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Vie des entreprises

Les salariés très volages des boîtes informatiques indiennes

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.03.2007 | Erick Haehnsen

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(en % de l'emploi total)

Crédit photo Erick Haehnsen

En Inde, l'offshore informatique poursuit sa folle croissance. Les salaires flambent, le turnover s'envole et les sociétés high-tech déploient des trésors d'imagination pour retenir des jeunes devenus très gourmands.

L'Inde ne jure que par trois petites lettres magiques : BPO. Comprendre business process outsourcing, c'est-à-dire l'externalisation auprès d'opérateurs spécialisés de tâches telles que la comptabilité, la paie, la facturation, le service client ou la maintenance informatique des sociétés occidentales. À ce jour, le pays emploie 1,6 million de salariés dans le domaine du BPO, selon Nasscom (National Association of Software and Service Companies). À Delhi, au siège de l'association, son président, Kiran Karnik, estime que « 320 000 personnes supplémentaires devraient gonfler les rangs du BPO d'ici à mars 2007 ». Mais il faudrait encore 500 000 personnes de plus pour générer les 60 milliards de dollars de recettes que l'Inde espère bien réaliser à l'exportation en 2010. Contre 12 milliards aujourd'hui. C'est dire si les « BPO people » sont devenus un phénomène sociologique majeur en Inde. Et des collaborateurs âprement convoités par les spécialistes de l'externalisation. À l'heure où des centaines de PME françaises partent à l'assaut du marché indien, mieux vaut savoir à quoi s'attendre.

Turnover effréné. À commencer par un problème de taille : l'« attrition ». Traduction : turnover. La plupart des experts (BusinessLine, BPO India…) avancent un taux annuel qui varie entre 25 et 50 %. « Wipro, un des ténors du secteur, a même déclaré pour 2006 un taux de… 100 % ! » confie Sushanto Mitra, P-DG de Humanware, un cabinet de recrutement basé à Bombay (voir encadré ci-contre). « Dès que vous rencontrez un P-DG indien, il vous assure que sa main-d'œuvre lui est fidèle. C'est faux. Et cela devient une véritable obsession », confie Pierre Fraisse, directeur technique de la start-up française Stelae Technologies, éditeur de logiciels, qui a créé à Bangalore un joint-venture avec le groupe informatique indien Srit. De fait, ces mêmes patrons affichent un taux de rotation de leurs équipes compris entre 20 et 25 %. « Rajoutez au moins 10 % pour les sociétés qui opèrent sur le marché domestique. Et calez-vous sur 100 % pour celles qui travaillent à l'international », affirme Archana, ancienne DRH d'une grosse société de BPO. « Leur travail est stressant, monotone et fatigant à cause des trois-huit. Au bout de deux ans, ils en ont assez et s'en vont. »

Contraints de travailler en horaires décalés pour se mettre au diapason des entreprises européennes et nord-américaines, ces salariés effectuent souvent des tâches répétitives : saisie de facturations, hot line téléphonique… Mais le body shopping, entendez les petites mains de l'offshore, est loin d'être la vague montante. S'il requiert essentiellement des qualifications de niveau bac + 2, le BPO développe de plus en plus des activités à forte valeur ajoutée. Et plus un salarié est qualifié, plus il pourra occuper des postes intéressants, jusqu'à l'ingénierie de progiciels de gestion, par exemple. « Chez nous, le body shopping, c'est terminé, assure Rama Raju, patron de Satyam, une grosse SSII spécialisée dans l'outsourcing informatique basée à Hyderabad, la nouvelle Silicon Valley indienne concurrente de Bangalore. Chez nous, les salariés peuvent gagner de 10 000 à 80 000 dollars par an. »

Jeunes et impatients. Mais, dans un pays où la moitié de la population a moins de 25 ans, la patience n'est pas la vertu la mieux partagée. « Les BPO people sont très jeunes. Une réputation quelque peu sulfureuse les entoure : ils prônent la libération sexuelle, aiment la drogue et faire la fête. Et, surtout, ils gagnent beaucoup d'argent », explique Sushanto Mitra, P-DG de Humanware. Ces salariés voient leur rémunération faire un bond de 15 à 20 % dès lors qu'un concurrent les débauche. Tentant. Du coup, le soir, dans tous les webcafés, les jeunes postent fébrilement leur CV sur Internet. « Nous en avons reçu 200 000 cette année », témoigne Jean-Yves Grisi, P-DG de Pivolis, une société d'ingénierie française rachetée par l'indien KPIT qui emploie 3 000 salariés à Pune, dans la région de Bombay.

Pour retenir les jeunes, la rémunération reste l'argument massue. « Nous embauchons à 10 % de plus que le marché », assure Suveen Sahib, jeune P-DG de la start-up Eon PreMedia à Delhi. Mais, tout de suite après, ce sont les perspectives de carrière qui font la différence entre les recruteurs. « Je reconnais que le travail est fastidieux. Même pour les graphistes, car nos clients leur demandent des travaux d'exécution, pas de création. Nous essayons alors de faire progresser les jeunes le plus vite possible », indique Ronnie Sengupta, directeur général de Type-i, une société de 50 personnes à New Bombay qui opère dans le contenu pédagogique sur Internet pour le compte de sociétés américaines de formation.

Un bon salaire ne suffit pas « Un débutant empoche 225 dollars par mois et monte en deux ans à 350 dollars. Il peut alors devenir chef d'équipe à 450 dollars. Un an plus tard, il gagnera 550 dollars. Après cela, il passera chef de projet à 650 dollars. Il n'attendra que deux ans pour toucher 900 dollars », précise Ronnie Sengupta. Or, dans l'industrie, le salaire minimum moyen se situe entre 50 et 100 dollars. Mais, poursuit encore le DG de Type-i, « un bon salaire ne suffit pas pour fidéliser nos salariés. Aussi, quand un projet se termine, nous envoyons au client un formulaire d'évaluation afin de mesurer la qualité de la prestation. Si le taux de satisfaction est élevé, nous gratifions l'équipe de 2 % du montant de la facture. Soit 50 dollars par personne sur une période de deux mois. Nous avons démarré ce programme en novembre ».

Chez KPIT, un DRH est chargé de détecter le plus en amont possible les gens qui souhaitent partir

En marge du salaire, les salariés indiens sont également sensibles à leurs conditions de travail. La société de services et d'ingénierie informatique française Valtech a construit en 2005 pour sa filiale de Bangalore un immeuble où travaillent 650 collaborateurs. On y trouve un réfectoire de 120 places installé sur une terrasse ombragée. De quoi nourrir gratuitement les salariés trois fois par jour. L'entreprise possède également une crèche capable d'accueillir une douzaine d'enfants. Et même un cabinet médical. Un bon calcul. Car une SSII indienne, beaucoup moins attentive à son personnel, a découvert un lundi matin que 3 500 collaborateurs manquaient à l'appel…

Certaines entreprises prospères, comme le géant de l'offshore informatique Wipro, dans la région de Bangalore, ont construit de luxuriants campus offrant une multitude de services gratuits : logements, installations sportives, cours de danse, spectacles… À Hyderabad, Satyam est allé jusqu'à créer un zoo où on peut voir évoluer des biches, des paons et des antilopes.

Autre démarche pour fidéliser les troupes, la SSII KPIT dispose d'un service de ressources humaines renforcé avec deux DRH. « Le premier gère la paie, les congés payés… Le second, outre le recrutement et la formation, se focalise sur la fidélisation des salariés », explique Jean-Yves Grisi. Objectif : détecter le plus en amont possible les gens qui veulent partir. La recette n'est pas miraculeuse mais elle est efficace : « L'attrition est tombée à 15-20 % », se félicite le directeur général de Pivolis.

Enfin, à l'instar des entreprises américaines, les groupes indiens se montrent particulièrement sensibles à leur responsabilité sociale. Satyam finance sa propre fondation, la Byrraju Foundation, qui a mis au point des programmes d'aide pour 142 villages de la région d'Hyderabad. Concrètement, leurs 2 millions d'habitants disposent d'un réseau d'adduction d'eau potable, d'un système médical de proximité et de 230 écoles… Une politique très appréciée des BPO people. Car, en Inde, on peut être un moneymaker et se soucier de développement durable.

Sushanto Mitra, P-DG du cabinet de recrutement Humanware à Bombay
“Il n'y a pas de syndicat dans le BPO, mais des chief fun officers

Salaires élevés, forte demande, marché en forte progression… la conjoncture avantage considérablement les BPO people. Résultat, il n'y a pas de syndicat de salariés dans le secteur. Cependant, on voit apparaître un nouveau métier : le CFO, chief fun officer [littéralement : responsable des réjouissances, NDLR]. C'est sérieux ! Chargé de développer une atmosphère de campus universitaire, il organise des fêtes, des compétitions, des jeux, des cours de danse… Telle semaine, ce sera de la salsa, puis telle autre du rock acrobatique…

En parallèle, les entreprises luttent contre les comportements addictifs (alcool, drogues). Lesquels se développent chez les jeunes à cause du stress, notamment dans les services de hot line technique, et des horaires de travail décalés qui désociabilisent. Au niveau de la liberté sexuelle, les BPO people sont influencés à la fois par la culture occidentale des clients américains et européens et par la situation de promiscuité qui règne sur les plateaux la nuit. Ce qui est inquiétant, c'est que le harcèlement se développe aussi. »

Ashru Murthy, BPO chez Type-i, 25 ans
“Je souhaite, à terme, créer ma société”

J'ai financé moi-même mes études jusqu'à un niveau bac + 5. Je veux aller plus loin. Je travaille pendant sept à neuf mois en BPO. J'économise 70 % de mon salaire que je place en Bourse. De quoi me payer un semestre de cours. À terme, ce que je souhaite, c'est créer ma propre société. »

Auteur

  • Erick Haehnsen