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Vie des entreprises

Le droit du travail au XXIe siècle

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.01.2000 | Jean-Emmanuel Ray

Le siècle qui débute sera, selon toute vraisemblance, fatal au droit du travail d'hier, construit sur la base du modèle taylorien. Non seulement les nouvelles technologies de la communication risquent de faire éclater la notion de salariat, mais l'intégration européenne pourrait conduire à donner plus de place à l'accord collectif, au détriment de la loi.

L'esclavage a duré quatre mille ans, le servage quatre cents ans : le salariat passera-t-il le cap du troisième millénaire ? Le modèle taylorien (une subordination très contraignante), sur lequel s'est construit le droit du travail, ne correspond plus, de la famille à l'école, à la culture des jeunes générations. Plus grave pour l'entreprise de demain : si les bras de Germinal, facilement contrôlables, pouvaient fonctionner par peur de la sanction ou du licenciement, les neurones ne donnent leur maximum que par adhésion. Le don d'ubiquité étant commun à l'entreprise virtuelle et aux « travailleurs du savoir », force est de constater que l'organisation d'hier, caractérisée par le tout collectif (lieu, temps et action, l'archétype étant la chaîne de production), est en voie de disparition.

Le bon vieux présentéisme perdant chaque jour davantage de son sens, la loi Aubry II, qui constituera le chant du cygne du droit du travail d'hier, a pris acte de ces multiples craquements : retenant comme temps de travail effectif « le temps à disposition de l'employeur » (au bureau ou ailleurs), elle évoque la journée d'« activité » et retient le principe du forfait jours pour le cadre autonome qui préfigure le salarié de demain. Avec son opération « 5 000 opérateurs à 5 000 marks » annoncée en décembre 1999, Volkswagen, le pionnier allemand de la RTT, abandonne purement et simplement la référence temps pour retenir le seul étalon pertinent côté entreprise : le résultat en… temps, heure et qualité. À quel prix exact pour ses salariés ?

Deux évolutions semblent dominer : les nouvelles technologies de la communication favoriseront l'interactivité, mais aussi sans doute l'éclatement du monde du travail (voir I). L'intégration européenne programmée par le traité d'Amsterdam confirme l'interaction des différents droits du travail de l'Europe des Quinze (voir II).

I. Nouvelles technologies de la communication et éclatement du monde du travail

En février 1970, un quotidien new-yorkais prévoyait que 80 % des Américains télétravailleraient en l'an 2000 grâce à la micro-informatique naissante. Or, si l'on s'en tient au télétravail à domicile, il existe aujourd'hui sans doute dans l'Union plus de spécialistes du télétravail que de télé travailleurs. Mais, si on calculait le nombre de salariés français travaillant parfois loin (« télé ») de leur bureau, le chiffre serait proche de 10 millions : avec les divers portables, travailler quand on veut, comme on veut et où on veut est devenu une réalité quotidienne pourvu qu'il y ait (pour l'instant) une prise téléphonique. Et les neurones ont toujours eu le don d'ubiquité : un récent sondage du Financial Times indiquait que, pour les cadres londoniens, le bureau venait en quatrième place pour les trouvailles professionnelles, après les congés, les temps de trajet et la douche. Alors ? le télétravail, forme aboutie d'équilibre vie personnelle-vie professionnelle, facteur de moindre pollution et d'aménagement harmonieux du territoire ? La réalité est sans doute quelque peu différente, et semble présager le dualisme du futur monde du travail.

• Quid de l'existence même du contrat de travail ?

Pour le chercheur, l'ingénieur et autres travailleurs du savoir, le télétravail à temps partiel permet une liberté exceptionnelle (si un logiciel trie efficacement ses 324 e-mails quotidiens, dont 269 envois en copie). Liberté d'ailleurs si forte qu'on peut s'interroger sur leur subordination réelle. Mais, comme justement l'entreprise cherche à les fidéliser puisqu'ils constituent l'essentiel de son capital, et que les intéressés préfèrent le cocon protecteur du salariat, la question est vite résolue.

