aussi sur les nouvelles générations. « En cinq ans, les profils de jeunes ont beaucoup évolué. On trouve de plus en plus de jeunes Chinois formés au management à l'occidentale et parlant mieux anglais que leurs aînés », assure Alain Seyeux, à Ensival-Moret. Pour sa part, Jean-Pierre Legros fait très attention à ne recruter que des managers de moins de 35 ans. « Les plus anciens ont des schémas culturels trop rigides, hérités du communisme et inadaptés à nos organisations. » L'influence occidentale s'exerce aussi par le biais de la formation initiale, à l'instar du réseau des universités technologiques de Compiègne, Troyes et Belfort qui ont signé un accord avec l'université municipale de Shanghai pour former des ingénieurs, ou encore de l'Isam d'Amiens, présent à Shanghai depuis cinq ans. « Il s'agit de donner aux futurs commerciaux une ouverture occidentale, explique Georges Pouzot, directeur de l'Isam. C'est en tout cas ce qu'attend notre partenaire, le Xingjian Polytechnic College of Shanghai. » Chaque promotion est constituée de 80 étudiants. Tous sont happés par les entreprises occidentales locales. Carrefour accueille ainsi 50 stagiaires chaque année et en recrute une vingtaine. « Notre système éducatif a produit pendant longtemps des exécutants, reconnaît Jian Lu, responsable du département d'ingénierie mécanique de l'Université technologique de Hongkong. Mais les choses changent très vite ici. Et les entreprises occidentales doivent permettre aux cadres chinois d'accéder aux plus hautes fonctions. Les Américains le font, les Allemands aussi. Les Français sont encore trop frileux. »

La clé, c'est le guanxi. Un plafond de verre bloquerait, à en croire Jian Lu, les cadres chinois soucieux de grimper très vite. Selon le cabinet Inter Cultural Management, les constructeurs automobiles français, pourtant présents depuis trente ans, ont eu plus de mal à s'adapter au marché chinois que leurs concurrents allemands, japonais ou coréens. Areva, en revanche, a plus vite perçu ce frein. « Aujourd'hui, sur les 1 800 salariés, on compte 50 expatriés. La majorité des postes de management est dans leurs mains. Ma mission est de mettre en place une direction générale chinoise d'ici à trois ans, indique Antoine Zhang. J'entends par chinoise capable de travailler dans le contexte local. » Car, en terre de Chine, l'une des clés de la réussite se nomme le guanxi. Ce qu'on peut traduire par la capacité à comprendre le contexte et à cultiver son réseau.

Kamel Saad Responsable du bureau de la SNF, spécialisée dans le traitement des eaux
“La nécessité du reporting, cela passe mal en Chine”

Ici on est en Chine, pas en Occident. » Cette antienne, Kamel Saad l'a entendue un nombre incalculable de fois depuis qu'il est arrivé à Shanghai pour prendre la tête du bureau de représentation de la société SNF, spécialisée dans le traitement des eaux.

À 34 ans, le jeune homme encadre une équipe de cinq commerciaux. « Au début, l'accueil a été assez froid. Je me sentais mis à l'écart, se souvient Kamel. Surtout, j'avais l'impression de me trouver face à un mur dès que je proposais une nouvelle méthode de travail. » Aussitôt arrivé, Kamel propose à son équipe de constituer une base de données des différents concurrents présents sur le marché chinois. Un flop total. « Ils n'en voyaient absolument pas l'utilité, raconte Kamel. À force de répéter et de répéter encore la nécessité de constituer cette base, j'ai réussi à l'obtenir. »

Même résistance lorsque Kamel a voulu mettre en place un reporting hebdomadaire. « Cela passe mal en Chine. Je ne vois mes collaborateurs que deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. Chacun travaille sur deux provinces différentes. J'ai besoin de savoir quel est l'état d'avancement des dossiers qu'ils suivent. Sans ce travail de reporting, j'aurais du mal à piloter le développement de la SNF », explique Kamel. Des arguments que commencent à prendre en compte ses collaborateurs. « Mais j'ai le sentiment de toujours négocier pour faire appliquer des méthodes de travail différentes. »

15 % c'est l'augmentation annuelle des salaires (Towers Perrin).

450 euros mensuels

C'est le salaire moyen d'un employé d'une grande ville côtière. Si ce chiffre a été multiplié par 8 en vingt ans (Towers Perrin), les niveaux de salaire issus des statistiques chinoises sont contestés par la population.

403 millions d'euros ont été investis par les entreprises françaises en Chine en 2004 (OCDE). Les Japonais et les Américains ont investi 8 fois plus, les Allemands 2 fois plus.

600 entreprises françaises se sont installées dans l'empire du Milieu en 2006 (Minefi).

80 % des demandeurs d'emploi chinois ont moins de 30 ans. Des jeunes pas encore suffisamment formés (McKinsey).

Moins de 10 % des ingénieurs formés en Chine sont aptes à travailler dans une multinationale (McKinsey).

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy