logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

L'Espagne fait la guerre aux accidents du travail

Politique sociale | publié le : 01.04.2007 | Cécile Thibaud

Avec 1 000 décès par an, la Péninsule détient un triste record. Pour inverser la tendance, le gouvernement lance une batterie de mesures radicales : sanctions pénales, contrôles renforcés, sous-traitance limitée…

L'Espagne part en croisade contre les accidents du travail. Le gouvernement de José Luis Zapatero s'est enfin décidé à employer les grands moyens pour lutter contre ce véritable fléau national. Près d'une centaine de mesures – programmes de prévention, incitations à la formation, mécanismes d'aides et de contrôle… –, négociées pied à pied entre syndicats, patronat et administration au cours des derniers mois, vont être mises en œuvre dans la période 2007-2011. Le temps presse : chaque jour, en Espagne, trois personnes meurent d'un accident du travail, dont une dans le secteur de la construction. Le profil des victimes ? Des hommes, âgés de 20 à 30 ans, la plupart du temps en contrat précaire et employés par de petites entreprises.

Au total, en 2006, près de 1 million d'accidents du travail ont été déclarés, dont 977 mortels. Un bilan en légère diminution, par comparaison avec les 990 décès enregistrés en 2005. Au cours de la dernière décennie, ce chiffre de 1 000 victimes par an n'a pratiquement pas varié. Et c'est bien ce qui préoccupe les pouvoirs publics espagnols. Depuis l'entrée en application de la loi de prévention des risques professionnels, en 1995, l'Espagne est censée bénéficier de normes de sécurité quasi équivalentes à celles des pays du nord de l'Europe. Et pourtant, l'indice de mortalité affiche encore 6,4 pour 100 000 travailleurs, contre 4,2 pour 100 000 en moyenne dans l'Europe des Quinze.

« Ces chiffres sont injustes, tempère Joaquin Nieto, chargé du dossier de la santé au travail à la centrale syndicale Commissions ouvrières. Ces dix années correspondent à une période de forte croissance économique et de créations d'emplois massives. On a reculé de 22 % de chômeurs en 1995 à 8,3 % cette année. Si, en valeur absolue, les chiffres sont constants, l'indice de mortalité a diminué de 10 pour 100 000 en 1997 à 6,4 aujourd'hui. C'est une avancée, même si c'est toujours beaucoup trop, bien entendu. »

Trop, effectivement, les cinq morts qu'ont coûté à ce jour les travaux d'aménagement du périphérique de Madrid. Trop, la mort de cet homme tombé dans la bétonneuse qu'il nettoyait, en Catalogne, de ces six autres ensevelis sous la chape de béton d'un pont d'autoroute en construction qui s'est écroulé, près de Grenade, ou encore de ce jeune de 19 ans, écrasé par le tracteur qu'il conduisait, à Jaén, en Andalousie… Sans oublier ce travailleur bulgare, électrocuté par une ligne à haute tension en décrochant un panneau publicitaire sous une pluie battante, à Madrid, à l'automne 2006.

Sanctions pénales à la clé

L'an dernier, le gouvernement espagnol a tapé une première fois du poing sur la table et annoncé la nomination d'un procureur spécialisé dans les délits concernant la sécurité des travailleurs, Juan Manuel de Ona. Dès son entrée en fonctions, ce magistrat a fait passer le message : « Désormais, la violation des normes de sécurité n'est plus rentable, en raison des sanctions pénales encourues. » Et prévenu les employeurs que le parquet serait dorénavant saisi non seulement en cas de mort d'homme, mais aussi d'infraction à la législation sur la santé et la sécurité au travail. Une arme dissuasive, selon Carlos Moyano, président du syndicat des inspecteurs du travail : « Jusqu'ici, une amende administrative était supportable pour une entreprise. Avec le recours au pénal, tout se complique. Cela va forcer l'employeur à respecter les mesures de sécurité imposées par la loi. » Tout en recherchant un large accord avec les partenaires sociaux, le gouvernement Zapatero « impulse à la fois une action judiciaire déterminée, des ajustements légaux et une meilleure coordination des administrations centrales et régionales », estime Angel Rubio, directeur de l'Institut national de sécurité et d'hygiène au travail.

Une liste noire d'entreprises

L'objectif des pouvoirs publics espagnols est de resserrer l'étau autour du petit noyau d'entreprises qui cumulent le plus d'accidents du travail afin, dans un premier temps, d'identifier leur mode de fonctionnement et de leur proposer des plans de prévention. À commencer par le secteur du BTP, qui ne représente que 13 % de l'emploi total mais qui est à l'origine de 30 % des accidents mortels. Les collectivités locales et l'Inspection vont unir leurs efforts pour systématiser les contrôles sur les plus récalcitrantes. Et certaines régions ont même prévenu qu'elles publieront la liste noire des entreprises sanctionnées. Un rapport éloquent du ministère du Travail, analysant les causes de 500 accidents mortels, a révélé que si deux tiers des entreprises concernées avaient réalisé le bilan obligatoire sur l'évaluation des risques professionnels, seulement 5 % d'entre elles avaient pris les mesures qu'elles jugeaient elles-mêmes nécessaires !

« On peut ergoter sur la façon de comparer les statistiques européennes, en argumentant que le système de protection sociale espagnol incite à déclarer, voire à surdéclarer, les accidents. Il n'empêche. Il suffit de lever le nez en passant devant un échafaudage, en ville, pour voir qu'il n'y a pas de barrière de sécurité, que les ouvriers n'ont pas de harnais ni de chaussures de sécurité, affirme Xavier Crespan, inspecteur du travail à Barcelone. Le promoteur, qui impose tarifs et délais, se décharge généralement des questions de sécurité sur les entreprises exécutantes. » Une sempiternelle requête des syndicats pour limiter la sous-traitance en cascade dans le BTP a d'ailleurs refait surface au Parlement, à l'automne dernier. Selon les experts, sur certains gros chantiers, on trouve une quinzaine d'intermédiaires entre le donneur d'ordres et le manœuvre. En limitant la sous-traitance à trois niveaux, le nouveau texte qui entre en application ce mois-ci entend éviter la dilution des responsabilités.