Rien de tel pour la demanderesse d'emploi effectuant à domicile un travail au sifflet (du type traduction instantanée, télésondage), ou encore pour ces nouveaux OS intellectuels que sont les « téléacteurs » des hot lines. Ce nouveau taylorisme assisté par ordinateur (« TAO ») permet de rendre plus subordonnée qu'au bureau une personne travaillant à 800 kilomètres. Pour autant, l'entreprise entend rarement la considérer comme salariée. Malgré l'abrogation de la loi Madelin par le projet de loi Aubry II, le donneur d'ordres ne souhaite pas toujours faire face au coût du salariat en matière de protection sociale ni à ses contraintes en termes de droit du travail. Et peut mettre le marché en main : du travail, oui, mais exclusivement pour ceux et celles assurant leur propre protection sociale.

Ce débat ne peut pas rester franco-français car les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) se jouent des distances et donc des frontières : ainsi de l'efficace politique de l'Irlande en matière d'implantation de centres d'appels, ou le recours par des entreprises françaises à des informaticiens indiens très pointus travaillant en ligne à un coût horaire huit fois inférieur. Faire grève ? Quelle grève ?

• Sur le plan collectif, la volatilité du capital et la mondialisation des échanges, mais aussi des informations, bouleversent également la donne, comme en témoigne la création de l'Union Network International le 4 janvier 2000, regroupant 800 syndicats de 140 pays. Pour ces 15 millions de syndiqués parlant tous l'anglais, particulièrement au fait des nouvelles technologies et surfeurs sur la Toile, l'échange d'informations n'est plus un problème. Leurs entreprises devront, en revanche, penser à embaucher un jeune DRH sachant gérer en temps réel de puissantes campagnes de communication pour la première fois véritablement mondiales, avec des dizaines de milliers d'e-mails très déstabilisants en cas de conflit du travail à notre époque médiatisée. En France, deux éditeurs de logiciels (Ubi Soft avec son contestataire anonyme, Ubi Free, ou encore les créatifs militants de Cryo-Secours) ont pu mesurer la différence entre un tract syndical aussi facile à prendre qu'à lâcher et une campagne Internet bien menée.

Mais les NTIC peuvent également faciliter les relations sociales au quotidien, même si elles ne sauraient évidemment se substituer totalement au contact humain. Ainsi, en matière d'élections professionnelles, si du moins la chambre sociale abandonne la rigoureuse position adoptée dans l'arrêt du 20 octobre 1999 à propos d'un télévote. Ou encore en matière de référendum, désormais légalisé, organisé par l'employeur mais aussi par le comité d'entreprise voulant connaître les souhaits de chacun pour Noël.

Pour les syndicats, les « affiches, publications et tracts » évoqués par l'article L. 412-8 du Code du travail seront remplacés par d'attractifs sites Internet, voire intranets. Le subtil distinguo effectué par la réponse ministérielle du 1er février 1999 reprenant la décision du TGI de Paris du 17 novembre 1997 (si le CE doit y avoir accès, les syndicats n'ont qu'à créer leur propre site Internet en l'absence d'accord avec l'employeur) a le mérite d'évacuer la question des pages syndicales excessivement polémiques sur le circuit interne, mais ne résout pas celle des sites externes portant le nom d'une entreprise qui n'en demande pas tant. Quant aux heures de délégation créées pour un site industriel, elles seront remplacées par un crédit d'heures e-mails. Y compris pour les membres du CHSCT.

• Les pathologies professionnelles d'hier (physiques : le coup de grisou puis l'accident de Fenwick) n'ont en effet rien à voir avec celles de demain, qui seront essentiellement d'ordre psychologique : stress lié à l'obligation de résultat et/ou une charge de travail excessive, dans l'urgence.

