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Idées

Faut-il autoriser les comptages ethniques dans l'entreprise ?

Idées | Débat | publié le : 01.03.2007 |

Après avoir, en juillet 2005, recommandé aux employeurs de ne pas recueillir de données relatives à l'origine raciale ou ethnique réelle ou supposée de leurs employés ou de candidats à l'embauche, la Cnil s'apprête à rendre un nouvel avis. Doit-on permettre aux entreprises d'aller plus loin, dans le cadre de leur politique de promotion de l'égalité ou de la diversité ? Les réponses, contrastées, de deux chercheurs de l'Ined et du CNRS et d'un DRH.

Patrick Simon Chercheur à l'Ined

‘‘Il faut faire sortir de l'invisibilité statistique ceux qui sont discriminés''

Le débat sur les statistiques utiles pour observer les discriminations et agir contre elles se développe depuis des années. En adoptant des stratégies proactives, les entreprises se sont confrontées au même problème que les chercheurs. On parle des discriminations mais on les mesure mal. Si la statistique publique renseigne sur les étrangers et les immigrés, elle n'enregistre qu'exceptionnellement les caractéristiques renvoyant à l'origine. Or les Français sont autant concernés que les étrangers par les discriminations, et ceux qui sont exposés sont souvent nés en France. Il faut donc faire sortir de l'invisibilité statistique ceux qui les subissent : descendants d'immigrés et originaires des DOM.

Plusieurs conditions sont nécessaires. Il faut travailler dans le cadre de la loi informatique et libertés. Dans sa recommandation sur la mesure de la diversité des origines, la Cnil retourne la question au législateur, en excluant les questions sur le pays de naissance et la nationalité des parents dans les fichiers du personnel ou l'utilisation des nom ou prénoms pour attribuer une origine aux salariés. En revanche, une latitude est laissée aux enquêtes anonymes. Il faut ensuite choisir les variables décrivant l'origine. Face aux interdictions légales, les méthodes se multiplient. Le testing ne fait apparaître que les discriminations directes et ne peut remplacer un système de monitoring. Une autre technique consiste à utiliser les prénoms pour attribuer une origine. Mais près du tiers des parents d'origine maghrébine donnent des prénoms français ou internationaux à leurs enfants.

Reste la solution qui sera probablement adoptée : le pays de naissance et la nationalité des parents. Ces données sont simples à recueillir, mais leur champ de validité sera vite périmé. Dans dix ans au plus tard, la troisième génération arrivera sur le marché du travail. Rencontrera-t-elle les mêmes traitements discriminatoires que ses parents ? S'il faut produire d'autres catégories, une question directe sur l'origine peut être une solution. Elle suppose l'élaboration de catégories qui font sens pour les enquêtés et qui correspondent aux représentations sociales. Dans l'immédiat, une telle catégorisation semble peu réaliste compte tenu de l'absence de cadrage et des réticences exprimées lors de notre enquête sur la mesure de la diversité. Le débat est ouvert. Il mérite mieux que les déclarations à l'emporte-pièce sur le danger des statistiques

Jacqueline Costa-Lascoux Directrice de recherche au CNRS.

‘‘Les catégories ainsi constituées deviennent discriminatoires et contre-productives''

Les arguments en faveur des statistiques ethniques sont connus : exemple des pays anglo-saxons, nécessaire mesure des discriminations, revendications identitaires des minorités, évaluation de l'effet de rattrapage de l'affirmative action. A contrario, le comptage ethnique apparaît contestable à plusieurs titres. Les catégories ethniques ont été instituées dans des sociétés de ségrégation. Elles sont de plus en plus critiquées là où elles sont appliquées. Leur liste ne cesse de varier selon les rapports de domination historique, économique ou culturelle ; leur simplisme nie la diversité et le métissage. Enfin, elles portent atteinte aux droits des personnes qui veulent s'émanciper d'une assignation identitaire. Autrement dit, les catégories ethniques reposent sur une méconnaissance de la complexité des sociétés et deviennent discriminatoires et contre-productives. Quant aux enquêtes à partir des patronymes, qui risquent, elles aussi, l'arbitraire et l'aléatoire, elles peuvent avoir une utilité lorsqu'elles se limitent à un thème, à un milieu particuliers, à un panel, avec la garantie d'une anonymisation des noms et prénoms. Par ailleurs, pour les études sur les discriminations, la prise en compte du patronyme se justifie, puisqu'il peut constituer le motif de la discrimination en raison d'une origine ou d'une appartenance, réelle ou supposée.

En vérité, la mesure de la diversité oblige à penser des indicateurs multicritères, et c'est le croisement de plusieurs variables qui permet, quelle que soit l'origine des personnes, d'analyser des situations et de tracer les étapes d'un processus de promotion, de mobilité, d'échec ou de discrimination. Évaluer les dynamiques à l'œuvre, sans constituer de catégories à part de populations en considérant les variables socio-économiques et culturelles croisées avec le lieu de naissance, le lieu de résidence et la nationalité, permet une meilleure connaissance de l'influence des origines. L'approche par les obstacles dans l'accès aux droits ou à un emploi est plus pertinente que celle consistant à définir des catégories formatées a priori.

Pour déjouer les malentendus sur les codes culturels, y compris la culture d'entreprise, et les codes sociaux, qui sont une cause d'aggravation des inégalités, les questions portant sur les représentations et sur les valeurs deviennent essentielles. Il s'agit alors d'identifier les moments décisifs des processus à l'œuvre. Cessons le jeu des masques pour regarder l'évolution des personnes.

Pascal Bernard DRH d'Eau de Paris

‘‘L'instauration contrôlée d'une mesure ethnique conforterait le pacte républicain''

Contrairement aux idées reçues, mesurer la diversité n'est synonyme ni de discrimination positive, ni de quotas, ni de communautarisme. C'est même l'inverse ! Nous sommes autant partisans de la mesure qu'adversaires résolus de la discrimination positive, des quotas et du communautarisme. En effet, toute politique de quotas constituerait un constat d'échec des politiques de diversité. Seul un essor réel de la diversité peut éviter un recours néfaste à la discrimination positive. Et comment évaluer la réalité de cet essor si on ne peut le mesurer de façon claire, éthique et encadrée ?

Aujourd'hui, l'absence de mesure alimente les peurs, les préjugés et les tentations de repli communautaire. Elle favorise aussi les abus, les discriminations indirectes et les passivités coupables, puisque aucune analyse globale, aucune amélioration permanente ne peut être réalisée ou évaluée, faute de mesure. Certes, de beaux outils existent. Nul ne conteste, par exemple, l'utilité du testing. Mais cette pratique ne constitue qu'un coup d'éclairage, braqué à un moment donné dans l'obscurité du tunnel des discriminations. C'est pourquoi nous nous prononçons pour une mesure de la diversité ethnique au service d'une cause unique : prouver par les faits, par les chiffres, par leur évolution d'une année à l'autre que les bonnes pratiques des entreprises produisent de véritables résultats et pulvérisent réellement les plafonds de verre.

Bien entendu, l'instauration de la mesure ethnique doit être progressive, concertée et encadrée. Pour ce faire, quelques précautions indispensables contribueraient à assurer l'éthique de la mesure. Garantir l'anonymat des questionnaires au sein des entreprises ; formuler des questions portant plus sur le ressenti des personnes que sur la recherche exacte de leur origine – en effet, il s'agit de traquer la discrimination plus que de cerner exactement l'origine des personnes –, expérimenter progressivement la mesure ethnique, sous la surveillance d'un comité d'éthique composé de personnalités qualifiées et placé sous l'égide de l'État. Enfin, négocier obligatoirement au sein de la branche ou de l'entreprise un accord avec les partenaires sociaux avant toute mise en œuvre de la mesure de la diversité. En bref, l'instauration concertée et contrôlée d'une mesure ethnique conforterait, en le modernisant, un pacte républicain, dont les termes mériteraient d'être précisés…