Pour les syndicats, c'est, bien entendu, une victoire. Et pour les entreprises, une contrainte nouvelle : « La prévention commence dès la table de l'architecte, estime Joaquin Nieto, le Monsieur Sécurité au travail des Commissions ouvrières. Elle est parfaitement intégrable à toutes les étapes d'un projet. Il ne faut pas perdre de vue que l'entrepreneur est responsable de la sécurité : c'est lui qui décide de l'organisation du travail et donne les ordres décisifs. Il est possible qu'un ouvrier payé à la tâche pense qu'un harnais entrave ses mouvements et lui fait perdre du temps. Mais il est de la responsabilité de son employeur de veiller à ce qu'il respecte les règles de sécurité. » L'organisation patronale du secteur de la construction, Seopan, reconnaît l'ampleur du problème. Selon son directeur général, Julian Nunez, « il faut unifier et clarifier la législation » afin de faciliter la tâche des quelque 200 000 PME du secteur dépourvues de service juridique. Seopan propose de rendre obligatoire sur chaque chantier la présence d'un responsable de la sécurité, formé et expérimenté, au moins pendant les phases durant lesquelles il y a risque de chute ou d'écroulement.

Reste que, pour Dolors Hernandez, responsable des questions de santé et de sécurité pour le syndicat UGT, « l'un des points faibles demeure le sous-effectif évident de l'Inspection du travail ». Avec un inspecteur pour 27 000 salariés, contre 1 pour 12 000 en moyenne en Europe, l'Espagne dispose de peu de moyens pour mener une politique de prévention efficace, en dépit des promesses gouvernementales d'une augmentation des effectifs d'ici à 2008. D'autant que les PME, qui constituent 87 % du tissu économique espagnol, sont les plus vulnérables. Dans ces entreprises, où l'accès à la formation est très restreint, le risque d'accident mortel est de 60 % plus élevé que dans les grandes entreprises : « Le patron de petite entreprise méconnaît le problème de sécurité au travail, ajoute Dolors Hernandez, de l'UGT. Il considère la plupart du temps l'évaluation des risques comme une péripétie bureaucratique et sous-traite la question à une entreprise externe, qui, sans audit ni vérification, se contente de lui fournir un paquet de mauvaises photocopies des normes en vigueur dans son secteur d'activité. »

L'un des points les plus controversés de la nouvelle politique de sécurité et de santé au travail mise en œuvre pour la période 2007-2011 a été la création, dans chaque secteur d'activité, de délégués syndicaux territoriaux de prévention des risques. Habilités à se rendre sur les lieux de travail, ils ont pour mission principale d'intervenir sur les entreprises de moins de six salariés, sans représentation syndicale. « Cette intervention externe est vécue comme une véritable agression. Nous devons persuader, pas menacer », explique Joaquin Nieto. Pour ce responsable des Commissions ouvrières, l'un des obstacles majeurs à l'application effective des normes de sécurité est d'ordre culturel. En Espagne, la sécurité au travail n'est pas intégrée dans l'organisation même de l'entreprise : « On continue de penser que former les gens à la sécurité, c'est perdre du temps. À nous de convaincre les entreprises que c'est au contraire un moyen de gagner en efficacité et de limiter le nombre de jours de congés maladie. » Et d'éviter, aussi, la mort au travail.

Sous-traitance : danger !

Ce jour-là, José et Antonio n'ont pas eu de chance. Le chef de chantier leur a demandé de démonter un échafaudage motorisé. Sans se préoccuper de savoir s'ils connaissaient ou non la machinerie. Antonio, officiellement embauché pour le nettoyage, était novice. Il s'est trompé de bouton et les deux hommes ont été projetés dans le vide. Morts sur le coup. Cinq ans plus tard, les responsables de la sécurité du chantier viennent d'être condamnés à deux ans de prison. Une victoire pour les syndicats de la construction de la région Madrid, qui dénoncent l'absence systématique de mesures de sécurité. « Souvent, les ouvriers ne connaissent même pas le nom de l'entreprise pour laquelle ils travaillent. Ils savent juste que Paco ou Juan les a embarqués en camionnette le matin même, raconte Victor Garcia, responsable du secteur construction aux CCOO pour Madrid. Qui va leur parler de formation ou de sécurité ? La loi reste lettre morte et l'Inspection du travail met des semaines, sinon des mois, à intervenir quand on la sollicite. Quand elle arrive, le chantier est terminé. »

Pour le syndicaliste, la sous-traitance est une vraie source de danger. « Si les conditions de sécurité étaient respectées, personne ne devrait jamais tomber d'un échafaudage. Pourtant, 40 personnes meurent chaque année à Madrid. Parfois, on a retrouvé des morts inconnus sur des chantiers. Des ouvriers non déclarés, qu'aucune des entreprises n'accepte de reconnaître. »

À l'approche des élections municipales, le rythme s'est accéléré sur les chantiers phares de la capitale qui tournent 24 heures sur 24. Les ouvriers travaillent douze à seize heures par jour, et les engins n'ont pas le temps d'être révisés. « Comment voulez-vous qu'il n'arrive rien ? » reprend Victor Garcia.

Auteur

  • Cécile Thibaud