Malgré, enfin, la légalisation du devoir jurisprudentiel d'adaptation par la loi Aubry II, le développement des NTIC risque d'élargir le fossé entre les jeunes les mieux formés et les anciens, se faisant mal à l'interactivité rapide comme à l'abstraction.

II. L'interaction grandissante du droit communautaire et des pratiques de nos voisins

Applicable au 1er mai 1999, le traité d'Amsterdam a modifié la donne sociale. Véritable programme d'intégration, par ailleurs concomitant à l'adhésion de trois pays à la culture très différente de la nôtre, il a légalisé le principe de subsidiarité sociale désormais majoritaire au sein des Quinze : le droit du travail doit émaner des partenaires sociaux, la puissance publique n'intervenant qu'en cas de blocage ou sur des thèmes non négociables par nature (par exemple, l'hygiène et la sécurité ou la compétence unique des inspecteurs du travail du Nord). L'adhésion en mars 1999 de la CGT à la Confédération européenne des syndicats signe la fin de la guerre froide sociale (CISL/FSM) : à l'instar des syndicalistes français appartenant à des entreprises allemandes ou suédoises, la découverte d'une culture de concertation plutôt que de contestation est une épreuve roborative et parfois surprenante.

• Plus généralement, l'exceptionnelle montée en puissance de la négociation d'entreprise en France (triplement en dix ans) nous a permis de rejoindre les autres États membres. Mais avec ses avantages (proximité, adaptabilité)… et ses inconvénients : contractualisation signifie parfois également complexification de la gestion au sein des groupes, éclatement des statuts entre établissements (confirmé par l'arrêt du 27 octobre 1999 : absence de discrimination en cas d'accords collectifs différents) et quelques problèmes en cas de restructurations. Quid, enfin, du conflit nucléaire en gestation : contrat individuel/modification de la norme collective ? Le projet de loi Aubry I avait voulu le faire (son article 15 préconstituait une cause réelle et sérieuse pour les refuzniks), une loi future le fera. L'arrêt du 14 mai 1998 indiquant qu'un accord collectif ne peut prétendre modifier un contrat n'aura sans doute qu'une durée déterminée si la nouvelle logique majoritaire contenue dans l'article 11 de la même loi rencontre un légitime succès.

• Cette évolution ne devrait pas être sans conséquence sur les conflits collectifs. Qu'il s'agisse des conducteurs du métro ou des informaticiens de la tour Elf à l'été 1999, jamais le sort d'un nombre si important de personnes n'a dépendu d'un si petit nombre de travailleurs : immense vulnérabilité de nos sociétés. Mais la culture sudiste du chef du personnel rimant avec colonel (« quand on est fort, on décide ; quand on est faible, on négocie ») incitait aux rapports de force, plus au constat (de fin de conflit) qu'au contrat du nord de l'Europe. La multiplication des accords donnant-donnant (du type RTT contre ATT) souvent à durée déterminée rapproche d'un contrat synallagmatique, et pourrait donc faire resurgir l'article L. 135-3 du Code du travail (les signataires d'un accord collectif « sont tenus de ne rien faire qui soit de nature à en compromettre l'exécution loyale »). Comme dans nombre de pays étrangers, l'accord deviendrait alors instrument de paix sociale. L'amendement Michelin de la loi Aubry II, qui prévoyait l'engagement par l'employeur d'une négociation « sérieuse et loyale », renforce cette tendance à l'interdiction des unfair labor practices, visant l'ensemble des acteurs à la négociation.

Mais, au-delà de l'actionnariat salarié dont on connaît les vertus pacificatrices, cette conception n'est-elle pas dépassée, s'agissant de travailleurs intellectuels ? La grève des neurones est sûrement moins visible qu'une bonne vieille occupation : quid des chercheurs qui ne veulent pas trouver ? L'absentéisme intellectuel est la grève de demain. Sur ce, méfions-nous : « Les prévisions sont toujours difficiles à faire, surtout quand elles concernent l'avenir » (proverbe chinois).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray